Liber à Malte

Dominique Morelon

Au cours d’un congrès particulièrement tourné vers l’actualité, puisqu’il était consacré à la bibliothèque électronique, Liber (Ligue des bibliothèques européennes de recherche) fêtait à Malte, du 21 au 25 mai 1996, ses 25 ans d’existence. « The Electronic Library at Work » en était le titre précis, titre qui, d’emblée, affichait cette nouvelle donne comme une réalité déjà effective dans les bibliothèques.

C’est bien ce que montrèrent les interventions regroupées en quatre sessions, correspondant aux quatre divisions qui assurent à Liber le travail de recherche et de réflexion professionnelles. L’apport de chacune de ces sessions ayant été riche et fécond et leur progression bien organisée, le mieux pour donner une idée fidèle de l’ensemble est sans doute de les reprendre dans l’ordre où elles ont été livrées aux participants du congrès.

Développement des collections

La division « Développement des collections » avait choisi de présenter des expériences diverses de développement des collections électroniques : le dépôt légal à la bnf en France, le partage des ressources dans les bibliothèques néerlandaises et allemandes, sans oublier de préciser les règles d’organisation et de catalogage hors desquelles ce travail ne peut se faire.

La première communication due à Claire Vayssade, de l’Agence bibliographique nationale française, présenta avec clarté la situation française en ce qui concerne l’édition électronique. La France est plutôt en avance avec la loi du 20 juin 1992 qui institue le dépôt légal pour ces documents. Toutefois la diversité et la mobilité des acteurs dans ce secteur de l’édition rendent la collecte difficile et imposent une veille éditoriale particulièrement active. Le traitement documentaire exige l’installation du document sur ordinateur et comporte, outre le catalogage et l’indexation, l’établissement d’une indispensable fiche technique. La conservation pose également des problèmes particuliers : la bnf prévoit de distinguer le contenant du contenu, qui sera transféré sur les supports les plus pérennes possible. La communication, enfin, se fera selon des modalités qui préserveront le droit d’auteur.

Dans ce domaine, la BnF est engagée dans deux actions de coopération internationale. A l’échelon européen, CoBRA (Computerised Bibliographic Record Action) cherche à coordonner un plan d’action entre les bibliothèques nationales 1. Par ailleurs, à l’intérieur de l’ifla, un groupe de travail des directeurs de bibliothèques nationales se consacre à la question du dépôt légal de ces documents.

Trix Bakker, de la Bibliothèque royale de La Haye, montra quels remèdes les bibliothèques des Pays-Bas trouvent dans l’infrastructure électronique pour sortir de la situation critique où les plongent le coût croissant des documents et la stagnation des crédits : l’amélioration de l’accès au document avec des outils comme le réseau électronique obn, qui permet à l’utilisateur final de recevoir une copie d’article chez lui dans les 48 h, et un livre dans la bibliothèque de son choix dans les quatre jours ; les moyens d’une meilleure coopération pour un développement coordonné des collections avec le catalogue collectif en ligne pica qui précise les profils documentaires des différentes bibliothèques.

Elle insista sur les conséquences qu’entraînent ces progrès technologiques pour les bibliothécaires qui deviennent des spécialistes de l’information, et doivent guider les utilisateurs dans la « jungle électronique » pour les mener rapidement, facilement et au moindre coût, vers le document qu’ils recherchent. Le projet nbw d’aide à la recherche de niveau universitaire sur Internet s’inscrit dans ce nouveau rôle.

La bibliothèque virtuelle

Wilfried Enderle, de la Bibliothèque de Göttingen, ouvrit des perspectives sur la « bibliothèque virtuelle » qui se constituera à partir des collections numérisées. Mais ces collections elles-mêmes ne peuvent être créées et offertes à l’usager que dans le cadre des structures existant actuellement. En Allemagne, les bibliothèques participant au projet ssg-Fachinformations, comparables à nos cadist, donnent accès à leurs catalogues sur Internet et à un certain nombre de documents en ligne ou prévoient de le faire rapidement. Le serveur webis, qui offre un accès informatique structuré par sujet, est un vecteur essentiel de cette évolution ; souple et convivial, il peut être utilisé par des agents sans connaissances informatiques particulières et permet un partage à l’échelon régional d’abord, non seulement des ressources bibliographiques mais aussi des compétences en personnel. La question du droit d’accès aux documents d’origine commerciale n’est toutefois pas résolue.

