Le rôle social et culturel des bibliothèques vu de Bobigny

Dominique Tabah

Après une définition des missions des bibliothèques municipales et un historique de leurs évolutions, l'auteur de cet article expose les principes qui ont guidé l'équipe de la bibliothèque municipale de Bobigny dans la réalisation des différentes actions menées, actions inscrites dans une logique de démocratisation, d'élargissement des publics et d'accès du plus grand nombre aux biens culturels.

After a definition of the missions of public libraries and a historical background of their evolutions, the author of this article gives the principles which have guided the staff of the public library of Bobigny in the realization of the different actions it has led for the democratization, the increase of the public and the access of the biggest number of people to the cultural goods.

Nach einer Darstellung der Aufgaben der Stadtbibliotheken und einer Rückschau von deren Entwicklungen, die Verfasserin legt die Grundsätze vor, die die Mannschaft der Stadtbibliothek Bobigny beeinflußt haben zur Verwirklichung der verschiedenen durchgeführten Veranstaltungen. Sie hatten sich die Demokratisierung, die Verbreitung der Publiken und den Massenzugang zu den kulturellen Gütern zum Hauptziel gesetzt.

Il n’est pas question de décrire ici l’essor et les transformations que connurent les bibliothèques municipales au cours de ce dernier quart de siècle, mais seulement de rappeler les trois facteurs principaux qui, à nos yeux, ont concouru au renouvellement de la conception même du service :

– les débats, d’abord, et les questionnements qui ont agité la profession à la fin des années 60. Ces débats ont porté sur les nouveaux publics à desservir et sur leurs besoins, sur les collections, sur la conception des espaces de la bibliothèque et la notion de réseau, sur les politiques d’animation et d’action culturelle : une approche nouvelle du service et du métier, de leurs finalités et objectifs ;

– l’émergence d’une volonté et d’un investissement des collectivités locales pour une modernisation des locaux et le recrutement de nouveaux personnels qui se sont traduits, dans la plupart des cas, par un renouvellement complet du service, sur la base de programmes de développement adaptés aux caractéristiques des différentes villes. Cette volonté impliquait un engagement politique et financier soutenu par l’État, certes, mais sans précédent de la part des élus ;

– enfin, l’analyse des premières expériences et réalisations des années 70 et 80 et du succès que connurent les nouveaux services, analyse qui eut une influence importante sur la formation et l’information tant des élus et des administrateurs locaux que des bibliothécaires.

On peut énoncer brièvement les idées forces et les mots clefs qui rendent compte de cette mutation : le rôle éducatif, culturel, civique et social de la bibliothèque ; la démocratisation culturelle ; l’information du citoyen, la contribution à ce qu’il puisse se forger une opinion, le respect de son indépendance, la tolérance, le développement de l’esprit critique de l’utilisateur ; l’accès aux œuvres, aux savoirs et à la connaissance (héritage, mémoire, mais aussi appropriation du contemporain) ; la formation, l’accompagnement scolaire, le prolongement de l’école, l’« autodidaxie », la formation continue ; la construction personnelle, l’information pratique et les loisirs.

En bref, la bibliothèque est un lieu d’échange, de rencontre, de débats, de partage, de citoyenneté, de sociabilité, de découverte, de délectation. Mais elle est aussi un service de proximité d’un usage quasi quotidien, ce qui lui donne un rôle social et culturel qui s’apparente davantage, pensons-nous, à celui de l’école (mais au profit de toutes les classes d’âge) qu’à celui d’autres institutions culturelles auxquelles on la compare souvent : musée, archives, théâtre, écoles de musique.

Quatre périodes

Ces missions assignées à la bibliothèque sont en partie héritées de conceptions formulées avant et après la guerre et elles ont évolué au cours des deux dernières décennies. Nous distinguerons quatre mouvements ou périodes.

