Collections de sciences humaines et bibliothèque électronique
Regards américains
François Dupuigrenet Desroussilles
La place des collections de documents électroniques relevant des humanités dans les universités américaines fait l'objet de débats depuis quelques années. Au-delà de celui qui oppose les tenants de la culture livresque aux chantres de la bibliothèque virtuelle, c'est le rôle des bibliothèques qui est en jeu. Doivent-elles absorber les centres de documentation électronique (e-text centers) ? Ceux-ci doivent-ils rester des entités séparées sur le modèle des collections livresques ou relèvent-ils d'autres modes d'accès ?
The place for collections of electronic documents relevant to the Humanities has been the subject of some debate in American Universities for several years. Beyond those who oppose the supporters of the bookish culture to the eulogists to the virtual library, it is the role of libraries which is under discussion. Must they absorb electronic centres of documentation (e-text centers) ? Must these latter stay as separate entities in the model of bookish collections or are they to take up some other method of access ?
Der Platz von elektronischen Dokumenten mit Bezug auf die Geisteswissenschaften in amerikanischen Universitäten ist seit einigen Jahren Gegenstand von Debatten geworden. Über das hinaus, was die Verfechter der Buchkultur in Opposition zu denen bringt, die die virtuelle Bibliothek verherrlichen, ist es die Rolle der Bibliotheken, die auf dem Spiel steht. Müssen sie die elektronischen Dokumentationszentren absorbieren? Müssen die letzteren getrennte Einheiten nach dem Modell von Büchersammlungen bleiben oder unterliegen sie anderen Zugangsbedingungen?
L’apparition de la bibliothèque électronique introduit comme un « grand schisme » à l’intérieur du monde de l’écrit. Pour certains, il s’agit d’une libération. Sous forme électronique, les textes peuvent circuler sans passer par le réseau traditionnel des médiateurs du livre, ce qui donne au lecteur un pouvoir nouveau et renforce le potentiel de recherche, du fait de la nature interactive du discours électronique.
Le discours électronique
Aux États-Unis, le spécialiste de rhétorique Richard A. Lanham s’est fait l’avocat peut-être le plus éloquent de cette thèse dans son ouvrage The Electronic World. 1 A ses yeux, un nouveau type de livre, de nouvelles manières de lire et d’écrire apparaissent grâce au support électronique, caractérisées par leur interactivité et leur dynamisme.
A l’inverse, l’historien de la littérature Sven Birkerts soutient, dans The Gutenberg Elegies : The Fate of Reading in an Electronic Age 2, que la communication électronique fait sortir la lecture de la sphère privée et n’est plus une activité contrôlable par l’individu-lecteur selon ses exigences et ses rythmes propres. En outre, une telle évolution conduirait à la fin de la pérennité des textes et à la « désocialisation » de l’accès à la culture écrite par la suppression de la bibliothèque comme lieu de dépôt de l’écrit.
Pour le professeur Geoffrey Nunberg, de Stanford, il s’agirait même d’un retour en arrière, à la période médiévale de la production livresque : « Dans le monde électronique, comme dans le scriptorium médiéval, les textes sont “ copiés” (c’est-à-dire transférés, déchargés, affichés et imprimés) selon les besoins des usagers. Voilà pourquoi il n’y a pas de sens de parler de l’“ édition” d’un document électronique, d’autant plus que le fichier d’origine d’un texte peut-être modifié à tout moment. A l’instar de ce qui se passait dans le scriptorium, les caractéristiques physiques du document peuvent varier d’un exemplaire à l’autre. La reliure, la qualité de papier, le format, et même les caractères d’un volume imprimé, tout comme le graphisme d’une présentation sur écran, varieront selon les lieux et les utilisateurs. En outre, c’est l’usager qui détermine la “modularité” du document, soit la quantité précise de texte qu’il contient » 3.
Les caractéristiques du texte électronique ne sauraient être dissociées de celles du réseau mondial de communication. Utilisant un autre parallèle historique, Carla Hesse, professeur à l’université de Californie à Berkeley, voit dans Internet une nouvelle forme de la prolifération anarchique des journaux sous la Révolution française. Pour elle, la forme de publication traditionnelle sur papier correspond à une organisation stable de la mémoire sociale 4. Dans le monde déstructuré d’Internet, la publication anonyme devient dominante et la responsabilité de l’organisation de l’information passe de l’auteur au lecteur.
Gérer les collections électroniques
Quelles conséquences les bibliothèques universitaires américaines de sciences humaines ont-elles tirées de ces bouleversements ?
