Politique culturelle, une idée neuve en Europe
Martine Poulain
Pour ses vingt ans, le Centre Georges-Pompidou organisait, en collaboration avec l’Observatoire des politiques culturelles, un colloque invitant à un bilan des politiques culturelles mises en œuvre depuis deux décennies.
L’avant et l’après
Jean-Jacques Aillagon, président du Centre Georges-Pompidou, soulignait avec raison dans son propos introductif, à quel point celui-ci avait marqué l’histoire culturelle récente : on ne conçoit plus les bibliothèques, les musées, les expositions, la culture urbaine de la même manière, car les tentatives du Centre ont fait école, ou, en tout cas, ont marqué l’époque.
La singularité française, qui revendique la nécessité d’une politique culturelle de la part des institutions publiques, est-elle une exemplarité ou une anomalie, s’interrogeait René Rémond, en introduisant les premières communications. Jean-Claude Passeron rappelait que les politiques culturelles s’étaient donné, au fil des ans, trois systèmes de fins : la conversion du plus grand nombre à la pratique savante des œuvres légitimes ; la réhabilitation d’œuvres dévaluées, telles les pratiques et choix populaires, présentées alors comme une culture alternative ; et, à certaines époques, la transformation révolutionnaire de la création artistique. D’où trois idéologies pour les acteurs : celle des créateurs, le but d’une politique culturelle devant alors surtout consister à donner des moyens à la création ; celle des médiateurs, intermédiaires entre une création et un public ; celle des militants, en charge de convertir le peuple à la culture savante.
Henri Gaudin et Jean-Christophe Bailly, le premier architecte, le second écrivain, ont tous deux présenté des communications, dont la ligne de force était la réaffirmation de certains principes : une défense et illustration de l’architecture urbaine comme ayant à penser les relations de proximité et de protection entre espace privé et espace public, entre la maison et la ville, pour le premier ; une protestation contre certains détournements de l’art, contre une forme d’instrumentalisation de la culture par le politique pour le second.
Optimisme et pessimisme
L’une des meilleures interventions fut proposée par Guy Saez, directeur du cerat (Centre de recherche sur le politique, l’administration et le territoire) à Grenoble, qui articulait sa promenade historique autour de deux idées fortes : ce qui fonde une politique culturelle n’est pas seulement la volonté de démocratisation, c’est aussi la quête du sens ; l’optimisme culturel se nourrit en permanence du pessimisme.
Le discours du partage démocratique s’enracine dans les années 1830 : le « populisme » d’un Lamartine en est un exemple. Michelet, espère, lui, que le théâtre puisse être le lieu d’expression du peuple. Jaurès propose sa formule : « L’art élitaire pour tous ». De tels appels prennent une dimension mythique dès lors qu’ils se confrontent à une réalité plus triviale : le peuple ne vient pas. Le discours pessimiste, lui, prend aussi plusieurs visages : la haine de la représentation, que proclamait Nietzsche ; l’apologie de l’art difficile, inapte aux médiocres, que louait Mallarmé.
Ces deux mouvements ne se comprennent pas l’un sans l’autre, explique Guy Saez. Richard Wagner, dont on a en France une image trouble, est aussi l’inventeur de la notion de théâtre populaire dans son ouvrage L’art pour tous. Les artistes anglais de la fin du xxe siècle cherchent en l’art un salut singulier, dénoncent l’« abêtissement » de leur époque, mais sont aussi à la recherche du partage, Ruskin par exemple, étant à l’origine de l’idée du 1 % culturel… Optimisme et pessimisme en matière culturelle se sont toujours conjugués.
État providence et État culturel
Dominique Schnapper, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales, a proposé une analyse de l’« État culturel » comme dimension de l’État providence. Elle distingue deux étapes dans cette histoire, celle des années Malraux, celle des années Lang. La politique de Malraux s’inscrit directement dans la logique de l’État providence : la politique culturelle est pensée alors comme un devoir régalien de l’État, qui doit offrir à tous l’accès à la connaissance et étendre aux artistes la protection sociale. Durant les années Lang, c’est l’État tout entier qui devient un État providence culturel. Le ralliement des artistes est obtenu par la mise en place de processus de reconnaissance et d’honneurs divers. Le ministère fait des choix esthétiques, il intervient dans la vie artistique et devient « le ministère des intermédiaires artistiques ». Dominique Schnapper y voit au moins trois dérives : les subventions favorisent certains artistes, au détriment d’autres ; la personnalisation de l’artiste se fait aux dépens de l’œuvre ; l’événement est sacralisé aux dépens du long terme.