Le Front populaire et la Libération

Les thèses socialiste, marxiste, républicaine, démocratique modèlent, chacune à sa manière, la conception de la culture – et du service public de la culture – prenant appui sur le militantisme et l’engagement de leurs acteurs. La lecture est émancipatrice, libératrice, subversive, contestataire : elle est restitution au peuple de ce qui lui appartient. Pas de culture sans prise de conscience collective : elle est une arme pour le changement et la résistance. C’est sur ces bases que, dans les années soixante, André Malraux a défini le rôle des maisons de la culture : rapprocher le public le plus large des œuvres de création. Et nul ne doute que ces conceptions auraient été appliquées aux bibliothèques si l’auteur de L’Espoir en avait eu la charge.

Le mouvement de 68

Il a été largement influencé par les thèses des sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron concernant l’héritage culturel, la reproduction, le poids du déterminisme de classe, l’opposition entre culture bourgeoise et culture populaire, la constatation que la culture « lettrée » s’opposait à l’apport des cultures minoritaires. Cette période a coïncidé avec l’apparition de la notion d’animation et l’arrivée dans la lecture publique – le service public de la lecture – d’une génération de bibliothécaires dont la conception du métier était ancrée sur un militantisme en matière d’action culturelle au bénéfice des couches populaires, prenant en compte leurs valeurs propres. Beaucoup d’entre eux furent volontaires pour exercer leur mission dans les banlieues défavorisées et dans les communes à majorité communiste ou socialiste engagées dans un combat pour « changer la vie  » autant que pour changer la société.

C’est aussi le moment où apparaît le slogan « La culture est dans la rue » qui portait déjà en germe le « tout culturel » des années Lang et le refus de hiérarchisation entre les différentes formes de culture.

Les années 80

L’échec (relatif) du principe d’égalité comme fondement de l’école républicaine est reconnu. On découvre un phénomène jusqu’alors occulté : l’illettrisme, source et résultat d’une fracture sociale qui ne sera réellement dénoncée que plus tard. La scolarisation massive, fondée sur l’élitisme républicain et sur une mobilité sociale qui, pensait-on, en découlerait, avait engendré un discours inopérant sur la lecture et la maîtrise de la langue comme un « pouvoir » conduisant à la réussite scolaire, c’est-à-dire à la réussite sociale.

Mais c’est aussi le moment où les thèses sur l’apprentissage de la lecture mettent l’accent sur le sens et les contenus plutôt que sur les techniques de déchiffrage et insistent sur les notions de motivation, notions sur lesquelles les bibliothèques se sont appuyées pour mettre en place des projets culturels autour du livre en coopération avec l’école. Ces notions ont également été appliquées dans les stages de remise à niveau destinés aux publics illettrés ou de réinsertion sociale, pour permettre aux personnes concernées de redonner un sens à leur vie et de reconquérir leur dignité.

La bibliothèque fut alors interpellée et assignée à intervenir dans les dispositifs de lutte contre l’illettrisme. C’était accroître son rôle social plutôt que culturel et affirmer sa capacité à lutter contre les phénomènes d’exclusion. C’était aussi renforcer le rôle des bibliothécaires comme travailleurs sociaux et comme acteurs d’une réinsertion sociale et « nationale » des chômeurs, des jeunes en difficulté, des travailleurs (ou chômeurs) immigrés, et l’occasion pour la profession d’appréhender les obstacles à la fréquentation des bibliothèques par une partie de la population et de mener une réflexion sur l’adaptation de l’institution aux besoins de cette population, qu’on appelait les « non-lecteurs ».

On fit alors appel à des « médiateurs du livre », issus eux-mêmes des milieux défavorisés, pour conduire des actions dans le domaine de la lecture, considérant en fin de compte que les capacités relationnelles de ces acteurs étaient plus efficientes que leurs compétences en matière de contenus culturels, hypothèse discutable, de notre point de vue.

