Les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France
Les acquisitions récentes
Mauricette Berne
Cet article s'attache à dresser un bilan des acquisitions récentes du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France et à démontrer comment il s'afforce d'ajouter au patrimoine venu des siècles les plus reculés les richesses diverses et variées de la littérature et de la philosophie du temps présent.
This article tries to draw up an appraisal of the recent acquisitions of the Manuscript Department of the National Library of France and to demonstrate how hard it has tried to add to the patrimony of remote centuries past, the diverse and varied riches of the literature and philosophy of modern times.
Dieser Artikel versucht eine Bilanz der neuen Erwerbungen der Handschriftenabteilung der Nationalbibliothek aufzustellen und zu zeigen, wie die Abteilung sich bemüht, dem ererbten Bestand weit zurückliegender Jahrhunderte vielfältige Schätze aus der Literatur und Philosophie unserer Zeit hinzuzufügen
A l’image classique du département des Manuscrits, noyau initial de la Bibliothèque nationale de France (BNF), constitué par les collections royales enrichies par l’apport de grands fonds historiques au cours des siècles, s’est substituée une nouvelle image, depuis le XIXe et surtout le XXe siècles. Il s’agit désormais d’un conservatoire de la littérature moderne et contemporaine, aussi bien du temps présent que de l’époque qui le précède immédiatement, et qui ne néglige pas pour autant les œuvres isolées de toute époque lorsqu’elles sont significatives, patrimoine oblige.
Le catalogue des dix dernières années d’enrichissements – publié en 1994 – montre en effet que ce département n’est indifférent ni aux manuscrits à peintures, ni aux manuscrits littéraires médiévaux 1.
Il ne l’est pas non plus aux grands textes modernes : le manuscrit de La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée 2 vient d’être acquis alors qu’il ne l’avait pas été en 1989, car il avait été alors donné priorité à un carnet de Victor Hugo, destiné à compléter le grand fonds Hugo, point de départ des collections modernes 3. Il convient en effet de saluer en Victor Hugo un précurseur, puisqu’il faisait don, par testament, de l’intégralité de ses manuscrits à la BN. Par la suite, de nombreux dons et legs firent entrer dans les collections des auteurs contemporains tels que Edgar Quinet, Ernest Renan, Alphonse de Lamartine, Adolphe Thiers, les frères Goncourt, Émile Zola, Anatole France, Eugène Scribe, par exemple entre 1894 et 1914.
Il convient aussi de rappeler qu’en 1945, c’est Julien Cain le premier qui acheta un manuscrit de Romain Rolland, puis, en 1962, l’ensemble des manuscrits de Marcel Proust, et qu’une décision prise en conseil des ministres décida de l’achat des manuscrits de Paul Valéry 4.
Des opérations de prestige
Georges Le Rider, lorsqu’il dirigeait la Bibliothèque nationale, donna définitivement l’impulsion au département des Manuscrits en multipliant les opérations de prestige :
– des donations par les auteurs eux-mêmes : Paul Morand mit à la consultation du manuscrit du Journal inutile une réserve de communication jusqu’en l’an 2000. Léopold Sedar Senghor offrit ses œuvres poétiques et le général de Gaulle ses Mémoires, tandis qu’il versait aux Archives nationales des documents plus historiques ;
– des donations par les veuves ou les héritiers : le don Maurice Barrès fut considérable, constitué de tous les papiers, livres, tableaux, objets d’art, meubles même, plus proche d’un fonds d’archives que d’un fonds littéraire. Le don Romain Rolland moins disparate, mais aussi volumineux, comprenait les livres et les partitions lui ayant appartenu.
Ces deux ensembles, par leur importance et leur volume (plusieurs centaines de cartons d’archives) enrichissent de façon spectaculaire les collections du département, bientôt rejoints par les papiers d’autres écrivains célèbres comme Jules Romains et Léon Pierre-Quint, critique littéraire, dont la correspondance est très intéressante...
– des donations avec usufruit : par exemple celle de Sonia Delaunay ;
– des acquisitions : Georges Bernanos, Paul Claudel, Colette, Jean Giraudoux, Victor Segalen, fonds qui ne cesseront de s’accroître par achats et dons 5 ;
– des expositions autour des plus grands noms de la littérature ;
– la création d’actions de recherche en liaison avec le CNRS.
