La relation de service à l'heure des réseaux

Aline Le Seven

Marina Mayer-Weill

Le jeudi 28 novembre 1996, se sont tenues les cinquièmes rencontres entre chercheurs, professionnels des bibliothèques et des centres de documentation, organisées conjointement par l’école nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques et l’Association des professionnels de l’information et de la documentation.

Dimensions et enjeux de la relation de service

Paul-Dominique Pomart, des éditions Bayard Presse, a rappelé les craintes que suscitent dans la profession les nouvelles technologies de l’information, et particulièrement les réseaux comme Internet. A l’heure de la rigueur des politiques budgétaires, et de la concurrence entre les entreprises, on voit peu à peu se substituer au schéma traditionnel « entrée-traitement-sortie » du produit documentaire une conception fondée sur « l’approche client », avec un accompagnement et une prestation adaptés à chaque utilisateur. Avec le développement des réseaux, les documentalistes ne transfèrent plus seulement un savoir, mais un savoir-faire.

Florence Muet, de l’ifb (Institut de formation des bibliothécaires) et du cersi (Centre d’étude et de recherche en sciences de l’information), s’est attachée à redéfinir le modèle conceptuel de la fonction documentaire. A une vision industrielle de sa nature et de son fonctionnement (l’ensemble des phases successives du traitement du document qui fait du documentaliste un « super-technicien » de ce même document), elle préfère une approche qualitative, où le « service » est en quelque sorte « coproduit » par son utilisateur. L’organisation de ce service est alors conçue comme un ensemble regroupant un système de production de service (servuction), et un système de préparation et de maintenance des opérations documentaires. Une « valeur d’usage » créée dans la relation de service avec l’usager remplace la « valeur ajoutée » créée par le traitement du document.

Pour Michèle Mollard, responsable d’un centre de documentation et d’information, et auteur de l’ouvrage Les cdi à l’heure du management 1, les cdi sont investis d’une double mission : informer et apprendre à s’informer. La double compétence de leurs responsables, à la fois gestionnaires et pédagogues, est évoquée ici en terme de travail en équipe avec l’ensemble de l’établissement.

S’appuyant elle aussi sur le concept de « servuction », elle affirme qu’il faudra « manager » la pédagogie en cdi et, à l’heure des réseaux, en faire « l’auto-école des autoroutes de l’information », en utilisant au mieux les différents partenariats internes et externes de l’établissement (réseau pédagogique, réseau du bassin de formation, réseau documentaire local : bibliothèques centres de documentation, bibliothèque municipale, bibliothèque universitaire, institut universitaire de formation des maîtres...).

Différentes questions posées par l’assistance ont soulevé les problèmes de la diversité des publics et des pratiques des établissements (centres de documentation, bibliothèques de lecture publique ou universitaires...), du comportement et de la formation des personnels en contact avec ces publics.

C. David, chargée de mission à l’anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), a mentionné l’émergence de la problématique de la relation de service dans les administrations, et souligné la nécessité de repenser l’organisation et les outils de travail, ainsi que la compétence des agents.

Vers de nouveaux mécanismes d’échange

Pour Laurent Gilles, de Sirius, les marchés d’aujourd’hui se caractérisent par un nouveau mode de consommation : les produits ne sont plus vendus, mais servis. On vend le bien, on en garantit aussi son usage. Le client devient usager. Dans l’organisation traditionnelle des marchés, la sélection des produits s’effectuait par le consommateur, le distributeur restant le représentant de l’offre. Dans l’organisation actuelle, le consommateur délègue son choix à un intermédiaire, mandaté à cet effet. La question de la prescription du mandatement est au cœur de la relation de service : le système bascule de l’amont vers l’aval, du producteur vers le consommateur.

Dans la médiation électronique, les professionnels de l’information se situent au niveau des mandataires : qui est le prescripteur, qui fait la commande ? L’information, ou l’usager ? Un nouveau mode relationnel s’installe, dans lequel la médiation humaine n’est cependant jamais remplacée.

Développer des stratégies de service en bibliothèque

Blaise Cronin, de la School of Library and Information Science (Indiana University, États-Unis), a transporté l’assistance dans l’univers virtuel d’Internet et du tout numérique... Chiffres et tableaux à l’appui, il s’est efforcé de démontrer que les professionnels des bibliothèques ne sont plus les seuls fournisseurs d’information et qu’ils doivent, s’ils veulent survivre, appliquer leur savoir-faire et leurs connaissances bien au-delà de la bibliothèque traditionnelle.

Nul ne sait encore précisément quelles formes prendront la médiation humaine et le service professionnel à l’heure des vastes programmes de numérisation engagés par les bibliothèques américaines. Les questions non résolues (intégrité des données, gestion des droits de propriété intellectuelle, infrastructures sociales...) sont légion. Même si la réalité « architecturale » des bibliothèques semble toujours appelée à se développer, une nouvelle logique fondée sur l’efficacité du service rendu par la profession reste à inventer...

Les usages sociaux d’Internet

Comment les bibliothécaires perçoivent-ils le réseau Internet pour leur propre profession ? Odile Riondet, de l’ifb et du cersi, présentait le dépouillement d’un certain nombre de titres de la littérature professionnelle, et d’entretiens avec une quinzaine de bibliothécaires qui songent à un accès grand public d’Internet. Quatre interrogations majoritaires se dégagent :

– les rapports entre réseau et collection : le réseau joue-t-il contre la collection, ou entretient-il une complémentarité avec cette dernière ?