La bibliothèque fut aussi incluse dans les instruments d’une politique nationale et locale de la ville et dans les projets visant à ce que les quartiers défavorisés ne le soient plus – ou de façon moins explosive –, à l’instar des services administratifs municipaux, de l’école, de la police ou de la poste et en partenariat avec les associations. En encourageant par ses subventions les projets de bibliothèques limités aux quartiers sensibles, l’État prit le risque d’en pervertir les objectifs et de favoriser la ghettoïsation, le communautarisme et les phénomènes de repli, alors que la bibliothèque doit au contraire être un espace de métissage et de brassage social.

La mission des bibliothèques devint alors de plus en plus complexe et leur difficulté à affronter l’hétérogénéité des usagers fut mise en évidence. Victime de son succès, l’institution connaissait les phénomènes de violence urbaine tout autant que les autres services.

Les années 90

La crise économique n’épargne pas les bibliothèques, qui connaissent un certain marasme, une attitude de repli, un abandon de leurs ambitions, un renoncement à des formes d’utopie et de pari, phénomènes qui sont les effets d’une absence de perspective politique et sociale.

Les bibliothécaires sont écartelés entre leur rôle de technicien de l’information et les « gestes » en faveur des exclus. Les conséquences sur le réseau se font rapidement ressentir : différenciation des rôles de la bibliothèque de centre ville et des équipements de quartier, où l’on affecte un personnel au profil social plutôt que culturel. La chose est tellement admise qu’elle a une conséquence sur les projets architecturaux : grands et beaux au centre, fonctionnels mais modestes à la périphérie, option renforcée par les procédures de financement de l’État. En fait, ce renoncement s’accompagne de trois phénomènes qu’il faut bien appeler des « dérives ».

La dérive techniciste

Les discours sur les nouvelles technologies, sur la révolution cybernétique et sur les enjeux de pouvoir que représente aujourd’hui l’accès à l’information informatisée (CD-Rom, bases de données en ligne, Internet) sont en passe de devenir pour certains la question clef de la « modernité » des bibliothèques, reléguant au second plan leur vocation culturelle et leur dimension humaniste 1. L’ENSSIB ne forme-t-elle pas les conservateurs chargés du service public de la lecture à être avant tout des techniciens de l’information ? On peut craindre qu’une telle conception du métier fondée sur la technicité ne fasse perdre de vue le rôle essentiel de la bibliothèque municipale. L’information est un outil et non une fin en soi. Elle n’est utile que lorsque la demande est bien formulée et profite à celui qui connaît, peut choisir et trier, à celui qui possède un savoir, et met en œuvre un raisonnement, un questionnement.

Et si les jeunes des milieux défavorisés ne lisent plus, on ne peut se contenter, sous peine de démagogie, de leur offrir en échange des CD-Rom sous le prétexte qu’ils y naviguent avec aisance, habitués qu’ils sont au zapping, aux jeux vidéo et à la civilisation de l’instantané. Quant aux bases de données, a-t-on bien réfléchi qu’elles constituaient un service conçu pour être, comme le téléphone, utilisé à domicile et qu’elles risquent à brève échéance de ne plus être une priorité pour les usagers des bibliothèques (étant entendu qu’elles doivent, c’est évident, rester des outils pour le personnel) ?

Enfin, la bibliothèque est le seul service public de diffusion du livre et de l’écrit – ce qui n’est pas le cas de l’audiovisuel, du cinéma, de la musique ou des bases de données – et il convient de bien prendre ce fait en compte lorsque l’on fixe ses priorités.

La dérive gestionnaire

Sous la contrainte de leurs difficultés financières, les communes adoptent de plus en plus des méthodes de gestion calquées sur celles des entreprises privées, voulant ainsi rentabiliser des services publics selon des critères marchands. L’évaluation des politiques culturelles ne porte plus sur leur efficacité sociale ou la qualité du service rendu, mais sur leur gestion économique, en fonction de critères définis par le libéralisme. La logique de l’offre se substitue ainsi à celle de la demande et les collections de livres (de biens culturels) sont de plus en plus considérées comme des marchandises soumises aux règles des stocks (celles de la rotation et du profit immédiat), la notion d’usager faisant place à celle de client. Dans les logiques culturelles récentes, on peut craindre que l’approche qualitative disparaisse au profit du quantitatif.