Un autre projet : MEDOC, en collaboration avec l’Association des chercheurs allemands en informatique, prévoit de regrouper sur un même serveur documents électroniques, livres, revues, rapports concernant ce domaine, de façon à constituer une véritable bibliothèque numérique, le but étant surtout de rechercher des solutions techniques grâce à l’emploi d’« agents intelligents ». Ce projet n’est toutefois envisageable qu’à partir de formats standardisés. Tout autre est la pratique des mathématiciens qui, habitués à échanger textes et informations sur les réseaux grâce à l’utilisation de standards reconnus au niveau international, n’attendent des bibliothèques que l’archivage permanent de ces données et la garantie de leur accès. Qu’elles adoptent l’une ou l’autre de ces conceptions, les bibliothèques doivent développer des solutions techniques et organisationnelles pour gérer ces nouveaux fonds. Le projet WebDoc va dans ce sens et leur permet d’intégrer cette gestion dans leur organisation initiale.

Wilfried Enderle pointa encore quelques difficultés propres aux documents électroniques telles que leur repérage et leur sélection, leur mode d’acquisition, l’abstraction qui les caractérise. Il conclut sur la nécessité de mettre sur pied une infrastructure qui organise le partage des tâches entre les bibliothèques, sur le besoin pour l’usager d’une entrée centrale intégrée, et pour le professionnel d’une stricte standardisation du format du document et de l’information le concernant.

C’est sur ce dernier point qu’insista Jan Smits, de la Bibliothèque royale de La Haye, puisant dans son expérience de cartothécaire arrivé au moment où l’information disponible est si importante qu’elle ne peut plus être représentée par des cartes. Pour lui, ces « données sur les données », qu’il baptise « métadonnées », sont absolument nécessaires si nous voulons offrir aux utilisateurs l’énorme potentiel que nous ouvre l’âge numérique et en même temps les moyens techniques de les consulter. Il nous faut obtenir des producteurs les informations qui permettront de les sélectionner, de les offrir à la consultation et de les conserver, et ce, sous une forme standardisée. Dans le domaine géospatial, les États-Unis ont commencé en 1994 à organiser cette description standardisée, suivis en 1996 par le Comité européen pour la standardisation. Il conviendrait d’étendre cet effort à tous les documents numériques, à l’instar de l’ISBD pour les livres, en prenant soin d’adopter une structure à la fois très ouverte pour intégrer les développements technologiques à venir et susceptible d’alimenter des bases de données. Il faut d’urgence une coopération entre les autorités, les producteurs et les bibliothécaires pour y parvenir.

Accès

La division Accès présenta quelques expériences démontrant combien cet aspect est modifié de façon radicale dans le cadre de la bibliothèque électronique.

Tandis que Colin Mac Laren exposait comment la bibliothèque universitaire d’Aberdeen, grâce à ces nouveaux moyens technologiques, joue maintenant un rôle clef dans le développement de l’enseignement et de la recherche au niveau de toute sa région, c’est un projet national que présentait Ivan Boserup, de la Bibliothèque royale du Danemark. Kulturnet Danmark, un réseau Internet regroupe 150 institutions dépendant du ministère de la Culture autour de projets aussi divers que la biographie multimédia d’un musicien, les œuvres contenues dans les musées danois, une base de données sur le cinéma danois, les fouilles archéologiques faites au Danemark, etc. Dans tous les cas, le réseau s’est révélé irremplaçable, à la fois pour organiser les ressources existantes et pour y donner accès. Le travail accompli ouvre des perspectives intéressantes quant à l’accueil du public, à l’extension du réseau (ouverture à toute la Scandinavie), et aux possibilités ultérieures de financement hors subvention.

