Coopération et bibliothèques territoriales
Claudine Liéber
La coopération, thème cher au cœur des bibliothécaires, revient avec constance dans les réflexions des institutions et des associations. Interrogés au plan des principes, les professionnels sont unanimes à la considérer comme « une ardente obligation ».
L’examen des réalisations, l’évaluation des structures conduisent à un constat nuancé. Le mot « coopération » est, dans sa banalité, parfaitement flou, et englobe tout autant les relations de bon voisinage, le conseil et l’aide bien volontiers fournis à un collègue, que les liaisons informatiques sophistiquées. D’où le risque de se perdre dans un foisonnement d’opérations. Sa connotation (« coopérative », « coopérateurs ») possède une couleur un peu fanée, située quelque part entre le XIXe siècle et la période post-soixante-huitarde. Le terme plus moderne de réseau, qui sonne mieux aux oreilles des décideurs, grignote le terrain. Si la coopération est morte, vive le réseau ! Plus high-tech, la notion ne gagne pas en précision.
Chargée par le directeur du Livre d’une étude sur la question 1, j’ai donc été conduite à adopter un choix strict d’opérations représentatives – une dizaine –, à m’intéresser parallèlement aux structures qui les sous-tendent, et à leur correspondance : qui fait quoi ? Dans quel cadre ? Ce cadre remplit-il sa mission ? Lorsque plusieurs structures sont en concurrence, quelle serait la mieux adaptée à son objet ?
Les opérations
Les trois champs retenus ont été la coopération documentaire (cinq types d’actions en réseau, dont trois à base d’informatique), l’animation culturelle et la formation.
- Les bases bibliographiques régionales spécialisées
Ces bases, auparavant généralistes et parfois redistributrices de notices (comme Brasil en Rhône-Alpes) font maintenant le choix de la spécialisation, dans le domaine des fonds régionaux. Elles utilisent les notices des fonds anciens et locaux rétroconvertis par la Bibliothèque nationale de France (BnF), s’enrichissent ensuite d’autres notices et supports en élargissant les partenariats. On les consulte sur CD-ROM ou Minitel. Ainsi la bibliographie alsatique de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg, à laquelle coopèrent les bibliothèques municipales de Mulhouse et Colmar, se trouve sur 3615 bnu. L’accès à la base bibliographique bourguignonne s’obtient par le 3614 BMDIJON (7 000 notices consultables). Un partenariat unit la BM de Dijon, la Société des Annales et l’agence Abidoc.
Rhône-Alpes édite le CD-ROM Mémoire et actualité de la région Rhône-Alpes 2 ; la sortie du CD-ROM de Basse-Normandie est imminente. D’autres projets émergent (en Aquitaine, Bretagne, Languedoc-Roussillon...), mais ne sont pas parvenus à maturité.
Ces réalisations, fréquemment coordonnées par les agences de coopération, couvrent le territoire d’une région, et entraînent, dans leur sillage, des plans tacites d’acquisition et de conservation partagées des fonds locaux. Elles devraient générer des instruments efficaces, surtout quand elles s’appuient sur le dépôt légal.
- Les bases locales communes
Nombre de villes mettent en place des réseaux locaux : les bibliothèques offrent alors à la consultation une base qui dépasse leur propre catalogue (souvent avec une version Minitel). La composition courante comprend les fonds de la bibliothèque municipale, des musées, conservatoires et archives municipales. On y trouve parfois toute la documentation disponible dans la ville (documentation municipale, fonds universitaires, etc.) ou l’agglomération (Syndicats d’agglomérations nouvelles ou urbaines, comme le réseau Bily à Dunkerque). Certaines bases, dont le réseau Brise 3 de Saint-Étienne est le meilleur exemple, fournissent à l’usager une carte unique pour l’ensemble du réseau. La liaison de ville à ville existe entre les bibliothèques municipales de Saint-Étienne et de Lyon.
- Participation aux réseaux nationaux et internationaux
Grâce à une collaboration avec le secteur universitaire, certaines bm, en particulier en Rhône-Alpes, se sont intégrées à un réseau de campus, puis utilisent Renater pour disposer d’Internet, sur lequel leur catalogue trouve accueil. D’autres chemins s’ouvrent pour les bénéficiaires des campagnes de rétroconversion de la BnF et les pôles associés, dont les catalogues s’intégreront au Catalogue collectif de France, qui sera consultable sur Internet.
- Les plans de conservation partagée des périodiques
Fort utile, la collaboration reposant sur les plans de conservation partagée des périodiques permet d’éliminer et de faire de la place, avec la certitude qu’une collection de référence est répertoriée et conservée dans la région. Une douzaine de plans fonctionne actuellement avec plus ou moins d’activité, souvent accompagnés d’un microfilmage de la presse ancienne et d’une campagne d’adhésions au ccn (Catalogue collectif national des publications en série). Généralement pris en charge par une agence de coopération, ils devraient favoriser le prêt entre bibliothèques, mais ont à surmonter les questions juridiques de transfert de collections. Aucune opération n’atteint le stade du plan d’acquisition partagée. L’harmonisation des titres se pratique entre bibliothèques municipales et bibliothèques universitaires de grandes villes.