La dérive consumériste

Un dernier écueil pour la bibliothèque est la tentation de céder aux exigences d’une société des loisirs, où les biens culturels deviennent des produits de consommation obéissant aux lois de l’audimat, aux pressions médiatiques, aux prix littéraires autodécernés par les grandes maisons d’édition, à l’accélération du temps. Le seul critère de l’audience des bibliothèques comme signe de leur réussite les conduit à adopter la même logique consommatrice que celle des industries culturelles qui doivent – c’est leur fonction – être rentables avant tout. Elles se transforment en supermarchés, comme il est dit dans un article paru dans Le Monde du 24 octobre 1996, qui considère – et s’en félicite – que c’est la présence du multimédia qui a permis le décollage des bibliothèques (devenues médiathèques), plébiscitées par un public massif.

A céder aux modes, aux goûts et aux pressions du jour, les bibliothèques risquent en fait de ne plus remplir leur mission culturelle et sociale, de ne plus jouer leur rôle de résistance et de n’être plus que des espaces de culture consensuelle, abandonnant toute ambition de promouvoir les œuvres, les auteurs et les éditeurs qui prennent des risques et qui doivent compter sur la durée pour parvenir à leurs lecteurs – durée que permet précisément le service public – et risquent enfin que les enjeux sur la langue et le pouvoir de l’imaginaire ne soient plus pour elles une priorité.

Un pari difficile

A Bobigny, depuis vingt ans, le parti adopté – fondé sur les mêmes valeurs et les mêmes enjeux que ceux évoqués précédemment – est de s’inscrire dans une logique de démocratisation et d’élargissement des publics et d’accès du plus grand nombre aux biens culturels : que la bibliothèque soit un espace de partage et de circulation des idées, de rencontre avec la création dans les domaines les plus variés, un lieu vivant de débat, de confrontation et d’échange, de pluralisme des idées et des cultures.

Pari difficile mais d’autant plus nécessaire que le service s’adresse à des populations qui – si l’on se reporte aux caractéristiques sociologiques de la commune – sont souvent éloignées des habitudes de lecture. Faut-il rappeler la corrélation entre appartenance sociale et pratiques culturelles qu’ont mise en évidence les enquêtes et les études récentes ? Ceci implique que la bibliothèque soit porteuse d’un exigeant projet culturel, celui de mettre en place une politique de l’offre. Qu’elle ne soit pas seulement chargée de répondre à la demande la plus manifeste ou la plus immédiate.

Cette conception impose que la bibliothèque s’implique dans des combats d’idées, s’engage sur des choix et affirme ses positions, toutes choses que certains considéreront peut-être comme contraire aux règles de neutralité du service public et ils auront tort : que faisait Jean Vilar dans son théâtre national populaire ?

Elle impose aussi que la bibliothèque refuse toute idée de fatalisme, toute vision d’un déterminisme inébranlable qui condamnerait les plus défavorisés à être doublement exclus, socialement et culturellement. Car « la lecture peut modifier les parcours individuels et permettre de sortir des places assignées », comme l’a très bien montré Michèle Petit, dans une étude récente 2.

Ce qu’il faut combattre, écrivait Danièle Sallenave, c’est l’idée que la lecture est un privilège réservé à une élite et non un droit pour tous : « Il faut agir pour que le plus grand nombre ait accès à ce savoir dont la confiscation entraîne la prise de pouvoir par ceux qui savent sur ceux qui ne savent pas » 3.

