Mémoire d'un patrimoine
Jean-Charles Leyris
Créée en 1994 par la Mission du patrimoine photographique au ministère de la Culture (Direction du Patrimoine), « Traces » est une banque d'images informatisée facilitant l'accès à une quinzaine de collections photographiques appartenant à l'État. Cette réalisation, au-delà de ses caractéristiques techniques, a permis de lier supports argentiques et techniques numériques, documentation textuelle et valorisation iconographique.
« Traces » is a computerized archive of images which was created in 1994 by the Mission du patrimoine photographique (Mission for Photographic Heritage) in the Ministry of Culture (Heritage Department). It permits access to around fifteen collections of photographs owned by the State. Beyond its technical aspects, this project combines silvered film supports with digital techniques, and textual documentation with iconographic development.
1994 von der Mission du patrimoine photographique im Kulturministerium (Abteilung Kulturelles Erbe) geschaffen, handelt es sich bei « Traces » (Spuren) um eine Datenbank mit digitalisierten Abbildungen, die den Zugang zu etwa 15 photographischen Sammlungen erleichtert, die im Besitz des Staates sind. Diese Realisierung hat es über die technischen Besonderheiten hinaus erlaubt, die Bildträger mit digitalen Techniken zu verknüpfen sowie die Textdokumentation mit bildlichen Belegen.
Créée en 1980, la Mission du patrimoine photographique 1 est chargée de conserver, d’inventorier, de gérer et de diffuser des collections photographiques appartenant à l’État. Parmi ces collections figurent celles d’André Kertész, de Jacques-Henri Lartigue, de René-Jacques, de François Kollar...
L’ensemble ainsi constitué représente environ six millions de négatifs originaux couvrant les années 1890 à 1992. Ces négatifs sont non seulement représentatifs de l’histoire et de la culture d’un siècle, mais aussi du cheminement artistique de leurs auteurs. Avec l’appui de l’Association des amis de Jacques-Henri Lartigue et de l’Association française pour la diffusion du patrimoine photographique, la Mission du patrimoine photographique organise des expositions et coédite ou édite des ouvrages de référence sur le patrimoine photographique français ou étranger.
Depuis 1994, elle s’est dotée d’une banque d’images informatisée, baptisée « Traces », qui permet la consultation d’un échantillon des collections sur écran. Ce système informatique se compose d’un logiciel documentaire qui autorise des recherches sur un ou plusieurs critères, notamment thématiques, et de logiciels de gestion et d’affichage d’images numérisées. Cet outil fournit de nouvelles perspectives à l’ensemble des iconographes de l’édition, de la presse ou de la publicité travaillant quotidiennement avec la Mission du patrimoine photographique.
Les pionniers
Quand, en 1990, Pierre Bonhomme, chef de la Mission, a exprimé le projet d’informatiser les collections, seules quelques institutions culturelles françaises avaient déjà fait œuvre de pionniers. Nous ne citerons ici que le musée d’Orsay dont l’engagement pour les technologies numériques avait montré la voie dès 1985, ou le musée Albert Kahn où étaient installées à la même époque des bornes interactives fondées sur l’interrogation d’un vidéodisque et la numérisation des images préalablement à leur affichage.
Au tournant des années 1990, nous savions déjà que, dans le domaine informatique, le numérique allait s’imposer en matière de traitement et de visualisation d’images. L’évolution du monde industriel transformait leurs modes de production, la nature et la rapidité des communications, ainsi que certains métiers comme ceux de photocomposeurs ou de documentalistes. Parmi les phénomènes qui expliquent cette mutation, peuvent être retenus, outre le mouvement de baisse des prix du matériel informatique, le net accroissement des capacités de traitement des ordinateurs rendant plus aisée la gestion des images numérisées, ainsi que la généralisation de la compression JPEG, synonyme de rapidité de lecture et de gain en espace de stockage.
Dans ce contexte, l’enjeu du projet d’informatisation des collections de la Mission du patrimoine photographique consistait à articuler des modes de fonctionnement liés à la gestion de fonds argentiques (négatifs originaux, tirages, albums photographiques) et le déploiement de nouveaux moyens techniques dont on entrevoyait déjà les avantages et les risques : à la rapidité et à la facilité d’accès procurées par les avancées techniques répond souvent un sentiment de dépossession.
Pour réussir le projet, il a donc semblé essentiel de porter un regard attentif, d’une part sur le fonctionnement et le développement de notre structure, d’autre part sur notre environnement qui, à des degrés divers, s’engageait aussi sur la voie d’une réflexion sur les nouveaux modes de gestion des fonds iconographiques.
Méthode
Le projet se déroula en plusieurs phases afin de garantir la validité des choix techniques et l’adhésion de l’ensemble des membres de la Mission du patrimoine photographique.
La méthodologie consista à recueillir et organiser un ensemble d’informations sur les collections photographiques conservées, sur les méthodes d’inventaire et de classement adoptées, sur les façons de répondre aux demandes iconographiques formulées par les chercheurs ou les clients. A permettre l’expression en interne des différents objectifs du projet à travers les diagnostics portés sur notre travail de conservation et de diffusion des collections. Enfin, à dresser un état des lieux de notre environnement dans le domaine des nouvelles technologies et des techniques documentaires.
Ce tour d’horizon dura environ une année, ponctuée de réunions et d’échanges internes, d’explications pédagogiques et de formations, de documents qui tentaient de formaliser et de consigner les faits et décisions liés au projet.
A l’étude d’opportunité et à l’étude technique succéda naturellement un cahier des charges, rédigé en 1993. Comme tout cahier des charges, il était à la fois un point d’arrivée – l’aboutissement d’une démarche constructive – et un point de départ : il fallait réussir la « transformation ».