Si l’on peut faire remonter à 1949, avec les débuts de l’Index Thomisticus 5, l’utilisation de textes électroniques dans la recherche en sciences humaines, le mouvement ne prit de l’ampleur qu’avec les années 1980 et 1990. Au printemps 1994, Marty Mallery a mis au point et distribué sur le Web un annuaire mondial des centres de documentation électronique (« e-text centers ») 6. Sur la base de cet annuaire, un questionnaire a été envoyé à l’automne 1994 aux directeurs de vingt-deux bibliothèques américaines. Seules six réponses ont été reçues, mais elles permettent de dégager les grandes questions que pose la gestion de collections de textes électroniques.
1. La première est celle de la collecte, de la mise au point des textes et de l’organisation de l’accès. Le problème des droits est évidemment essentiel dans cette activité. En outre, certains textes électroniques n’étaient accessibles sous aucune forme, tandis que d’autres existaient sous forme papier. Jusqu’où le « sélectionneur » doit-il aller pour reproduire électroniquement le texte imprimé original et ses illustrations ? Un conflit potentiel existe entre des utilisateurs désireux de disposer d’une réplique du texte imprimé et ceux qui souhaitent en avoir une transposition interrogeable à l’infini.
2. Recruter et former un personnel spécialisé dans le traitement des textes électroniques implique d’avoir recours aux ressources de toute l’université. Dans les six bibliothèques ayant répondu à l’enquête, un personnel permanent de une à quatre personnes était dédié au centre de documentation électronique
3. Acquérir et maintenir à niveau l’équipement informatique du centre est une préoccupation constante des bibliothèques, qui se plaignent toutes de ne pas disposer d’un matériel suffisamment performant pour assurer leur mission de diffusion des textes électroniques.
4. Définir la place du centre de documentation électronique dans l’université n’a pas toujours été aisé, même s’il semble maintenant acquis que ces centres doivent en tout cas être gérés en relation avec les bibliothèques et non se développer en dehors d’elles.
5. La formation des utilisateurs de textes électroniques requiert un investissement supplémentaire de la part du personnel des bibliothèques. La plupart des bibliothèques américaines concentrent leurs efforts sur les enseignants et les étudiants de troisième cycle.
L’avenir des centres de documentation électronique
Il est encore difficile de mesurer l’impact de ce mouvement de création de centres de documentation électronique.
Si la diffusion d’un texte, sous quelque forme que ce soit, est conçue comme un processus continu unissant un créateur (généralement appelé auteur) à un utilisateur (traditionnellement appelé lecteur), le développement des centres de documentation électronique peut en venir à refléter non seulement le transfert à un nouveau média du rôle traditionnel que joue la bibliothèque dans ce processus continu, mais aussi une extension de son rôle vers l’amont (l’auteur-source) et vers l’aval (la communauté des lecteurs). Envers les auteurs, les bibliothèques sont amenées à remplir des fonctions dévolues précédemment aux éditeurs ou aux libraires. Envers les lecteurs, elles doivent s’impliquer bien plus que par le passé dans un travail sur les textes qui ne se résume plus à les fournir « tels quels ». Elles doivent produire une sorte de « valeur textuelle ajoutée », facilitant l’utilisation des documents électroniques dans les activités d’enseignement et de recherche de l’université 7.
Plusieurs problèmes potentiels commencent à apparaître clairement. La plupart des centres de documentation électronique sont des entreprises coopératives impliquant à la fois la bibliothèque et des départements ou des programmes de recherche existant sur un campus – par exemple les départements d’anglais ou d’études antiques. Les centres de ressource informatique des universités y sont souvent associés. Cela risque de faire considérer les centres de documentation électronique comme des entités hybrides auxquelles il sera plus difficile d’attribuer les ressources naturelles à leur développement
Les responsables des centres sont également préoccupés de ne pas isoler les sciences humaines de disciplines comme les sciences dures ou les sciences sociales qui produisent, elles aussi, de nombreux textes sous forme électronique. Enfin, c’est l’existence même des centres de documentation électronique qui est en jeu. Rassembler en une collection centralisée des textes sous forme électronique – à cause de contrainte de droits, d’équipement, ou de la nécessité de maintenir une relation étroite entre le personnel du centre et les lecteurs – a quelque chose d’absurde, de contradictoire.
L’avenir semble plutôt à des projets comme le Center for Electronic Texts in the Humanities (CETH), piloté conjointement par les universités de Rutgers et Princeton, qui offre accès, grâce à Internet, à une collection choisie de textes à l’usage des chercheurs et des étudiants 8.
Janvier 1997