Les périodiques scientifiques à la Cornell University, ITHACA
Ross Atkinson
Pour contextualiser la problématique, voici quelques statistiques concernant la Cornell University, à Ithaca, dans l’état de New York. La bibliothèque de cette université se trouve au 10e rang dans l’Association of Research Libraries (ARL). Elle possède presque six millions de volumes, en achète environ 170 000 par an, et est abonnée à 60 000 revues. Son effectif en personnel est de 585 équivalents plein temps ; son budget, salaires compris, est d’environ trente millions de dollars 1.
Depuis de nombreuses années, en raison de l’augmentation rapide du coût de la documentation et de l’information scientifique, les bibliothèques de recherche fournissent aux scientifiques, avec beaucoup moins d’efficacité, l’information publiée dont ils ont besoin.
Sur le campus d’Ithaca, l’année 1995-1996 a été particulièrement difficile : il a fallu résilier plus de 500 abonnements scientifiques. Cette exceptionnelle pression – alors que le budget d’acquisition a raisonnablement augmenté de 4 % 2 – s’explique par l’augmentation du prix des revues scientifiques d’environ 18 %. Les résiliations qui en ont découlé font que de nombreux chercheurs de toutes disciplines découvrent qu’ils n’ont plus l’accès immédiat à certains des matériaux dont ils ont besoin pour leur recherche.
Les statistiques fournies par l’arl 3 montrent que le coût moyen d’un abonnement à une revue dans les bibliothèques de recherche de ce pays a augmenté de 115 % entre 1986 et 1994 – presque quatre fois le taux d’inflation générale. Ce chiffre est valable pour les revues, toutes disciplines confondues ; or, comme beaucoup de revues de sciences sociales et humaines n’ont pas augmenté dans cette proportion, il faut en conclure que c’est le prix des revues scientifiques qui a le plus augmenté. Le résultat en est, qu’à Cornell, nous dépensons bien plus d’argent chaque année pour un nombre de moins en moins grand de revues scientifiques.
Chute des abonnements
Comme, de nos jours, de nombreuses revues scientifiques sont publiées par des maisons d’éditions commerciales, qui sont en parfaite harmonie avec le marché, les revues les plus consultées dans chaque discipline sont aussi celles qui sont les plus chères. En fait, il s’agit d’une manifestation du syndrome des 80/20 : la plus grande partie des budgets scientifiques est dépensée pour une petite minorité des revues scientifiques, et c’est le prix de ces revues coûteuses qui augmente le plus rapidement.
Parmi les moins utilisés (et par là-même les moins coûteux), un grand nombre d’abonnements pourraient donc être annulés. Mais nous ne constaterions en fin de compte qu’une faible amélioration des budgets. En réalité, même si nous supprimions la plupart de nos revues, en ne gardant que les plus consultées, nous nous rendrions très rapidement compte que nous serions en train de payer pour les revues conservées autant que pour la totalité des revues.
Certes, le nombre des articles publiés par les revues augmente, certes il y a les taux de change, mais pourquoi les prix sont-ils en train d’atteindre de tels sommets ? Il est arrivé, il y a peu, que certains éditeurs rendent les bibliothèques de recherche responsables de hausses de prix aussi sévères : si les bibliothèques ne persistaient pas à supprimer autant de revues, les éditeurs n’auraient pas besoin d’augmenter les prix, afin de recouvrer les pertes de revenus.
En réponse à ces très nombreuses suppressions d’abonnements, de nouveaux diffuseurs – comme CARL Uncover – se multiplient rapidement. Ces services fournissent la copie d’articles en échange d’un droit couvrant le copyright et les coûts du service. Nous serons probablement amenés à être de plus en plus dépendants de tels services, puisque nous sommes forcés de renoncer à un nombre de plus en plus grand de revues, mais il ne faut pas penser que ces nouveaux services commerciaux offrent autre chose qu’une solution à court terme. Si toutes les bibliothèques continuent à résilier des abonnements et achètent à la place des articles à l’unité, les éditeurs se sentiront sans le moindre doute obligés d’augmenter le coût du copyright par article – de nouveau pour récupérer les pertes de revenus causées par les suppressions. Le coût du copyright par article pourrait – et devrait bien – arriver à augmenter au point que le prix de quelques articles sera le même que celui de l’abonnement à la revue.
