Sources publiques et privées de l'histoire des étrangers
Driss El Yazami
L'association Génériques a entrepris la réalisation d'un inventaire des sources publiques et privées de l'histoire des étrangers en France. Une vaste enquête a été entreprise auprès des archives nationales et départementales, des bibliothèques, des centres de recherche universitaire, des associations et des particuliers. Trois constats peuvent être faits : la richesse des fonds publics d'archives en matière d'immigration, au niveau national et dans les départements, la diversité et la fragilité des fonds privés.
The Génériques association has begun the production of an inventory of public and private sources for the history of foreigners in France. Alongside this a vast survey has been undertaken, covering national and regional archives, libraries, university research centres, associations and individuals. Three assertions can be made : the wealth of public collections of archives concerning immigration at both the national level and in the regions, the diversity of private collections in this field, and the fragility of these private collections.
Die Vereinigung « Génériques » hat die Realisierung eines Verzeichnisses von öffentlichen und privaten Quellen zur Geschichte der Ausländer in Frankreich unternommen. Bei staatlichen und Departmentsarchiven, Bibliotheken und universitären Forschungszentren, Verbänden und Einzelpersonen ist hierzu eine umfangreiche Erhebung durchgeführt worden. Es ergeben sich drei Feststellungen: Reichtum der öffentlich zugänglichen Archivbestände bezüglich der Einwanderung auf staatlicher und Departmentsebene; Vielfältigkeit und Anfälligkeit der privaten Bestände.
Dans un continent, l’Europe, qui a été « au XIXe siècle et jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale, [...] le siège du mouvement d’émigration le plus massif qu’aucun autre continent ait jamais connu » 1, la France se distingue – avec l’Allemagne et la Suisse, on l’oublie trop souvent – par une tradition d’immigration fort ancienne et très vivace. Cette tradition a fait de l’hexagone, « l’un des États de la planète, avec ceux du « Nouveau Monde » [...], dont la population actuelle est le plus fortement tributaire de ce phénomène ».
Les raisons de cette spécificité française commencent à être connues : impératifs démographiques, ressentis très tôt comme un enjeu central (face à la vitalité allemande, la dénatalité précoce, repérée dès la moitié du siècle dernier, inquiète les élites politiques et économiques françaises) ; répugnance de certains secteurs paysans à nourrir l’exode vers les cités manufacturières ; attrait de la France révolutionnaire (le rayonnement de la patrie des droits de l’homme atteint toute l’Europe, mais aussi les lointaines rives de l’Empire ottoman) ; effets des deux conflits mondiaux (580 000 engagés dans l’armée et 200 000 personnes mobilisées pour les besoins de l’industrie de guerre pour la seule période de 1914-1918, issus pour la plupart des colonies) et, enfin, secousses politiques (génocide arménien, révolution bolchévique, pogromes antisémites, fascismes européens), qui génèrent d’amples mouvements d’exilés. Autant de causes qui dessinent les contours d’une histoire originale et encore peu explorée en dépit des avancées très récentes de la recherche historique.
La recherche d’archives de l’immigration
Ce n’est en effet qu’à partir des années quatre-vingt que commencent à paraître les premiers travaux scientifiques sur l’histoire de l’immigration qui était restée jusque-là « le point aveugle » 2 de l’historiographie française. C’est en 1989 que l’association Génériques présentait la première grande exposition consacrée aux journaux publiés depuis la Révolution par les diverses communautés étrangères. La préparation de l’exposition France des étrangers, France des libertés et du catalogue 3 avait permis de faire trois constats : la richesse des fonds publics d’archives en matière d’immigration, au niveau national et dans les départements, la diversité des fonds privés, mais aussi leur fragilité.
Si une grande partie des matériaux iconographiques présentés dans l’exposition provenait des archives nationales, c’est – à titre d’exemples – aux archives départementales des Bouches-du-Rhône que nous avions retrouvé un exemplaire d’El Caserna et à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) que nous avions exhumé probablement l’un des rares exemplaires du bulletin El Hayat 4.
Près de vingt archives privées, détenues par quelques individualités passionnées ou des associations peu connues nous permettaient par ailleurs d’enrichir l’iconographie présentée. Ainsi, c’est grâce à ses enfants, qui sauvegardaient précieusement les plaques de verre de leur père, que nous retrouvions les divers reportages du Studio Arax, fondé par M. Djololian à Paris, au lendemain du premier conflit mondial. Photographe de culturisme et de vedettes durant la journée, M. Djololian consacrait ses soirées et ses week-ends à suivre méticuleusement la vie de la jeune communauté arménienne. De même, grâce à Gérard Frydman, nous pouvions évoquer les diverses activités théâtrales en yiddish, organisées à Paris depuis la fin du siècle dernier jusqu’au début des années soixante-dix.
Très riches et le plus souvent inédits, ces fonds privés étaient néanmoins en danger, puisqu’ils pouvaient à tout moment disparaître pour toujours. A partir de ce triple constat, Génériques entreprenait, en 1992, la réalisation d’un inventaire des sources publiques et privées de l’histoire des étrangers. Cette année-là, l’association signait une convention pluriannuelle avec le ministère de la Culture (Délégation au développement et aux formations et Direction des Archives de France), lui confiant la mission de « diligenter des enquêteurs qualifiés auprès des archives départementales et nationales, afin d’opérer une recension exhaustive des sources disponibles ». L’association devait procéder aussi « à une recension des autres sources publiques (bibliothèques, centres de recherche universitaires...) et des sources privées (associations, particuliers) », et favoriser « le contact entre leurs détenteurs et les archives départementales en vue d’aboutir à des dépôts d’archives privées » (extraits de la convention).