Archives et études
Plusieurs articles ont déjà été consacrés aux collections modernes du département des Manuscrits 6. Celui-ci va donc s’attacher à dresser un bilan des acquisitions récentes et à démontre, à travers quelques exemples types, comment nous nous efforçons d’ajouter au patrimoine passé, un patrimoine plus modeste à nos yeux de contemporains. Ce dernier, constitué des richesses diverses et variées de la littérature et de la philosophie du temps présent, est une véritable mémoire de la vie du livre et, par-delà, de la vie intellectuelle, littéraire et artistique du XXe siècle.
Avec la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, et plus récemment l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), le département des Manuscrits de la BNF s’est donné pour mission de sauvegarder, classer et exploiter les corpus des grands auteurs.
Qu’entend-on par corpus ? Ce sont les fonds d’archives et d’études où se mêlent manuscrits de travail, brouillons, premiers jets, états proches de la version imprimée, mais aussi correspondance, journaux intimes où les auteurs expliquent parfois leur manière de travailler, articles et coupures de presse après la publication, sans oublier, lorsqu’ils ont été conservés, les papiers personnels et familiaux...
Ces ensembles, d’importance variable, sont les reflets de la personnalité de l’auteur et de son milieu, reflets également de la mode et du temps, où tout est réuni pour permettre d’« étudier un homme dans son intégralité et les rapports avec son œuvre », comme disait Jean-Paul Sartre lorsqu’il travaillait à son immense fresque sur Gustave Flaubert.
Flaubert et Sartre sont deux écrivains phares du département des Manuscrits, le premier comme un des témoins de la production littéraire du XIXe siècle, le second comme figure majeure du XXe siècle. De l’un et de l’autre, nous possédons un exceptionnel ensemble de manuscrits d’œuvres, mais peu de correspondance. Ces deux fonds se sont constitués en plusieurs étapes, et sont en permanence enrichis, illustrant ainsi la politique du département, dont le souci est de regrouper des papiers parfois dispersés, par le biais des différentes méthodes d’acquisition que sont les dons, achats et dations.
Quelle fut l’attitude de Flaubert et de Sartre envers leurs archives ? Comment d’autres ont-ils réagi, écrivains de moindre envergure, mais dont les archives sont peut-être plus intéressantes par leur volume ?
Gustave Flaubert
Flaubert, de son vivant, n’avait rien détruit ; il avait conservé tous ses manuscrits, notes et avant-textes compris, souvent en désordre. A sa mort, sa nièce en constitua plusieurs lots et en fit don à plusieurs institutions officielles. La Bibliothèque nationale reçut les brouillons et manuscrits de Salammbô, La Tentation de saint Antoine, et Trois contes... 7. La nièce de l’écrivain garda par-devers elle les œuvres de jeunesse et les scénarios, les brouillons et versions successives de L’Éducation sentimentale, qui furent dispersés à sa mort. Achetés par des collectionneurs, les premiers par le docteur Lucien-Graux, les seconds par Sacha Guitry, ils furent acquis plus tard par le département des Manuscrits, les premiers en 1958, les autres en 1975, grâce à une subvention spéciale de la présidence de la République 8.
Récemment, une dation a fait entrer à la bibliothèque les lettres de Flaubert à son éditeur Michel Lévy 9. Ces lettres étaient restées dans les collections personnelles des descendants de l’éditeur et ne faisaient pas partie des archives Calmann-Lévy données en 1985 lors du 150e anniversaire de la fondation de la célèbre maison d’édition 10.
Jean-Paul Sartre
Sartre, pour qui seule comptait la version imprimée d’une œuvre, n’en conservait pas les états antérieurs. Pourtant, conscient de leur valeur marchande, il offrit sa vie durant les manuscrits des œuvres romanesques et politiques et ceux des pièces de théâtre, et laissa même des collaborateurs peu scrupuleux se servir dans sa corbeille à papiers. L’un d’entre eux trouva dans l’appartement de la mère de Sartre des liasses entières de brouillons de toutes sortes qu’il détailla sur le marché des libraires et de l’hôtel des ventes sa vie durant, par petits lots la plupart du temps. Ainsi ont été sauvés, malgré Sartre, des milliers de feuillets qui font la joie des conservateurs et des généticiens et des pièces essentielles pour la connaissance de l’homme, tel ce fameux Carnet de la drôle de guerre que l’on considérait comme définitivement perdu.
