Collections littéraires, maisons d'écrivains et bibliothèques

Michel Melot

A l’automne 1996, Michel Melot, alors président du Conseil supérieur des bibliothèques, était chargé par le ministre de la Culture d’un rapport sur les bibliothèques des musées littéraires. Voici quelques réflexions issues de ce rapport, remis au ministre le 31 octobre 1996.

L’annonce du ministre de la Culture dans son « plan d’action pour le livre et la lecture », le 18 octobre 1995, de la constitution d’un « réseau des maisons d’écrivains et des musées littéraires », une journée d’études de l’Association des bibliothécaires français le 13 avril 1996 1, un colloque organisé avec l’aide de la région Centre à Bourges les 18 et 19 octobre suivants 2, ont remis à l’ordre du jour la question des maisons d’écrivains et de leurs rapports avec les fonds littéraires des bibliothèques.

Anomalies et paradoxes

Tantôt musées, tantôt monuments historiques ou simplement « lieux de mémoire », les maisons d’écrivains sont rarement rattachées directement à des bibliothèques, comme le musée Stendhal, service de la bibliothèque municipale de Grenoble, ou le musée Jules Verne, dépendant de la bibliothèque municipale de Nantes.

L’on comprend bien que le conservateur de la « maison de Mallarmé », à Vulaines-sur-Seine, collectionne les éditions rares du poète et constitue ainsi un fonds précieux d’ouvrages illustrés qui sont davantage, par la volonté même de leur auteur, des objets d’art que des fonds documentaires sur son œuvre. On comprend moins que l’importante bibliothèque de la maison de Balzac (17 000 titres), parce qu’elle fait partie d’un des musées de la Ville de Paris, soit totalement étrangère au réseau des bibliothèques spécialisées de la même Ville de Paris et impossible à intégrer dans un catalogue collectif, bien qu’elle possède toute la littérature écrite par et sur Balzac, en France et à l’étranger.

Presque toutes les maisons d’écrivains constituent naturellement en leur sein des fonds bibliographiques, bibliophiliques ou documentaires, comme celui constitué autour de la période de Chateaubriand à La Vallée-aux-loups (Châtenay-Malabry), le Centre d’études rousseauistes au musée Jean-Jacques Rousseau à Montmorency ou le futur Centre d’études romantiques en projet au Château d’Ars près de la maison de George Sand à Nohant.

Les bibliothèques des musées ne participent pas au réseau des bibliothèques, ne bénéficient pas des mêmes facilités d’acquisition, n’utilisent pas les mêmes logiciels de catalogage et ne figurent donc pas dans les mêmes catalogues. Ces anomalies deviennent des paradoxes lorsqu’il s’agit de musées littéraires, dont les fonds complètent ceux des collections littéraires des bibliothèques et s’apparentent étroitement à elles.

Un concept hybride

Le concept hybride de « maison d’écrivain » ou de « musée littéraire » est difficile à cerner et pose ainsi problème aux bibliothécaires. Elle peut être une simple plaque apposée sur un mur neuf, comme celle qui rappelle au 65 rue de Richelieu, la présence de Stendhal, un site évocateur, comme la maison des Charmettes à Chambéry, où rien ne subsiste en réalité du séjour qu’y fit Jean-Jacques Rousseau, mais elle peut être aussi une collection d’ouvrages complètement ou partiellement séparée de son décor ou de son lieu d’origine.

Le cas du souvenir de Pascal à Clermont-Ferrand, est exemplaire de ces glissements. Sa maison natale, près de la cathédrale, fut démolie par la municipalité, malgré quelques protestations d’érudits, en 1906. Une plaque, seule, le rappelle. Le château de Bienassis, où vécut sa sœur, était la propriété de Michelin qui n’en a gardé que la porte d’entrée, remontée dans un jardin public. La ville n’a pu racheter que l’appartement où vivait sa nièce, que Pascal venait visiter. Pendant que l’on cherche désespérément à accrocher le souvenir du grand homme à quelque vestige symbolique, la bibliothèque municipale et un centre universitaire veillent sur l’important fonds Pascal qui représente, malgré tout, l’essentiel de son héritage.

Entre sites et fonds littéraires, il n’y a pas de solution de continuité : on trouve tous les cas de figure. Le fonds Valery Larbaud, dans la bibliothèque municipale de Vichy qui porte son nom, subsiste dans son intégralité et dans son environnement d’origine, avec les reliures de couleur différentes selon les pays, dans la chambre-bibliothèque où l’érudit traducteur et romancier semble encore présent, cloué sur son fauteuil.

Certaines bibliothèques ont constitué des fonds spécialisés sur des écrivains, comme Paul Eluard à Saint-Denis, Rimbaud à Charleville-Mézières ou l’Espace Roger Vercel à Dinan. D’autres fonds littéraires peuvent être liés à d’autres aventures littéraires, comme le fonds Pollès à la bibliothèque municipale de Rennes ou la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. On pourrait opposer à ces collections quasi muséales totalement intégrées dans des bibliothèques et fonctionnant comme elles, l’étrange spectacle purement muséographique qu’offrent, au musée Carnavalet, les lits de Marcel Proust, d’Anna de Noailles ou de Paul Léautaud avec son pot de chambre.

Une mise en réseau souhaitée

Qu’y a-t-il de commun entre la table de chevet de Proust reconstituée rue de Sévigné et le fonds de ses manuscrits conservés rue de Richelieu ? Historiquement, le lien est évident, mais institutionnellement, un fossé les sépare qui pose aujourd’hui problème lorsque l’on veut « mettre en réseau » les uns et les autres. C’est ainsi que les trois musées où est évoqué le souvenir de Ronsard ont chacun un statut différent : le château de la Possonière est une propriété privée, le château de Talcy est départemental et le prieuré Saint-Côme appartient à l’État. Ils n’entretiennent aucune relation l’un avec l’autre.

Les cas contraires se côtoient. La bibliothèque de Flaubert à Canteleu est placée sous la surveillance de la bibliothèque municipale de Rouen, tandis que le souvenir de Hugo à Villequier est sous la responsabilité du musée des Antiquités de la même ville. Selon que l’on considère que le patrimoine littéraire est objet de musée ou objet de bibliothèque, les doctrines varient. C’est ainsi que le fonds de manuscrits de Cluny a été retiré de la bibliothèque pour être déposé au musée et que le fonds des manuscrits du Mont-Saint-Michel est partagé entre la bibliothèque municipale d’Avranches et son musée.

Les fonds des musées littéraires et des maisons d’écrivains sont victimes de cette « malédiction des organigrammes » dont a parlé Michel Sineux à propos des bibliothèques musicales. De ces écartèlements juridiques ou institutionnels qui sont autant d’obstacles à la recherche et d’injures à l’histoire, naissent des complications administratives et surtout une crise permanente d’identité et de « visibilité » des maisons d’écrivains et des musées littéraires, qu’une « mise en réseau » devrait précisément s’appliquer à corriger.