Jan Braeckman, de la bibliothèque de l’université de Louvain, se situa, lui, au niveau du campus universitaire : celui de Louvain est pourvu d’un système d’information en réseau, point unique d’entrée, toujours à jour, auquel la bibliothèque, bien sûr, participe. Il a été le résultat d’une collaboration très fructueuse entre bibliothécaires, informaticiens et universitaires.

A noter que la question des applications novatrices d’Internet dans les bibliothèques intéresse tout particulièrement Ken Middleton de la Todd Library, Middle Tennessee State University qui aimerait partager expériences et projets avec d’autres bibliothécaires... sur Internet, bien sûr ! 2

Conservation

Si les bouleversements technologiques en cours introduisent une incontestable amélioration dans l’accès à l’information, il n’en va pas forcément de même pour ce qui est de la conservation. Le titre choisi par la division chargée de cette question : « La numérisation : support de conservation ou menace de désastre ? » manifestait une certaine inquiétude.

John Mackenzie Owell, consultant chargé par la Commission européenne d’une étude sur le dépôt légal des documents électroniques, allait y répondre d’une façon quelque peu provocatrice. Attribuant aux bibliothèques un rôle accru, il stigmatisait toutefois leur préférence pour les CD-ROM. Les bibliothèques doivent, selon lui, s’attaquer au problème de la conservation de l’information vivante : celle qui circule sur les réseaux, ce qui signifie non seulement garantir l’accès aux objets numériques mais aussi conserver le contenu de la structure des réseaux eux-mêmes.

Les bibliothèques sont les meilleurs lieux de conservation de par leur pérennité, leur efficacité, de par l’authentification qu’elles apportent aux documents ; mais elles doivent affiner leurs critères de sélection, adopter de nouvelles méthodes d’acquisition, s’adapter au traitement de ces nouveaux documents, s’inquiéter des supports et des appareils de lecture pour l’information publiée « hors ligne », bien emmagasiner l’information en ligne pour pouvoir la rediffuser par le même canal, régler, enfin, les problèmes de droit et assurer le meilleur accès possible. Or, des choix faits à chacun de ces stades dépend la qualité de la conservation et son coût.

La conversion de support

Les incertitudes sur l’évolution des coûts, de la technologie, des supports de substitution, du droit, de l’édition, de la coopération avec les éditeurs et entre les bibliothèques elles-mêmes rendent difficile l’élaboration d’une politique claire. Il est certain, en tout cas qu’il faut opter pour la conversion de support, seul moyen de parer à la détérioration physique des documents et à l’obsolescence de leur environnement technique et de s’adapter aux évolutions en matière de coût comme d’avance technologique.

On peut s’attendre à ce que le coût d’accès soit équivalent à celui des documents sur papier. En ce qui concerne la conservation, la migration de support créera sans doute un surcoût, mais la standardisation pourrait conduire à des économies. Tout dépend en fait du modèle organisationnel adopté par les bibliothèques et de leur capacité à coopérer entre elles et avec les éditeurs.

Carol Mandel, de la bibliothèque de l’université Columbia, présidente d’un groupe de travail américain sur l’archivage de l’information numérisée, composé de professionnels des bibliothèques, des archives et de l’édition, assigna à la conservation les mêmes objectifs, concernant à la fois le contenu des documents, leur contexte et leur accès. L’idéal, selon elle, serait que le concepteur du document, lui-même, le formate et lui adjoigne les informations nécessaires pour sa conservation, et que l’éditeur en fasse de lui-même le dépôt.

Sinon que faire ? La réponse est vibrante : « Du sauvetage agressif ! ». Et pour cela s’appuyer sur des bases légales pour le dépôt et le sauvetage, une standardisation tant en matière de description que de format, une recherche de compatibilité et des pratiques communes pour la migration, le stockage et l’émulation des documents. Carol Mandel conclut à la nécessité d’une structure qui puisse identifier les meilleures pratiques, encourager les projets pilotes, créer des structures de soutien aux établissements concernés.