Les quatre classeurs de feuillets de La Nausée, écrits à plusieurs époques, comme en témoignent les encres, les plumes et les Mémoires de Simone de Beauvoir, dédicataire de l’œuvre, avaient été donnés par Sartre à un de ses élèves qui les vendit au peintre Fautrier, qui les revendit à son tour.
Le manuscrit, amputé des neuf premiers feuillets, fut acheté par la Bibliothèque nationale. Sartre se réjouit de savoir son manuscrit enfin dans une collection publique. Collationné, classé, restauré, microfilmé, il put être consulté par les éditeurs de la Pléiade qui, jusque-là, n’avaient eu que la copie dactylographiée de ce roman essentiel du XXe siècle, dans sa version primitive. Gallimard l’avait dans un premier temps refusée, trouvant certains passages trop longs et trop crus, et le titre Mélancholia peu accrocheur 11.
C’est à partir de cette acquisition de prestige, qu’une autre opération de prestige devait être instituée : celle de faire relier tous les ans un grand texte contemporain par un grand relieur 12.
L’entrée des collections de La Nausée, que Simone de Beauvoir vint admirer, marque le point de départ de cette quête des manuscrits de Sartre 13 auquel on a adjoint tout naturellement un fonds Beauvoir.
C’est en partie grâce à des achats à leurs proches, de gré à gré ou en vente publique, sans connaissance de leur provenance, que la plupart des textes majeurs de Sartre, depuis les ébauches jusqu’aux versions définitives, ont pu entrer dans les collections de la bibliothèque.
La partie la plus riche de ce corpus est constituée des manuscrits des pièces de théâtre. Si, pour des pièces comme Les Mouches, Les Troyennes ou Les Mains sales, on ne possède rien, en revanche, les manuscrits des Séquestrés d’Altona, et de Nekrassov permettent de suivre l’évolution de l’écriture depuis les chutes récupérées des premiers brouillons, les fragments des versions primitives et la rédaction définitive. Mieux encore, des milliers de feuillets pour Le Diable et le bon Dieu – acquis en six fois – témoignent de la naissance de cette pièce ; exceptionnellement ont été retrouvés notes, notes de lecture et documentation, ébauches de scénario, plans, le tout au crayon, puis brouillons sans indications de dialogues et enfin versions primitives, avec un foisonnement de personnages et de scènes qui faisaient durer la pièce plusieurs heures et qui disparurent au cours des répétitions. C’est dire que la publication des œuvres théâtrales dans la Pléiade prévue pour l’an 2000 par une équipe de chercheurs et de conservateurs de la BNF sera particulièrement difficile pour certaines pièces.
Les Mots représentent plus d’un millier de feuillets en majeure partie de brouillon. Une équipe de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), en collaboration avec le département des Manuscrits, a travaillé plusieurs années sur ces états génétiques en tentant un classement de l’ensemble des manuscrits acquis à plusieurs époques 14. Il est probable que la totalité ne sera jamais retrouvée ; pourtant, en 1996, fut acheté un carnet essentiel pour la genèse de cette célèbre autobiographie 15. Il était inconnu de tous les sartriens, et n’a pu être étudié dans l’ouvrage publié par l’ITEM.
En même temps que le manuscrit définitif des Mots, la collection de Michelle Vian rassemblait tous les écrits politiques, depuis les années 50, les scénarios et plusieurs parties de l’inévitable étude de Flaubert L’Idiot de la famille. L’achat de cette collection, en 1985, fit de ce fonds un passage obligé de toute étude et publication sartriennes.
Les bonnes relations nouées avec l’entourage de Sartre et Beauvoir ont permis de recevoir en don des manuscrits de l’un et de l’autre. Une dation en paiement 16 des droits de succession a permis l’entrée de leur correspondance croisée, ainsi que deux œuvres majeures de Sartre (Critique de la raison dialectique et L’Idiot de la famille), des écrits de Simone de Beauvoir et ses carnets de jeunesse, prélude aux Mémoires d’une jeune fille rangée 17.
Enfin, l’immense correspondance reçue par Simone de Beauvoir sa vie durant, et conservée dans des valises et des cartons de déménagement, a été donnée par sa fille 18. Elle est classée de façon très sommaire, par année, et, à l’intérieur, pêle-mêle. Un travail de dépouillement systématique est en cours, afin de classer alphabétiquement et chronologiquement ces milliers de lettres venues de tous les coins de France et du monde, vision des relations de l’auteur avec le monde intellectuel, artistique, politique, féministe enfin, ou tout simplement admirateurs.