Cette première phase du travail (qui a nécessité l’emploi d’une vingtaine d’enquêteurs) est en passe d’être achevée, les dernières missions et corrections intervenant durant le premier semestre 1997 et la publication du guide, un manuscrit de près de 3 000 pages est prévue pour la fin de cette même année. Ce travail se fera, comme les phases précédentes de notre enquête 5, sous le contrôle scientifique de la Direction des Archives de France.
Une richesse insoupçonnée
Mais, d’ores et déjà, des premières conclusions peuvent être tirées de cette enquête unique en son genre en Europe 6 et, en premier lieu, la richesse insoupçonnée des fonds publics.
Un tel résultat était bien évidemment prévisible pour la région parisienne, les départements frontaliers et les régions industrielles et minières historiques, zones traditionnelles d’immigration (le Nord, la Lorraine...) ; il l’était beaucoup moins pour d’autres départements qui révèlent tous (à l’exception des départements et territoires d’outre-mer, écartés dès le début de cette opération) des fonds variés et très anciens qui témoignent d’une implantation étrangère méconnue.
Ainsi de la Bourgogne, dont les quatre départements ont été prospectés par Pierre-Jacques Derainne, qui a retrouvé durant son enquête les traces de la présence, dès la monarchie censitaire, « de poignées de réfugiés politiques polonais, espagnols ou italiens » et, vers le milieu du siècle dernier, de nombreux « terrassiers belges et allemands ». « Toutefois, écrit-il dans son introduction, c’est au XXe siècle, avec le développement de la grande industrie houillère et métallurgique, en Saône-et-Loire et dans la Nièvre surtout, que des contingents massifs d’immigrés vont être appelés dans la région. Dès la guerre 1914-1918, au Creusot, à Montceau-les-Mines, à La Machine ou à Gueugnon, l’industrie attire des hommes de tous horizons ». Mais, derrière cette immigration suscitée par le déficit de main-d’œuvre dans l’industrie, se profile une autre, beaucoup moins connue : la migration agricole. Durant l’entre-deux-guerres, des convois entiers d’ouvrières débarquent à la gare de Dijon en provenance de Pologne et de Tchécoslovaquie et rejoignent les ouvriers agricoles belges. Elles sont remplacées, aux lendemains de la Libération, par des saisonniers italiens et même quelques familles de fermiers hollandais qui s’installent pour toujours dans l’Yonne 7.
Une histoire revisitée
La prospection des fonds des archives départementales dessine ainsi le contour de l’histoire particulière de certaines régions, qui s’affine avec la découverte d’autres fonds publics (telles, par exemple, les délégations régionales de l’Institut national de l’audiovisuel ou de certains centres universitaires), des fonds d’entreprises comme ceux, à titre d’illustration, du Centre historique minier de Lewarde dans le Nord-Pas-de-Calais, mais surtout des fonds d’archives privées.
A cet égard, l’enquête menée depuis bientôt cinq ans a montré les difficultés, mais aussi la nécessité d’une telle démarche. « Plus qu’un complément aux sources publiques, les fonds privés, écrit Patrick Veglia, constituent, par leur pluralité et leur originalité, un apport essentiel d’éléments, souvent inédits, pour l’histoire des étrangers ». Plus diversifiés et naturellement plus dispersés que les fonds publics, leur approche s’est avérée difficile et les résultats, ajoute-t-il, dépendent de nombreux paramètres spécifiques à chaque fonds privé : « L’origine et la nature des documents, leur mode et leur état de conservation, le statut du détenteur (particulier, organisme, association...) » 8. Les résultats obtenus ont été aussi souvent fonction des enquêteurs et de leur insertion dans le tissu associatif de la région dont ils étaient chargés. Il n’en reste pas moins que le guide des sources, une fois publié, présentera à coup sûr le premier inventaire des fonds privés concernant l’immigration jamais réalisé en France.
L’enquête a aussi confirmé le rapport complexe que les détenteurs de fonds entretiennent avec leurs archives et qui se révèle, lorsque nous leur proposons de les déposer dans des centres publics, mieux outillés pour en assurer la pérennité. Le travail accompli au cours de ces quatre années montre qu’il n’y a pas de solution unique pour lever ces réticences. Dans certains cas, le souhait des détenteurs est de procéder dans un premier temps à l’inventaire de leurs fonds ; dans d’autres, ils veulent exploiter ces documents pour une création culturelle (exposition, vidéogramme...). Chez d’autres enfin, existe le désir légitime, mais souvent impossible, de travailler soi-même sur les matériaux rassemblés, de faire en somme œuvre d’historien.
Mais quelles que soient les raisons, les contacts entrepris par les enquêteurs déclenchent un mouvement d’intérêt pour les archives et renforcent le souci de la préservation. Cette dynamique, encore fragile, est aussi l’un des acquis de cette vaste enquête.
Janvier 1997