Il est donc de la responsabilité de la bibliothèque, si elle veut contribuer au nécessaire processus de démocratisation, d’entreprendre des actions innovantes et imaginatives en faveur du livre et de la lecture, actions qui rendent le lecteur plus autonome, plus exigeant, capable de faire des choix, de se construire ses propres itinéraires de lecture et, finalement, d’agir sur le destin collectif.

Cette conception s’est traduite à Bobigny par la mise en œuvre d’une politique que l’on peut répartir en quatre domaines principaux.

La constitution des collections

Nous sommes résolument opposés à l’idée que les collections d’une bibliothèque de banlieue doivent être différentes de celles que l’on trouve dans les villes « privilégiées ». Au contraire, elles doivent être constituées sur les mêmes exigences de qualité et de pluralisme, garantie du principe d’égalité d’accès à un patrimoine universel qui cimente la communauté en créant des références communes, en transmettant la même mémoire.

Nos critères de choix ne sont donc pas calqués sur les caractéristiques sociales et culturelles d’un public de « banlieue pauvre ». Nombre de livres sont achetés dont on pourrait penser qu’ils ne trouveront pas de lecteurs et les acquisitions portent sur l’innovation culturelle comme sur le patrimoine.

Les mots d’ordre sur lesquels nous tentons de construire nos collections sont la permanence, la durée, la qualité, l’originalité, la distinction, sans perdre de vue que les bibliothèques sont aussi des soutiens à l’édition et aux auteurs difficiles ou confidentiels qui sont souvent l’avenir de la culture de tous.

Prenant en compte la présence de nombreux utilisateurs issus de cultures étrangères, nous sommes attentifs à intégrer à notre fonds ce qui est représentatif de chacune des communautés, mais comme enrichissement du patrimoine collectif et non comme représentation des cultures communautaires. Elle contribue à une assimilation réussie sur la base d’une appartenance plurielle, avec la possibilité pour ces lecteurs de revisiter leur propre histoire.

Cette exigence est valable pour tout le réseau, annexe et bibliobus compris, et l’analyse des prêts démontre que les œuvres dites « exigeantes » ne sont pas toujours considérées comme les plus difficiles, qu’elles trouvent leurs lecteurs, en particulier les œuvres d’imagination, l’imaginaire étant – faut-il le dire – la chose la mieux partagée du monde, mais aussi ce qui donne le pouvoir de transformer, de se projeter ailleurs.

L’organisation des espaces

La bibliothèque doit apparaître comme un lieu vivant, en mouvement, qui mette en appétit et permette la découverte, où l’on ait envie de flâner et de s’attarder. Ceci implique une « mise en scène » des collections, des rapprochements insolites entre les livres, qui surprennent, qui éveillent la curiosité à l’instar des vitrines ou des tables des libraires, leur présentation donnant « des pistes », comme le peuvent les bibliographies éditées par la bibliothèque.

Ces principes ne sont que l’illustration spatiale de la politique de l’offre à Bobigny. La bibliothèque n’est pas un lieu mort mais en mouvement, où se mêlent les publics et les générations, où les adolescents, public difficile s’il en est, lisent et travaillent dans le bruit et dans l’environnement (le « bain ») qu’ils affectionnent – toute proportion gardée, il va sans dire.

Le rôle du personnel

Il n’est sans doute pas nécessaire d’affirmer que la compétence sur le contenu des œuvres et des documents est à la base du métier et nous insisterons surtout sur le rôle de médiation et d’intervention du personnel, rôle qui doit prendre appui sur une capacité à converser, à discuter avec le public, à lui préciser les contenus ou le sens des œuvres. Sur ce point, nous tâchons de prendre à notre compte le mieux possible l’affirmation selon laquelle les bibliothécaires sont des « passeurs ».

