Le mois du patrimoine écrit 1996
six catalogues
Les richesses du patrimoine écrit paraissent décidément inépuisables. Depuis 1990, chaque automne, de nouvelles facettes des collections anciennes, rares et précieuses conservées dans les bibliothèques de province sont révélées au public. Après avoir traité, entre autres thèmes, des sciences et des techniques, des arts ou encore de l'actualité, les manifestations mises sur pied dans le cadre du Mois du patrimoine écrit se voulaient, en 1996, autant d' « invitations au voyage ».
Six expositions bénéficièrent du soutien éditorial apporté par la Direction du livre et de la lecture et la Fédération française de coopération entre bibliothèques, dont la collection « (Re)découvertes » compte à présent trente-quatre fascicules. Tous les projets retenus, à l'exception d'un seul, s'organisaient autour d'une collection particulière entrée dans celles de l'État ou des villes qui en ont la garde, mettant ainsi en évidence le rôle de premier plan joué, aux XVIIIe et XIXe siècles, par les grands bibliophiles.
Une société mobile
Pour la première fois, au nombre des institutions « élues » figurait un établissement parisien, et non des moindres. La bibliothèque Mazarine proposait en effet une évocation des Voyages et voyageurs à l'époque de la Renaissance, à travers quelque cent vingt documents, « du Moyen Age finissant à l'aube du XVIIe siècle ». Il s'agissait, selon Christian Péligry, « de suggérer les aspirations, les appétits, les inquiétudes, voire les phantasmes d'une société extrêmement mobile », dont les membres, et particulièrement son élite, « n'ont cessé de sillonner les routes terrestres et les voies océanes ».
Dans un beau texte introductif, qui s'ouvre sur Rabelais et se clôt sur Montaigne, Frank Lestringant analyse avec savoir et finesse l'évolution, lente somme toute, du livre de voyage, glissant de l'inventaire du monde au récit et au « témoignage ». Le catalogue des pièces présentées fournit, pour sa part, une typologie de cette littérature, « de la cosmographie au guide », en passant par les formes les plus diverses du voyage : explorations, cortèges et ambassades, itinéraires humanistes, sans oublier les pèlerinages.
Obscur pèlerin
Ce sont les Saintes pérégrinations, précisément, qui, plus que tout, intéresseraient le baron Charles de L'Escalopier (1812-1861), dont les collections furent données en 1870 à la bibliothèque municipale d'Amiens. Un voyage en Terre sainte entrepris en 1836 constitua l'événement majeur de l'existence paisible de ce bibliophile, conservateur honoraire à la bibliothèque de l'Arsenal. Son cabinet personnel réunissait, outre une soixantaine d'objets - « curieux témoignages de l'art chrétien de l'Antiquité tardive à la fin du Moyen Age » - quelque 6 000 ouvrages en 15 000 volumes, regroupés autour de deux centres d'intérêt : l'archéologie et les récits de voyage en Orient. « Nous fûmes, écrivait L'Escalopier, voyageur, obscur pèlerin, à la terre lointaine des patriarches, des prophètes et des miracles ».
Parmi les pièces jadis rassemblées par le baron, Jean Vilbas a retenu deux manuscrits de Jean de Mandeville, des XIVe et XVe siècles, quelques incunables célèbres (la Chronique de Nuremberg, la Mer des histoires), des post-incunables (Bernhard de Breydenbach, 1502), mais aussi les oeuvres d'écrivains romantiques tels que Chateaubriand ou le baron Taylor. Car, écrit Jean Vilbas, « ferveur religieuse, investigation historique et curiosité culturelle : les préoccupations romantiques [étaient] bien celles de Charles L'Escalopier ».
Le contre-amiral philologue...
En matière de voyages, Henri de Rochegude (1741-1834) ne se contenta pas d'un séjour en Orient. Durant trois décennies, il servit la marine, totalisant « quatorze ans de navigation effective ». Mais cette première carrière, brillante, fut suivie après 1789 d'une seconde, tournée, elle, vers la politique. Devenu contre-amiral et admis à la retraite en 1801, Henri de Rochegude put, à Paris et Albi, cultiver ses deux passions : la philologie romane et la bibliophilie.
