Le livre interdit. De Théophile de Viau à Sade
Au premier abord, on est déçu. Le titre annonce un ouvrage sur la censure et l'on trouve une anthologie là où l'on espérait de l'histoire littéraire. Il annonce un ouvrage sur le livre interdit et n'y est considéré que le livre obscène interdit. Mais ce premier mouvement est vite oublié. Car l'anthologie concoctée par Jean-Christophe Abramovici se révèle passionnante. Pour deux raisons : la finesse des analyses et hypothèses proposées dans les parties introductives ; l'excellent choix des textes proposés.
Les enjeux de la langue
Jean-Christophe Abramovici a soigneusement pensé le choix de ces textes. Ils ne sont pas là que pour opposer censeurs et censurés, dans un manichéisme souvent rapide. Les textes choisis se veulent témoignage de la manière dont XVIIe et XVIIIe siècles ont pensé les enjeux de la langue, les règles de l'expression, ont vu leurs représentants s'opposer sur le droit aux mots, sur les limites de la bienséance, etc. L'originalité du travail de Jean-Christophe Abramovici est ainsi de renouveler une histoire de la censure en l'intégrant profondément dans une histoire de la littérature et de la langue, en montrant les liens souvent non soulignés entre conflit religieux et conflit littéraire, et les liens entre écrit obscène et politique, habituellement soulignés pour le seul Sade. Ce qui lui occasionne, au passage, quelques remarques sur l'évolution de la place et de l'enjeu de la bibliothèque privée au XVIIe siècle particulièrement intéressantes. Car celle-ci est justement, comme l'écrit obscène, à la frontière du privé et du public : « Exclu des habitudes lectoriales avouables, des rayons visibles des bibliothèques, le livre obscène est enfin écarté de l'Œuvre de l'écrivain, entendue comme l'unité de style et de valeur et appartient au patrimoine national », souligne-t-il en restituant les principaux arguments du plus véhément pourfendeur de Théophile de Viau, François Garasse.
Classements et amalgames
Passionnante aussi est sa courte contribution introductive aux démêlées de Bayle avec la censure, à une époque qui pose, avec Arnauld et contre Bayle, la question de la gestion politique de la langue. De même, instructifs sont les propos introductifs à la conjoncture du xviiie siècle : à la tentative de classement, séparant les livres galants des livres obscènes suit une période d'amalgame, les uns et les autres étant, durant la grande décennie du roman pornographique (1740-1750), chargés d'une vertu autre que celle qu'ils affichent : « L'obscénité ne visait plus l'excitation du lecteur mais son rire et, au-delà, sa mobilisation politique » .
C'est dire l'intérêt de ce travail, même si l'incursion un peu rapide dans la modernité proposée dans l'introduction générale ne convainc pas. S'il est toujours dommage de voir disperser des collections, il n'est pas grave que l'Enfer de la BN soit réparti dans les collections générales à la condition que les cotes Enfer subsistent et permettent une reconstitution « virtuelle » de ce fonds 1. Ce n'est pas au milieu des années soixante que la censure de l'écrit « obscène » se calme en France, c'est dix ans plus tard, vers 1974. On ne peut qu'être gêné d'autre part par l'allusion extrêmement rapide de l'auteur à la loi Gayssot et à la Shoah, au prétexte de l'obscénité supposée du nazisme, alors que l'objet central du livre est la censure du livre entre xviie et xviiie siècles et qu'il est difficile de tenir, en tout, une analyse commune de la censure politique et de la censure pour outrage aux moeurs, surtout pour la période évoquée dans l'introduction.