Daniel Renoult présenta l’expérience de la bnf qui a décidé d’utiliser la numérisation pour l’accès et de s’en tenir, pour la conservation, au microfilm, plus sûr et moins cher. Mais la bnf assure, comme on l’a vu plus haut, la conservation des documents numérisés et se fixe comme objectif une attitude active et évolutive. Denise Livesley, de escr Data Archives, au Royaume-Uni, relata l’expérience du maintien depuis 1967 et de la conservation d’une grande base de données pluridisciplinaires pour l’histoire, l’économie et les sciences sociales, créée au départ par le Research Council, et le Higher Education Council, qui se fixe pour but d’assurer la sécurité des données à la fois au plan physique et au plan de l’utilisation, et leur intégration à l’intérieur de systèmes d’information. Elle distingua quatre défis : la vérification et l’authentification de l’information « dynamique », la difficulté à séparer les données de leur environnement technique, le mode de conservation des données confidentielles, le besoin d’une meilleure documentation sur le contenu et le format des données.

Gestion

Les quatre intervenants invités par la division Gestion mirent en évidence les implications, pour l’organisation et pour la formation, de cette mutation des bibliothèques.

Erland Kolding Nielsen, de la Bibliothèque royale de Copenhague, décrivit la stratégie prévue au Danemark, tant au niveau national qu’au niveau des institutions, pour utiliser au mieux les nouvelles technologies. Les principales bibliothèques de recherche ont proposé à leur ministère un programme en dix points : migration vers un nouveau système informatique intégré ; mise en œuvre d’interfaces modernes ; implantation de postes de travail « intelligents » ; extension de la communication des données à un réseau de haute capacité ; création de serveurs pour les bases constituées dans chaque bibliothèque et accès aux serveurs externes de documents ; numérisation des documents ; formation continue du personnel existant ; recrutement d’un personnel compétent dans ces technologies nouvelles ; rétroconversion des catalogues ; systèmes pour l’administration. Ces dix points ont été acceptés par le ministère de la Culture qui travaille actuellement à trouver un financement pour les réaliser.

S. Sybrandy, de la bibliothèque de l’université de Groningue, a exposé l’expérience concrète d’une bibliothèque qui, dans le cadre d’un projet pilote destiné à faire connaître aux étudiants les nouvelles technologies de l’information, offre, depuis 1993, à ses usagers, l’accès aux bases de données en ligne et aux réseaux. Il constate que, pour le personnel, la formation interne est la plus efficace, ainsi que les réunions où les bibliothécaires du service peuvent échanger leurs expériences. Par ailleurs, il souligne que, grâce aux réseaux, la bibliothèque touche un nouveau public, ce qui doit amener la direction à définir clairement la mission de l’établissement.

Jacqueline Sanson, de la bnf, évoqua les changements qui y ont été entrepris pour en préparer l’ouverture : changement dans l’organisation des collections imprimées, réparties dorénavant en quatre départements thématiques et des collections audiovisuelles réunies en un seul département, changement également apporté dans l’organisation du travail par la spécialisation du service public, la gestion des fonds entièrement automatisée et la place de la documentation numérisée. Un vaste plan de formation a été mis sur pied pour adapter le personnel à ces nouveaux besoins.

La formation

Jane Core, de la bibliothèque de l’université d’Aberday, à Dundee, est spécialiste de cette question de la formation des personnels de bibliothèque et plus particulièrement de la formation à leur rôle de formateurs des usagers à ces nouvelles technologies. Edulib, dont elle est le directeur-adjoint, est un organisme chargé de mettre en place un programme d’apprentissage spécifique s’appuyant sur un réseau de bibliothécaires exercés à ces technologies. Il agit en partenariat avec des universités et avec une association de formation continue de l’enseignement supérieur, ce qui lui donne une légitimité dans ce milieu, avec lequel les bibliothécaires devront travailler de plus en plus étroitement et lui permet d’offrir un soutien pour des actions communes. Son but est d’arriver à promouvoir un changement de culture dans tout le milieu professionnel, les personnels formés formant à leur tour leurs collègues.

La dernière communication de ce congrès riche d’expériences variées mais finalement convergentes sur une question si pleine de promesses, d’incertitudes et de défis pour nos établissements et notre profession, constituait ainsi une transition avec le prochain, puisque les membres de Liber 3 se réuniront du 1er au 4 juillet 1997 à Berne sur le thème : « The teaching library ».