– la totalité des produits du secteur de l’édition va évoluer : quels outils les bibliothécaires pourront-ils utiliser, et pour qui ?

– la philosophie de l’indexation : a-t-on intérêt à accroître la qualité et la production d’index ?

– qui utilise les nouveaux média ?

D’autres questionnements apparaissent aussi sur les coûts (la limite économique des utilisateurs, la question du cryptage), la législation (droit d’auteurs, responsabilité juridique en cas d’ouverture des messageries au public), la transformation des bibliothèques et des systèmes documentaires (coexistence de bibliothèques riches en nombre de connexions augmentées, et de bibliothèques refermées sur leurs collections propres). Comment gérer les intérêts spontanés du personnel, inégalement séduit par la technique, et les concilier avec un service public efficace ? Comment résoudre la contradiction entre, d’une part, une documentation obtenue de plus en plus rapidement, et de façon de plus en plus exhaustive, et d’autre part, un temps de lecture et de synthèse, incompressibles. Y aura-t-il de nouvelles formes de lecture, et lesquelles ?

Martine Poulain, du cersi et du Bulletin des bibliothèques de France, a présenté deux études qui tentent de comprendre les mutations sociales occasionnées par l’usage du réseau Internet. L’une, une analyse bibliographique sélective des écrits (ouvrages, rapports, articles) parus sur ce thème aux états-Unis 2, aborde trois aspects. Assiste-t-on à la naissance d’un nouvel espace public ? Le réseau consacre l’abandon d’une culture unique et unifiante ; quelles sont les valeurs, les règles de comportement de cette communauté virtuelle ? L’écriture étant le vecteur de ces échanges, assiste-t-on à la renaissance de la correspondance écrite, au développement de l’imaginaire grâce à l’hypertexte, à la création de nouvelles relations entre l’autorité du texte et la liberté du lecteur ?

L’autre étude est une enquête sur les pratiques d’Internet à la Bibliothèque publique d’information 3. Neuf postes dédiés à Internet sont répartis dans les espaces de la bibliothèque, l’accès en est gratuit. On constate une prédominance d’un usage masculin et étudiant, et un décalage entre les pratiques observées (qui sont documentaires mais peuvent aussi concerner le sport, les jeux de rôle, ou le sexe) et les pratiques déclarées. L’utilisation illicite fait-elle partie de l’appropriation de l’outil, permet-elle d’apprivoiser son étrangeté ?

Service universel, citoyenneté, intelligence économique

Anne Mayère, de l’enssib et du cersi, a développé, en s’appuyant sur une recherche menée pour le Centre national d’Études des Télécommunications, le concept d’intelligence économique. Les marchés de l’information s’organisent selon deux logiques non exclusives : une logique de produit (reproduisant le modèle classique de la chaîne documentaire) et une logique de service centrée sur la relation de coproduction avec le client. Dans le nouveau modèle industriel, la qualité des services d’information doit s’intégrer dans une gestion collective des savoirs, basée sur une « connivence » entre l’entreprise et les salariés (réseau interne), et permettant l’articulation de l’entreprise avec d’autres partenaires (réseau externe).

Le rôle des professionnels de l’information ne doit-il pas alors être conçu en termes d’aides à l’intégration, et de soutien aux utilisateurs dans l’acquisition des pratiques autonomes ? Enfin, alors que l’entreprise se penche de plus en plus sur les nouvelles formes d’organisation du travail et les nouveaux modes de management qui consistent à flexibiliser la main d’œuvre et à mettre en cause le contrat à durée indéterminée, que seront demain les systèmes et les professionnels de l’information pour un personnel de passage ?

Victor Montviloff, de l’unesco, a conclu ce colloque, en replaçant ces différentes transformations au sein d’un nouvel ordre économique, politique et social à l’échelle de la planète. L’inégalité de l’accès à l’information existe dans le monde, mais aussi au sein d’une même société. Les réseaux internationaux véhiculent des contenus d’information aux clivages culturels et linguistiques importants. Le manque de confidentialité et de sécurité de ces informations pose problème. Il est donc nécessaire de préparer les sociétés à l’environnement multimédia, en s’appuyant sur le secteur public, les entreprises et les institutions universitaires.

  1. (retour)↑  Michèle Mollard, Les cdi à l’heure du management, Villeurbanne, Éd. de l’enssib, Paris, fadben, 1996.
  2. (retour)↑  Catherine Rondeau, Réseaux virtuels aux États-Unis, nouveaux espaces de lecture, d’écriture et de vie, janvier 1996, 58 p., disponible sur le site de l’enssib : http://www.enssib.fr . Cf. également Catherine Rondeau : « Les réseaux virtuels : Cybersociety ? », Bulletin des Bibliothèques de France, t. 41, 1996, n° 6, p. 42-47.
  3. (retour)↑  Anne-Sophie Chazaud-Tissot, Des discours aux pratiques : les usages d’Internet à la Bibliothèque publique d’information, mémoire de dcb, novembre 1996.