Jean Grenier
A la différence de Flaubert et Sartre, Jean Grenier est un écrivain philosophe et critique d’art, qui avait le goût de la conservation, comme l’eut également sa femme, à qui l’on doit des dons importants à plusieurs reprises, et un achat au profit d’une œuvre de bienfaisance.
On le connaît surtout pour avoir été le maître à penser de Camus – dont il avait pieusement conservé dissertations, lettres, manuscrits de certains articles, diplôme d’études supérieures. Il avait ainsi rassemblé une documentation extraordinaire sur la vie intellectuelle à Alger avant la guerre. Mais il fut aussi un membre influent de la Nouvelle revue française et un maître en esthétique très au fait de la peinture contemporaine. Ses archives sont riches de correspondances superbes avec écrivains, philosophes et artistes qui couvrent une grande partie du siècle. Il avait préparé un ouvrage, qui ne vit pas le jour, sur l’écriture et la genèse en lançant une enquête auprès de plus de cent écrivains, et avait constitué des dossiers fort intéressants.
Les lettres reçues par Jean Grenier répondent à celles qu’il écrivit à certains correspondants dont les fonds sont depuis entrés au Département des manuscrits : Gabriel Marcel, Henri Gouhier, Jean Guéhenno. La multiplication de ces archives donne un panorama exceptionnel du milieu intellectuel français.
Toute la mémoire du XXe siècle
La liste est impressionnante de ces écrivains autour desquels se sont constitués des fonds d’archives, depuis Raymond Abellio jusqu’à Simone Weill : Guillaume Apollinaire, Antonin Artaud, Georges Bataille, Emmanuel Berl, Jean-Richard Bloch, Célestin Bouglé, Michel Butor qui a fait don de sa correspondance, Albert Camus, Jean Cassou, René Char avec l’achat exceptionnel de ses manuscrits enluminés, Jacques Chardonne, Alphonse de Chateaubriant, Georges Duhamel, Henri Ghéon, René Ghil, Michel Foucault, Stanislas Fumet, Edmond Jabès, Roger Martin du Gard, Marcel Martinet, Maurice Merleau-Ponty, Jean Prévost, Alain Robbe-Grillet qui a choisi la formule du dépôt, Raymond Roussel, Jules Supervielle, Boris Vian, et, l’année dernière, Nathalie Sarraute et Dominique Fernandez. Mais le XIXe siècle n’est pas oublié : il faut aussi mentionner l’ensemble des manuscrits de Georges Feydeau donnés par sa famille, les acquisitions de Mon cœur mis à nu et de quelques pages des Fleurs du mal de Charles Baudelaire 19, ainsi que des Mémoires de ma vie de Chateaubriand 20.
L’avenir du département des Manuscrits
Qu’adviendra-t-il de la politique du département des Manuscrits en cette fin de siècle où de nouveaux supports apparaissent ? Déjà les correspondances se font rares. Après 1962, Simone de Beauvoir et Sartre ne se sont plus écrits. D’autres ont préféré se téléphoner, ou utiliser le fax.
En novembre 1995, le département des Manuscrits a contacté Fanny Deleuze après la disparition de Gilles Deleuze, considérant que son œuvre devait être conservée à côté de celles des grands penseurs et philosophes de notre siècle. Celle-ci répondit très rapidement que Gilles Deleuze détruisait tous les états manuscrits de ses textes, lorsqu’ils étaient publiés, mais, qu’en revanche, avaient été conservées des cassettes de ses cours. Elle vient de faire don au département de l’Audiovisuel de la BNF des enregistrements de ces cours effectués à l’université de Vincennes dès 1975, puis à celle de Saint-Denis, de 1980 à 1987.
La multiplication des fax, l’utilisation presque quotidienne de la disquette, et du traitement de texte, annoncent, à brève ou longue échéance, la disparition du manuscrit autographe et de ses différents états. Sans doute des nostalgiques de la plume et de la rature continueront-ils d’écrire sur des feuilles de papier, mais les générations futures, habituées à ces nouveaux supports, choisiront peut-être de conserver toute la mémoire du livre dans le reflet d’un écran ou sur des cassettes audiovisuelles, laissant l’enrichissement et la conservation du patrimoine du XXe siècle se faire alors dans un autre département, celui de la Phonothèque et de l’Audiovisuel, sur le site Tolbiac de la BNF.
Janvier 1997