Animation culturelle
D’autres formes de coopération peuvent se mettre en place.
- L’action en faveur des publics spécifiques
Les initiatives locales en faveur des publics fragiles (personnes âgées, malvoyants, petite enfance, quartiers défavorisés...) sont riches, et les bibliothèques très actives, à travers leur service de prêt aux collectivités ou en coopérant avec les associations. L’intérêt porte particulièrement sur les expériences qui dépassent le cadre communal et s’ouvrent au partenariat (notamment avec les directions concernées des ministères de la Culture, de la Justice, la Délégation interministérielle à la ville), générant des moyens supplémentaires. On citera par exemple les programmes en faveur des prisons (Aquitaine, Languedoc-Roussillon et bientôt Franche-Comté...), des malvoyants et personnes âgées (la Basse-Normandie et sa bibliothèque sonore régionale, l’Aquitaine...). Les agences de coopération apparaissent là comme les structures souples les plus aptes à agir dans un cadre large.
- Les guides collectifs ou les sélections communes
Les guides collectifs (guides des ressources patrimoniales qui s’appuient sur des inventaires, répertoires d’animations et d’intervenants, annuaires des bibliothèques ou des métiers du livre...), souvent réalisés par les agences de coopération, sont pragmatiques et utiles à tous. Parfois luxueux s’il s’agit de mises en valeur des fonds, ils peuvent prendre la forme de cd-rom (Aquitaine, Champagne-Ardenne).
Les revues et sélections de livres pour la jeunesse, fruit de réunions entre ces secteurs, servent de support aux acquisitions et donnent lieu à des publications – simple liste bibliographique de travail interne, édition soignée à disposition du public, revue diffusée régionalement ou nationalement.
- La promotion de la lecture en direction des jeunes
L’activité des secteurs Jeunesse des bibliothèques, très ouverts sur l’extérieur, entraîne de multiples partenariats avec l’Éducation nationale, notamment dans le secteur primaire depuis la création des bcd (bibliothèques-centres de documentation). De nouvelles formes d’action (conseils, animations autour du livre...) ont vu le jour avec le monde scolaire et associatif ; les comités de lecture servent aussi à se concerter pour les acquisitions. La collaboration avec les cdi (centres de documentation et d’information) se développe lentement, et n’est pas systématique, sauf projets particuliers comme à la bibliothèque municipale de Roanne, à la Communauté urbaine de Dunkerque ou en Languedoc-Roussillon (édition d’un guide de la recherche documentaire pour adolescents).
Plusieurs Centres de ressources pour le livre de jeunesse ont été mis en place, dans le cadre d’agences de coopération (Nord-Pas-de-Calais), de villes (Brest), de centres régionaux du livre (Midi-Pyrénées). Utilisés par bibliothécaires et enseignants, leur activité est variable et dépend de la richesse de leur fonds, et de sa gestion.
- Les collaborations transfrontalières
Les bibliothèques (Nord-Pas-de-Calais, Basse-Normandie, Alsace...) participent aux relations nouées par les villes ou départements avec leurs homologues étrangers, proches et lointains. Visites, invitations et présences croisées à des salons du livre, échanges d’ouvrages et d’animations culturelles, sont les actions les plus classiques.
Des coopérations vont plus loin dans l’échange de services (consultation croisée de catalogues et recherche documentaire avec le sud de l’Angleterre à la bm de Caen ; carte unique et prêt croisé, stationnement régulier des bibliobus respectifs à Mulhouse et Fribourg).
- Les bibliothèques intercommunales
Se rangent ici les bibliothèques de Syndicats d’agglomérations nouvelles, actives et fréquentées mais peu homogènes, généralement pourvues d’une carte unique et d’une base commune ; les politiques culturelles partagées impliquent des bibliothèques, dans les cadres désignés (district, communauté urbaine, syndicats, pays...). Aucun de ces types ne peut servir de modèle clair d’organisation pour la coopération. Enfin, les équipements culturels partagés en milieu rural se développent, mais ne se généralisent pas, malgré le prosélytisme et l’aide des bibliothèques départementales de prêt, les incitations des Directions régionales des affaires culturelles, des conseils généraux. Le champion incontesté reste la Saône-et-Loire.
La formation
Les besoins en formation sont grands, et vont du général au très spécialisé. La répartition des compétences n’est pas simple, même entre acteurs institutionnels, et les moyens sont dispersés. La coopération, très active, associe souvent par convention plusieurs partenaires et prestataires de service, avec des géométries variables et une aide des drac : les centres de formation, les centres nationaux de la fonction publique territoriale, les agences de coopération, les centres régionaux des lettres... Dans ce contexte, l’Association des bibliothécaires français, les bibliothèques départementales de prêt jouent un rôle très important pour la formation des bénévoles. Pour y voir plus clair, des enquêtes ont été lancées pour évaluer les besoins, répertorier l’offre (centre régional de formation Médiaquitaine, agence Poitou-Charentes) et établir un plan de formation.