Auteur d'un Parnasse occitanien, il copie des manuscrits, les compare, les annote ; un travail qui, souligne Marielle Mouranche, « ne pouvait qu'accroître le goût de Rochegude pour les livres anciens et qu'exciter sa passion de collectionneur ». Du coup, la bibliothèque du contre-amiral, léguée à la ville d'Albi, ne comporte pas moins de 12 000 volumes. Encyclopédique, elle reflète cependant l'existence mouvementée et la personnalité marquée de celui qui la forma. On y retrouve « le marin et le voyageur, le Tarnais, l'homme politique, le lettré et le bibliophile, le collectionneur curieux ». Le catalogue met en évidence la qualité de cet ensemble où figuraient quelques manuscrits, une vingtaine d'incunables, de belles éditions illustrées, sans compter d'insignes raretés bibliographiques et des unica. La géographie (cartes, plans, récits de voyage, ouvrages se rapportant à la navigation) y occupait une place d'honneur.
... et le maréchal cartographe
S'il ne navigua guère en haute mer, le duc Emmanuel de Croÿ (1718-1784) parcourut l'Europe en tout sens, au long d'une carrière militaire qui le mena au maréchalat. Ses loisirs, il les vouait à l'étude, poussé « par sa curiosité universelle, son attention à toutes les nouveautés, sa croyance aux progrès de la connaissance » ; toutes choses qui, note Marie-Pierre Dion, font de cet « aristocrate accompli » un « représentant typique du siècle des Lumières ».
Travailleur acharné, il possède lui aussi une forte bibliothèque générale, mais c'est la partie géographique « qui garde la trace de la passion la plus vive ». Les cartes, qu'il fait venir de partout, usant de ses multiples relations et d'un réseau de correspondants, constituent bien ses documents de prédilection. Le duc ne les collectionne pas pour les réunir en de fabuleux Atlas, comme celui dont s'enorgueillit aujourd'hui la bibliothèque municipale de Valenciennes ; son dessein est d'inventorier le monde. Marie-Pierre Dion montre quel usage le maréchal cartographe fait de ses cartes, qu'il complète, rectifie au besoin sur le terrain, en bon stratège. Ces documents, qui sont autant d'instruments de travail, s'inscrivent de la sorte au coeur d'un cabinet voué pour l'essentiel à l'étude du globe. le duc de Croÿ l'ouvrit au public, offrant à qui le désirait « les avancées de la connaissance géographique ».
L'archétype du gentilhomme
La bibliothèque municipale de Charleville-Mézières avait choisi d'évoquer la figure d'un autre aristocrate bibliophile, curieux du monde et de ses habitants, le marquis Alexandre Frémyn de Sy, en qui Hélène Lancelot, auteur du catalogue, reconnaît « l'archétype du gentilhomme de la fin du XVIIIe siècle : cultivé et curieux de tout, adepte de l'ésotérisme et d'autre part, fidèle à la royauté ». Quand il ne manie pas les armes, le marquis, goûtant fort les arts et les lettres, écrit et publie. Il réunit aussi une importante bibliothèque, à la suite peut-être d'autres membres de la famille Frémyn de Sy, et constitue une collection de gravures confisquée à la Révolution.
Ces estampes forment un ensemble de 9 090 folios, répartis en 106 volumes. elles relèvent, aux trois quarts, du domaine géographique ; il y avait donc bien là matière à une superbe exposition. Hélène Lancelot met en évidence, exemples à l'appui, combien cette collection de gravures forme en définitive « le reflet de la représentation que le collectionneur se fait du monde », en homme accompli du siècle des Lumières.
Les photographies du résident général
Fort différente des cinq autres manifestations évoquées ci-dessus, l'exposition proposée par la bibliothèque municipale d'Auxerre s'organisait autour d'un ensemble de photographies originales provenant du fonds Paul Bert, donné à la ville par les descendants de cet homme politique. Peu après qu'en 1886 un décret eut fait de l'Annam et du Tonkin un protectorat français, Paul Bert fut nommé « résident général », ayant pour mission, comme le rappellent Marie Michaut et Philippe Guyot, « d'établir définitivement la domination politique de la France » sur ces terres et d'obtenir leur « pacification ». L'ancien ministre de l'instruction publique entreprit immédiatement des réformes administratives, politiques et économiques, ainsi que des grands travaux. Mais quelques mois à peine après son arrivée à Hanoi, Paul Bert fut emporté par la dysenterie.
Quelques objets offerts au résident général (deux tenues de mandarin, un portefeuille donné par l'empereur d'Annam, des instruments de musique...), divers documents imprimés et manuscrits, mais surtout un ensemble important de photographies réalisées par Bert lui-même, représentent un précieux témoignage, très vivant, sur la situation de ce protectorat en 1886.
Comme les précédents fascicules de la collection, les six catalogues édités en 1996, abondamment illustrés, mis en page avec goût - saluons, une nouvelle fois, le travail d'Ariane Naï Aubert - constituent non seulement de très jolis petits livres, mais aussi d'importantes sources d'informations sur les ressources, trop souvent cachées encore, des bibliothèques de province.