L'invention de la politique culturelle
Philippe Urfalino
L'ouvrage de Philippe Urfalino, disons-le tout de suite, est excellent. Il marquera l'histoire de l'analyse des politiques culturelles par la richesse de ses analyses, toutes en nuances. Essentiellement consacré à la politique menée par le ministère des Affaires culturelles à partir de sa création en 1959, il comporte dans ses derniers chapitres des remarques également fort pertinentes sur les inflexions données par les successeurs de Malraux à une telle politique : « Les politiques culturelles des années 80 ne peuvent être assimilées à l'amplification par la gauche d'un mouvement initié par André Malraux et, à l'inverse, il ne peut y avoir de plus grossier contresens que de faire de Jack Lang un héritier de mai 1968 ».
Une invention
Philippe Urfalino précise d'emblée les thèses qui sous-tendent son livre : « Ce qu'on peut appeler une " politique culturelle " a été inventé en 1959, avec la création d'un ministère chargé des Affaires culturelles, et se dissipe depuis le début des années 1990 ; la singularité de cette invention réside dans l'opposition, que la majeure partie des initiatives du ministère a manifestée, entre l'idée de projet et celle d'institution ».
Faire l'histoire des politiques culturelles présente bien des difficultés : tous les termes y sont polysémiques - sous les mêmes mots sont adoptées des politiques différentes. Une telle analyse relève d'autre part « autant de l'histoire des idées et des représentations sociales que d'une histoire de l'État ou des autres instances publiques ».
Quatre ruptures accompagnent la création du ministère. Une rupture idéologique, puisque est ainsi affirmée par l'État une philosophie de l'action culturelle ; artistique « avec le façonnage d'un secteur artistique subventionné » ; administrative, puisqu'un appareil administratif est créé ; idéologique enfin. Malraux, en effet, affirme la capacité de l'art à rassembler les hommes. Un tel rassemblement passe par une confrontation directe de l'homme à l'art, d'où toute pédagogie est exclue.
La Culture va donc se constituer contre l'Éducation - y compris contre l'Éducation populaire, encore très forte au début de la période - et l'auteur revient à plusieurs reprises sur l'affirmation et la mise en oeuvre de cet écart par le jeune ministère. Le corpus central de Philippe Urfalino est constitué par toutes les archives administratives ayant trait à la création des maisons de la culture. Celles-ci sont, on le sait, l'emblème de la politique malracienne. L'analyse de ces archives permet d'en saisir les principes fondateurs, et de restituer les divers entendements donnés à ceux-ci par les administrateurs successifs - et notamment Pierre Moinot et Émile Biasini, puis Guy Brajot.
L'État contre le local
Si la défiance à l'égard de l'Éducation et des associations est nette - le modèle du « choc électif » malracien ne pouvant s'accorder avec celui de la « contamination par contiguïté et pédagogie » du mouvement éducatif -, celle à l'égard des élus locaux n'est pas moins grande. Le ministère n'accorde presque aucune légitimité à une action culturelle venant des élus, tous supposés se satisfaire des tournées Karsenty et d'une médiocrité culturelle. Philippe Urfalino s'arrête longuement sur le conflit qui opposa, plusieurs années durant, le ministère à la Fédération nationale des centres culturels communaux, qui naît en 1960, et revendique, en vain, d'être son interlocuteur.
Philippe Urfalino montre aussi les liens profonds entre décentralisation théâtrale et maisons de la culture. Les dirigeants de ces maisons furent tous des hommes de théâtre ; elles doivent elles aussi être de nouvelles cathédrales, dirigées par des démiurges, doués de tous les talents et libres de la tutelle des élus.
Riche, l'histoire des maisons de la culture fut aussi courte. En 1968, sept sont en fonction, six en construction, neuf en projet. Mais très vite, elles sont l'objet de plusieurs contestations, qui redoublent à partir de mai 68 : pour une partie du gouvernement, elles sont des foyers d'agitation ; pour les milieux contestataires - et ce doute envahit aussi leurs directeurs - elles ont échoué dans leur processus de « démocratisation » de la culture. Philippe Urfalino, dans un chapitre intitulé « Mai 68 ou la fausse désillusion », sans doute l'un des plus fertiles, propose une analyse nuancée de l'usage, devenu incantatoire à partir de mai 68, de ce terme. Les initiateurs des maisons de la culture savaient à quoi s'en tenir quant aux limites de l'effet de partage artistique par les maisons de la culture. Ce qui change après 1968, c'est que la démocratisation devient, pour une partie des milieux culturels, l'exigence première. La double exigence d'une politique culturelle visant à l'encouragement à la vie artistique et à la démocratisation de la culture est vécue dans les années qui suivent 1968 comme source de contradictions.
La fin d'une doctrine
Les maisons de la culture cessent, dès lors, d'être exemplaires et le ministère de Jacques Duhamel, par ailleurs fertile en tentatives, ne mettra pas de nouveaux projets en chantier. Les maisons de la culture existantes sont banalisées et deviennent des « équipements, parmi d'autres, dépourvus de la philosophie et de la doctrine qui les avaient instituées en parangon de la politique culturelle ».
Les années suivantes seront celles de la « municipalisation de la culture », de la professionnalisation des médiateurs culturels, de la conception « entrepreneuriale » et « mobilisatrice » à la Jack Lang qui promeut une image de la création comme étant invention et innovation : « L'action de Jack Lang peut être associée à la fin de la politique culturelle et au triomphe des politiques publiques de la culture », davantage émiettées et non guidées par un système de fins unique. Il y a bien alors, pour Philippe Urfalino, une dissolution de la politique culturelle et le ministère de la Culture ressemble davantage, au début des années 90 à un ministère des artistes, doublé d'un ministère des industries culturelles. Le ministère de la Culture, parvenu à l'âge de la maturité, est condamné à gérer l'existant.