Structures et cadres
Différentes structures œuvrent aujourd’hui à la coopération.
- Les agences
Officiellement au nombre de dix-huit, les agences 4, dont certaines ont plus de dix ans, ne couvrent pas l’ensemble du territoire. Plusieurs sont mortes (Lorraine, Ile-de-France), ou ont subi des transformations radicales (Rhône-Alpes, Basse-Normandie). Leur budget, d’une très grande amplitude, repose davantage sur la subvention de l’État (77 % en moyenne) que sur celle des collectivités territoriales. Structures légères, elles disposent d’un statut souple (association loi 1901), mais fragile, et interviennent sur trois secteurs principaux : préservation et mise en valeur du patrimoine écrit (bases régionales, conservation et microfilmage de la presse, inventaires et guides du patrimoine), promotion de la lecture surtout en direction des jeunes et des publics spécifiques, information/formation des professionnels. Elles sont l’une des rares structures à mener des actions dans le cadre administratif de la région, avec un éventail de partenariat diversifié.
- Les bibliothèques départementales de prêt
Les bibliothèques départementales de prêt, par essence têtes de réseau dans leur département pour la fourniture de documents, la formation, l’animation... tâchent d’en renforcer la cohérence (par exemple à l’occasion de l’informatisation), de développer services et expériences (la Drôme et ses trois médiathèques départementales qui jouent à la fois le rôle de bm et de bdp, la Dordogne et ses fonds spécialisés répartis, le service de télédocumentation de Saône-et-Loire, etc.)
Par ailleurs, d’autres structures, comme les associations professionnelles, les clubs d’utilisateurs des systèmes informatiques sont aussi d’importants foyers de coopération.
- Les nouvelles structures : BMVR et pôles associés
Le programme d’aide aux bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR), prévu pour cinq ans par la loi de 1992, a permis la construction des établissements d’Orléans, Poitiers, La Rochelle, qui seront suivis d’une dizaine d’autres. La coopération régionale fait expressément partie de leurs missions, mais ni les modalités, ni les coûts de fonctionnement ne sont actuellement définis ni pris en compte. On ne connaît pas la suite qui sera donnée à ce programme après 1997 et la loi, pour le moment, ne vise que ces nouveaux équipements, alors que bien des établissements déjà construits assurent aussi un rayonnement régional.
Les pôles associés collaborent avec la BnF à étoffer la couverture documentaire, grâce à un partage concerté des acquisitions, pour lesquelles ils reçoivent une subvention annuelle. Une trentaine de conventions sont signées, où les bibliothèques municipales ne sont pas majoritaires (sept à ce jour, dont Aix-en-Provence et Marseille, Brest, Limoges, Lyon, Rennes, Poitiers). Leur réseau devrait s’accroître avec la labellisation annoncée des bibliothèques municipales dépositaires du dépôt légal.
Créer des structures ouvertes
La coopération aujourd’hui est riche et touffue, mais si complexe, et, paradoxalement, si morcelée que les professionnels n’en voient plus toujours l’intérêt. La rigidité des cadres administratifs, leur juxtaposition, sont autant d’obstacles. La coopération est inexistante entre villes-centres et communes avoisinantes, rare entre bibliothèques municipales et bibliothèques universitaires qui reçoivent en partie le même public ; elle sort difficilement du cadre municipal ou départemental. Enfin, l’accès aux réseaux mondiaux de communication ne semble ouvert qu’aux établissements puissants, déjà bénéficiaires des aides de l’État.
Trois types de structures, avec des activités de coopération, vont se retrouver sur le même terrain : les agences, utiles aux professionnels mais à l’activité variable et au statut fragile, les bmvr, à l’identité et au rôle encore mal définis, et les pôles associés. Aucun de ces réseaux ne couvre entièrement le territoire.
Dans le cadre de la décentralisation, comment rendre un sens à un paysage confus, sans attenter à sa richesse ? On voit bien la nécessité d’ériger en région des établissements relais et piliers, centres d’irrigation de la coopération, notamment en raison de la richesse de leurs collections. Le renforcement du dépôt légal en région suit cette voie. Une cohérence s’esquisse avec le recouvrement de certains réseaux, comme à la bibliothèque municipale de Poitiers, à la fois bmvr, pôle associé et dépositaire du dépôt légal. On voit aussi l’utilité de créer des structures ouvertes où divers organismes pourraient coopérer, par exemple un établissement public de type local, permettant l’association non concurrentielle de plusieurs collectivités territoriales et s’adaptant aux opérations souhaitées par les partenaires suivant les régions.
L’évolution est en route, mais un long chemin est encore à parcourir pour que la coopération trouve toute sa dimension dans le développement des établissements et des services.