L'europe par le livre ?
Pratique et connaissance de l'autre
Isabelle Masse
Dans le cadre du Temps des livres, s’est tenu le 16 octobre 1996 à l’auditorium Colbert de la Bibliothèque nationale de France (BnF), un forum intitulé « L’Europe par le livre ? Pratique et connaissance de l’autre ». La Direction du livre et de la lecture (DLL) et France Loisirs y avaient invité des enseignants, chercheurs, spécialistes de la lecture, de l’enseignement des langues, professionnels du livre – bibliothécaires, éditeurs spécialisés dans la littérature étrangère, traducteurs...
Lire en Europe
Le point de départ était l’enquête « Regards croisés : lire en Europe, une comparaison France/Allemagne/Italie/ Grande-Bretagne/Espagne », présentée et commentée par Jean-François Hersent, de la DLL. Mise en œuvre afin de mieux discerner les pratiques de lecture et les attitudes par rapport au livre dans cinq pays d’Europe – à partir d’échantillons constitués d’étudiants de toutes disciplines, en 3e année de faculté –, cette enquête portait d’une part sur les comportements de lecture, d’autre part sur la connaissance réciproque des littératures. Deux listes en formaient le cadre, la première comportant seize noms d’auteurs de littérature générale, de philosophie et de sciences sociales, la seconde une liste de seize titres d’ouvrages. Un certain nombre de tendances fortes ont été mises en lumière : au-delà des différences – dans les cursus par exemple –, certains phénomènes communs aux cinq pays sont apparus qui donnent de meilleurs lecteurs et connaisseurs de la « littérature » de l’autre : la filière littéraire, le fait d’avoir appris la langue, d’appartenir au sexe féminin et à une famille dont les parents ont suivi des études supérieures.
L’enseignement des littératures
Les manières d’enseigner les littératures sont très diverses en Europe, dira Jean Verrier, de l’université de Paris 8. En Allemagne, programmes et méthodes diffèrent d’un Land à l’autre. D’une manière générale, la lecture est plutôt vue comme un retour sur soi – Bildung – que comme une mise à distance par rapport au texte. En Angleterre, le cursus est plus centré sur la langue que sur la littérature. En Italie, les sujets littéraires de la maturità – équivalent du baccalauréat – sont assez généraux, et l’ouverture sur l’Europe y est plus grande. En France, un important effort reste à faire dans le domaine de la littérature des pays voisins. L’explication de texte y est toujours le fleuron de l’enseignement du français.
Pour revenir à l’étude et à la connaissance des textes littéraires, Manuel Tost, de l’université autonome de Barcelone, propose... leur lecture dans le texte. La prise en compte de la proximité des langues, c’est-à-dire ce que l’on sait de sa propre langue et d’autres langues proches, pourrait la rendre possible.
Pour Claudine Briane et Albane Caïn, de l’université de Paris VII et de l’INRP, l’étude des textes littéraires dans l’enseignement des langues vivantes a connu un net recul entre 1957 et 1968. Les manuels insistaient alors sur les structures grammaticales et le vocabulaire. À partir de 1970, c’est le tout oral qui a pris le pas. Un nouveau tournant se dessine aujourd’hui – les derniers textes officiels (1994-1995) insistent à nouveau sur le rôle de l’écrit, et de la lecture de textes littéraires comme accès à la civilisation de l’autre, pour tenter d’éviter le repli identitaire.
En Angleterre, le fonds d’ouvrages en langues étrangères – français, allemand et italien –, proposé par le réseau des onze bibliothèques de la région de Birmingham, rencontre un grand succès. Pour Geoffrey Warren, seul représentant de la profession durant cette journée, ces bibliothèques-là sont à l’avant-garde pour encourager ceux qui ont besoin ou envie de lire dans d’autres langues.
Librairie, édition, traduction...
La table ronde finale réunissait des représentants européens de professionnels du livre. Les Allemands sont-ils ouverts aux littératures étrangères ? Pour Roland Kaehlbrandt, de la Fondation Bertelsmann, le nombre de traductions en est le premier indicateur – en littérature, 45 % sont des ouvrages traduits. Sur ces 45 %, 80 % le sont de l’anglais, 6 % du français, 2 % de l’espagnol et 2 % de l’italien. Le premier pays d’exportation de la littérature allemande est la Pologne, le deuxième la République tchèque, la France arrivant en sixième position. Les librairies proposent un éventail assez varié d’écrivains français (A. Dumas, M. Duras, A. Finkielkraut, B.-H. Lévy, L. Malet, F. Mitterrand, M. Pagnol, R. Queneau, G. Sand, M. Tournier, M. Yourcenar, etc.), mais les livres en langues originales sont peu courants, et leur prix reste très élevé.
Hubert Nyssen, des éditions Actes Sud, se dit peu touché par l’enquête « Regards croisés », qui n’est pour lui que l’image d’une situation donnée à un moment donné. Il maintient que l’éditeur doit se contenter d’être fidèle à sa passion et se garder d’être induit à de fausses conduites par des chiffres. Yvon Girard, des éditions Folio/Gallimard, se déclarait quant à lui tout à fait concerné par les résultats de l’enquête. Folio édite les auteurs qui y sont cités, et le service commercial de Gallimard exporte douze millions de volumes dans le monde, dont 56 % dans les pays francophones.
La Grande-Bretagne publie peu de traductions (3 % seulement). Pour Terry Hale, traducteur, ce pays est le moins ouvert à la traduction de toute l’Europe, ce qui peut s’expliquer par la dominance linguistique : nul n’est besoin de chercher ailleurs. Et les traductions, quand elles existent, se vendent toujours moins bien que les livres écrits en langue anglaise, malgré la parution de bonnes critiques littéraires dans la presse haut de gamme. Pour Sylvère Monod, les traducteurs ont du mal à vivre dans le contexte actuel de la crise de l’édition, ceci malgré un métier réel et concret. Le Centre national du livre, dont les critères sont fondés sur la valeur du livre et la qualité de la traduction, est une structure d’aide non négligeable à l’édition de ce type d’ouvrages.