Manuels de l'oeuvre des bons livres de Bordeaux
Julien Barault
Joseph-Hyacinthe Taillefer
Cet ouvrage se situe dans le prolongement des travaux menés par Noë Richter depuis plus de vingt ans. Ceux-ci ont donné lieu à plusieurs ouvrages depuis Les Bibliothèques populaires, publié par le Cercle de la librairie en 1978 jusqu'à l'Introduction à l'histoire de la lecture publique et à la bibliothéconomie populaire 1, édité en 1995.
Le présent volume est organisé de la façon suivante. Au centre, se trouve la réédition en fac-similé des deux livrets considérés comme deux tomes du Manuel de l'oeuvre des bons livres de Bordeaux (Bordeaux, 1834). Ils sont insérés entre une introduction et une postface dues à Noë Richter. La postface consacrée aux réseaux de lecture de 1820 à 1940 déborde largement la période et le sujet de l'ouvrage. Le ton polémique et les citations qui entrecoupent le texte ne sont pas sans rappeler le chapitre « Dérapages de la mémoire » du précédent livre de l'auteur. L'introduction en revanche est consacrée exclusivement à l'oeuvre des bons livres de Bordeaux et à ses fondateurs. Elle s'appuie en particulier sur la lecture aux Archives diocésaines des Rapports sur les opérations de l'oeuvre des bons livres de Bordeaux.
L'origine de ces manuels
Dans l'introduction, Noë Richter présente rapidement l'origine et l'histoire de l'oeuvre. Elle est en effet la base d'un réseau de lecture populaire lié à l'Église catholique qui s'est développé, dans le diocèse de Bordeaux (et au-delà), dès la première moitié du xixe siècle. Les dépôts, au nombre de cinq en 1822, étaient 189 en 1855 et 305 en 1875. Selon le voeu de son fondateur, cette bibliothèque était chrétienne, instructive et littéraire, publique et circulante.
De ce point de vue, la biographie des premiers directeurs de l'oeuvre, qui sont aussi les auteurs supposés des Manuels, est révélatrice. Ce sont deux ecclésiastiques marqués, plus ou moins directement, par la Révolution. Le fondateur de l'oeuvre, Julien Barault (1766-1839), né dans le Pays des Mauges (au sud d'Angers), ordonné en 1790, devenu prêtre réfractaire, avait connu la clandestinité, l'emprisonnement et la déportation. Vicaire de la paroisse Saint-Paul en 1812, il avait commencé par monter une première bibliothèque dans son appartement et sur ses fonds personnels. Il conçut ensuite le projet de cette association pour la propagation des bons livres pour lequel il reçut, dès 1820, le soutien des autorités ecclésiastiques. Son successeur à la tête de l'oeuvre, Joseph-Hyacinthe Taillefer (1797-1868), formé par lui, participa activement à la mise en forme du projet.
Leur contenu : réflexion et technique
La lecture des deux Manuels nous suggère plusieurs remarques. Tout d'abord, n'ayons pas peur de dire que le lecteur d'aujourd'hui a de la peine à lire certaines lignes sans frémir. L'idéologie contre-révolutionnaire qui sous-tend l'ensemble de l'oeuvre conditionne le ton et justifie des pratiques qui choquent notre déontologie. Censure (dans les livres, certains passages sont caviardés) et lectures dirigées vont de pair avec un jugement manichéen qui affirme faire le tri entre les bons et les mauvais livres, les bonnes et les mauvaises lectures. Le but des fondateurs est clair : il s'agit, par la lecture, de « changer les moeurs ou perfectionner la vertu ».
Mais ce n'est pas là que résident l'originalité et l'intérêt de ces Manuels, et il faut dépasser cette première impression négative. Le contenu est très original. Le premier des deux livres s'adresse aux Associés de l'oeuvre, c'est-à-dire à ceux qui la soutiennent par leur collaboration spirituelle ou financière. Il présente les buts de l'oeuvre et les actions que peuvent mener les Associés. Le second, plus technique, s'adresse aux directeurs, aux examinateurs et aux bibliothécaires. Les remarques sur la façon de promouvoir la lecture d'un côté et celles qui concernent l'espace du livre, le traitement matériel 2 de celui-ci, l'organisation du prêt et du réseau hiérarchisé de l'autre sont tout à fait intéressantes.
Force est de constater la dimension pédagogique et le caractère étonnamment pragmatique des propos. On y trouve les germes de pratiques qui se sont imposées plus tard : rejet de la ségrégation des publics, complémentarité d'un réseau urbain et rural, nécessité des bibliothèques enfantines, de la coopération bibliographique, importance de la connaissance de la psychosociologie du lecteur. « On est surpris par la technicité, le pragmatisme, le professionnalisme des auteurs... Ils ont intégré à leur pratique les composantes morales, sociales, économiques et pédagogiques de la lecture populaire ».
Des précurseurs méconnus
Devant cette réussite, Noë Richter s'étonne que le modèle bordelais qui essaima hors du diocèse de Bordeaux n'ait pas franchi « les frontières de la catholicité ». Les promoteurs de la lecture en France, contemporains de l'oeuvre ou ceux qui leur ont succédé, n'ont jamais fait référence à ces Manuels ni à leurs auteurs. C'est comme s'ils étaient restés en dehors des référents possibles.
C'est donc bien le mérite principal de Noë Richter de sortir de l'ombre ces pages par leur réédition. Il admet ne pas en être le premier découvreur, puisque Claude Savart, dans une thèse 3 consacrée au livre religieux au xixe siècle, avait déjà cité l'oeuvre des bons livres de Bordeaux. L'intérêt ici est d'avoir accès au texte lui-même. On aimerait d'ailleurs connaître la façon dont ces Manuels étaient utilisés par ceux à qui ils furent destinés. Mais les sources existent-elles ? Que reste-t-il des carnets des examinateurs des livres, des registres des dépôts, des cahiers de lecteurs, des feuilles de direction attribuées à chacun d'eux ?