Documentation
Multiplier les clefs d’accès aux fonds photographiques en harmonisant et enrichissant leur description, permettre des interrogations thématiques toutes collections confondues, faciliter la visualisation des images : telles étaient les lignes directrices de l’étude d’opportunité.
Le volume des collections (plus de 600 000 clichés) avait conduit d’une part vers une sélection très stricte des images à numériser et documenter, d’autre part vers l’acquisition d’un logiciel documentaire destiné à faciliter, à partir d’une recherche sur un ou plusieurs critères, le tri entre plusieurs milliers de références. Étant donné les contraintes liées à l’inventaire des collections, ainsi qu’à leur nature même, l’unité documentaire choisie fut l’image : peu ou pas de reportages, mais un ensemble à la fois cohérent et diversifié sur les paysages, les personnalités, les transports, le travail ou les loisirs des années 1920 à 1950.
La grille de description des images fut définie à partir des besoins exprimés par le personnel et des remarques recueillies auprès des futurs utilisateurs de l’application : principalement, des iconographes travaillant pour l’édition, la presse quotidienne ou magazine, la publicité ou diverses institutions culturelles (théâtres, musées...). Cette grille comporte aujourd’hui plusieurs niveaux d’indexation utilisés selon le degré de précision documentaire désiré ou le temps disponible pour ce travail : un niveau minimum pour réaliser l’inventaire des fonds photographiques, un niveau de documentation pour décrire précisément les photographies sélectionnées, enfin un niveau plus étendu afin de dresser une sorte d’historique de l’image : dans quels livres ou pour quelles expositions a-t-elle été employée ? Quels sont les compléments d’information sur son sujet ou ses personnages ? La conception et l’évolution des listes d’autorité et des thésaurus ont représenté et représentent encore une part importante dans le fonctionnement de l’application. La pérennité de la base repose sur le système descriptif des images et sur son organisation.
Si les technologies liées au matériel informatique, aux images numériques ou aux bases de données se transforment rapidement, le vocabulaire et la méthodologie de description des collections demeurent des valeurs stables, du moins au regard d’un langage et d’une culture qui évoluent au rythme d’une vie humaine. Alors qu’un ordinateur devient obsolète en six mois, le vocabulaire forgé aujourd’hui en indexant les images devient un patrimoine constant pour notre structure : une sorte d’identité linguistique qui, à elle seule, suffirait à témoigner du contenu et de la vie des collections.
Iconographie
Et les images ? L’introduction des technologies numériques a bouleversé leur nature. Du fait de l’indépendance de l’image numérique par rapport à son support – elle peut être stockée simultanément sur un disque magnétique, un CD-Rom, être visible via un réseau... –, elle a perdu cette matérialité qui lui donnait pour partie son identité ou sa valeur : nous consultions un négatif ou un tirage qui étaient à la fois objets et œuvres à part entière. A présent, l’image peut être dupliquée à l’infini et à l’identique sans perte de qualité. Dès que cette copie est autorisée, l’image n’est plus possédée. Devenue nomade, elle peut se transformer et perdre sa filiation avec l’œuvre originale, ce qui pose de nombreuses questions en terme de droits d’auteur : ne plus voir l’œuvre mais ses multiples représentations possibles, copies fidèles ou dénaturées.
Pour nous, l’engagement dans les technologies numériques est toujours allé de pair avec la mission de conservation et d’inventaire des collections argentiques : reconditionnement des collections, restauration d’albums ou de négatifs anciens, stockage dans des salles adaptées à la conservation des documents. Leur numérisation apparaît comme un prolongement logique de ce travail de protection : il s’agit, en exécutant une copie des originaux, de les mettre à disposition du plus grand nombre pour des objectifs de gestion et de diffusion.
Concilier mémoire et virtuel
Il ne s’agit donc pas de mélanger les genres, de s’adonner au mythe de la « photothèque tout numérique », de transformer le patrimoine en matière fluide. Mettre le numérique au service de l’argentique permet de concilier mémoire et virtuel, de conjuguer le respect des œuvres et des travaux passés avec les expériences et réalisations dans les multiples voies du multimédia. Expositions et publications demeurent ainsi nos activités centrales à partir desquelles on peut apprécier la qualité d’un tirage d’époque ou d’une mise en page, le savoir-faire ou l’inspiration d’un photographe.
De la banque d’images telle qu’elle a été conçue peuvent émerger d’autres applications : ces deux dernières années ont en particulier permis de travailler avec la direction de l’Imprimé et de l’Audiovisuel de la Bibliothèque nationale de France. L’idée de mettre à disposition du grand public et des chercheurs plusieurs dizaines de milliers d’images – dont celles de la Mission du patrimoine photographique – semblait participer au nécessaire effort de valorisation et de diffusion des collections, en même temps qu’elle permettait de confronter les points de vue des deux institutions sur des collections photographiques ainsi amenées à devenir encore plus vivantes car plus exposées aux regards.
L’image numérique, qu’elle soit de consultation – comme à travers ce partenariat – ou destinée à l’impression ou à la sauvegarde, ouvre donc une voie sans cesse renouvelée à la communication et au partage du patrimoine. Elle constitue une clef pour déverrouiller les archives, pour les présenter de façon plus exhaustive et plus didactique. Enfin, parce qu’ils participent des modes de communication actuels (Internet, CD-Rom...) et peuvent bénéficier d’un certain « effet de mode », les projets touchant aux technologies numériques devraient aussi permettre de sauver de l’oubli ou de la disparition nombre de collections photographiques conservées par des institutions publiques ou des entreprises.
Février 1997