La plus grosse erreur serait de croire que ce problème peut être résolu par les progrès de la technologie. En fait, la question n’a rien à voir avec la technologie – au sens de stockage et de transfert de données numérisées –, mais plutôt avec la propriété et la maîtrise de l’information scientifique.
En réalité, parce que la technologie accroît la maîtrise de l’information, il se pourrait que ce soit les progrès de la technique qui exacerbent le problème. En effet, ceux-ci permettront aux propriétaires de mieux en contrôler et maîtriser l’accès et l’utilisation. De plus, s’il est probablement vrai que les améliorations de la technologie de l’information vont réduire les coûts de production de l’édition, il est important de conserver à l’esprit que ces coûts ont très peu de chose à voir avec ceux pratiqués par les revues scientifiques. Si les éditeurs commerciaux réalisent des économies grâce à la technologie de l’information, il n’y a absolument pas la moindre raison aujourd’hui que les consommateurs en bénéficient.
Des sources d’information alternatives
Les raisons qui expliquent les coûts élevés des périodiques scientifiques ne sont pas principalement techniques, mais plutôt culturelles et sociales. Elles sont le produit de la nature foncièrement conservatrice et très décentralisée de l’université. Les chercheurs de chaque discipline en sont arrivés à dépendre de certains revues très spécialisées – au point que l’évolution d’une discipline est effectivement définie par ce qui y est publié. On peut se poser la question de savoir si la communauté scientifique dans son ensemble a la capacité et la volonté de modifier cet état des choses au profit de sources d’information alternatives.
Pourtant, seul un tel changement, seule une telle réappropriation de la responsabilité éditoriale de la recherche spécialisée par l’université, permettraient de trouver une véritable solution aux augmentations excessives des prix. Soit l’université – sociétés savantes et groupes d’institutions – retire aux éditeurs commerciaux au moins une partie de la responsabilité d’éditer les publications de recherche spécialisées, soit les prix facturés pour les publications vont bientôt sérieusement perturber la recherche.
Plusieurs actions importantes sont en cours pour susciter une telle réappropriation. Depuis 1991, l’Association of American Universities (AAU) travaille sur le projet Bibliothèques de recherche (Research Libraries Project) ; une des ambitions de ce projet est de créer un groupe d’édition coopérative. Son but est de concurrencer les éditeurs commerciaux dans le domaine de la publication de l’information scientifique et technique.
Le projet le plus avancé est peut-être celui de l’American Physical Society. Cette association planifie un service en ligne qui permettra aux physiciens de partager l’information sous forme de prétirages. Il est important que les scientifiques de Cornell suivent ces évolutions, et encouragent les efforts de l’AAU (même si cela signifie qu’une petite partie des crédits d’acquisition seront utilisés pour encourager une édition alternative), et que d’autres disciplines produisent les mêmes efforts que les physiciens.
Le système actuel de publication formelle, où la responsabilité d’éditer la littérature scientifique est en fait confiée à des éditeurs commerciaux, ne peut désormais plus exister. Sous-traiter ainsi les publications spécialisées dans la recherche est indiscutablement devenu l’obstacle unique et le plus nuisible à la communication scientifique. Les progrès de la technologie de l’information, si les relations actuelles entre la production et la propriété restent telles quelles, vont encore davantage porter atteinte à la communication scientifique, en donnant aux éditeurs de nouvelles possibilités d’en limiter l’accès. C’est en assumant la responsabilité non seulement de la production, mais aussi de l’échange formel de connaissance, que l’université sera capable d’assurer un accès à l’information à la fois conforme aux besoins et à long terme.