L’artiste, l’État, le marché
Raymonde Moulin, spécialiste reconnue de la sociologie de l’art, s’interrogeait sur les relations entre l’action publique, les artistes et le marché. Si dans les pays communistes régnait l’organisation bureaucratique des arts, et aux États-Unis, le modèle philanthropique, la France a adopté, à partir de 1981, un modèle mixte : une socialisation du risque artistique, une réconciliation entre l’art et l’économie. Il fallait sauver l’artiste de l’étatisme dirigiste comme de la jungle du marché. D’où un investissement budgétaire important, consacré à l’achat d’œuvres par l’État (pas moins de 12 000 œuvres achetées par les seuls Fonds d’art contemporain) et « un dilemme permanent entre relativisme esthétique – qui tend à l’assistance – et élitisme, excellence à visée patrimoniale ».
Si une telle politique a amélioré la situation des artistes, elle a aussi avantagé « les favorisés plus que les défavorisés » ; elle n’a pas réussi à dépasser le dilemme de la « vie d’artiste » et a entraîné une forme de complexification de leur statut, entre commande publique et commande privée. Dans les années 80, le volontarisme de l’État conjugué à l’effervescence du marché ont créé une conjoncture inédite, suivie dans les années 90 par la crise du marché, qui n’est sans doute pas sans rapport avec l’effervescence actuelle des attaques contre l’art contemporain, qui se nourrissent alternativement de critiques populistes et de reproches élitistes. L’État, actuellement, s’interroge : faut-il laisser l’art à la seule loi du marché ? Faut-il le considérer comme spécifique et intervenir, notamment pour soutenir les œuvres novatrices ?
De la Bastille à Tolbiac
Philippe Urfalino, auteur d’un récent ouvrage sur l’histoire des politiques culturelles et d’un autre sur l’Opéra Bastille 1, est revenu sur la question des grands travaux, en s’appuyant sur l’exemple précité et sur la « Très grande bibliothèque ». C’est pour ces deux projets que l’État a le plus mis en avant l’objectif supposé de « démocratisation ». Ils ont en commun aussi l’importance et la longueur des polémiques et le sentiment d’un échec structurel. Ils illustrent le modèle français de la politique culturelle, qui oppose le projet à l’institution et revendique le mécénat de l’État. Ils fonctionnent, précise Philippe Urfalino, selon le principe du « transfert de grandeur », du projet à celui – l’État – qui le met en œuvre, et selon la « rationalité expressive », ces grands travaux devant être grands en tout. Au bout du compte, les grands projets ne remplissent qu’une partie des missions qui leur avaient été confiées. Ils sont aussi le signe d’une forme d’« emballement de la politique culturelle au moment de son épuisement ».
Les illusions perdues
Olivier Donnat, chercheur au Département des études et de la prospective du ministère de la Culture, reviendra sur l’usage abusif de la question de la démocratisation dans la justification de la nécessité de politiques culturelles.
Celle-ci est, pour une part, illusoire. A quoi fut dû l’accroissement de la fréquentation du musée ? A l’augmentation du tourisme international, à l’accroissement de l’offre, à l’augmentation des pratiquants. Cela n’a rien à voir avec une démocratisation, souligne Olivier Donnat. Pire, les médiateurs forment eux-mêmes une part de plus en plus importante des publics de la culture, qui fonctionne alors selon un mode endogame et d’autoreproduction... Pourquoi faudrait-il ne justifier une politique culturelle que par une illusoire démocratisation ? Ne peut-on cesser de se référer en permanence au mythe de la révélation, qui voudrait une conversion des infidèles à la création culturelle ? Enfin, n’y a-t-il pas erreur à mesurer les pratiques culturelles sous le seul angle de la fréquentation des institutions culturelles, alors que ce sont les pratiques culturelles privées qui croissent 2 ?
Luciana Castellina, ancienne présidente de la Commission culture au Parlement européen, se livrait à une analyse des enjeux de la mondialisation dans le domaine culturel. Celle-ci conduit à une instrumentalisation accrue de la culture, qui participe alors directement à l’accumulation du capital. Le marché global n’est pas seulement un marché plus grand, il diffuse des produits qui n’ont plus d’enracinement historique, ni local. La mondialisation n’offre pas un espace universaliste : « Les forts peuvent, grâce aux nouvelles technologies, rompre les liens de communication avec leurs faibles, et dialoguer directement avec les autres forts »… S’il y a une culture européenne, elle est dans une distance par rapport au marché et dans le lien étroit entre politique et culture.
Ce colloque, dont nous donnons ici un aperçu, marquera comme étant sans doute un des premiers témoignages d’une réflexion qui, sans rien abandonner, pour certains, de la volonté de partage social de la culture, cherche aussi aux politiques culturelles d’autres justifications. La démocratisation serait-elle devenue la statue du Commandeur ?