Le métier ne s’exerce pas sans engagement personnel, sans rapport de confiance – voire affectif – avec le lecteur, sans une prise de risque. Les points de vue formulés par le personnel sur le mode d’un libre échange ont un effet positif et le bibliothécaire ne doit pas se réfugier derrière une neutralité prétendument objective. Exprimer ses goûts, ses choix personnels, c’est inviter le lecteur à faire de même. Ceci vaut parce que ces choix personnels des « médiateurs » sont inclus dans un choix collectif, celui d’une équipe plurielle.

Après d’autres, on dira que le bibliothécaire (ou le libraire) doit pouvoir jouer le rôle d’un ami qui fait découvrir un livre. On dira aussi que « surprendre » un lecteur par une œuvre ou un univers insoupçonné, c’est lui faire confiance, et qu’il ressentira cette « surprise » comme un enrichissement.

Enfin, un parcours d’autodidacte et une aptitude à transmettre ses propres découvertes personnelles sont, tout autant que les compétences techniques, des atouts. A ce travail de transmission, nous pouvons affirmer que la formation actuelle ne prépare pas assez.

Les actions culturelles

L’animation est souvent considérée comme une mission parallèle à la diffusion s’ajoutant aux autres activités, alors que, telle que nous la concevons, elle n’est que la déclinaison du même projet.

Faire vivre un lieu en organisant régulièrement des manifestations, des événements, des débats, des expositions, donne l’image d’une culture vivante sans cesse recréée, en prise sur l’actualité, où les livres ne sont pas « lettres mortes », « où l’on a envie de revenir parce qu’il se passe toujours quelque chose de neuf, d’inattendu », nous disent les lecteurs. La lecture n’est pas seulement plaisir solitaire et intime, mais objet de communication et d’échange.

L’animation permet la rencontre du public et des œuvres ou de la documentation, de ce public avec les auteurs, mais aussi du public de notre ville avec le public extérieur. Cette rencontre avec des écrivains, des artistes ou des illustrateurs, permet d’instaurer un rapport avec la création vivante dans une démarche de proximité et de partage d’expérience.

Du côté des enfants et des adolescents, nous avons volontairement centré notre travail sur la fiction et l’illustration, considérant la question de la langue et de l’imaginaire comme essentielle. Cette démarche encourage une lecture plus libre que celle qui est imposée à l’école, car elle échappe à la logique de l’échec ou de la réussite scolaire.

Intégrer les enfants et les adolescents aux projets, c’est en faire des acteurs de ces projets. C’est aussi tracer des chemins, provoquer le « déclic » qui en feront des lecteurs, des « amateurs » au sens fort du terme, les jeunes restant marqués par les initiatives auxquelles ils ont participé, occasions pour eux de sortir de leur univers, de leur quartier, de leur quotidienneté.

Etre membre d’un jury, signer un article dans La Fureur de lire, participer à un atelier d’écriture, débattre avec des écrivains ou des illustrateurs, tout cela contribue à leur redonner confiance, met en valeur leurs capacités et leur renvoie une image positive d’eux-mêmes. Et les faire participer à la vie de la cité, ce n’est pas seulement les valoriser comme individus mais valoriser leur cadre de vie, améliorer l’« image noire » qu’ils ont trop souvent de leur banlieue, combattre leur sentiment du « mal vivre » et de « la galère ». L’écho favorable qui leur revient souvent, de l’extérieur, d’événements dont ils ont été les acteurs leur donne une image restaurée de leur ville et contribue à l’instauration chez eux d’un sentiment de citoyenneté, ceci valant naturellement pour les publics de tous âges.

Les actions culturelles, expositions, débats sont donc davantage conçus comme des manifestations que des événements, des manifestations dont chacun doit pouvoir se percevoir comme un des acteurs. La bibliothèque devient alors l’espace symbolique de la cité qui rassemble ses citoyens et les assemble au monde, le lieu de toutes les utopies. Tels sont les principes qui nous ont guidés pour la réalisation de nos différentes actions, dont quelques exemples sont présentés dans les encadrés inclus dans cet article.

Il n’est pas besoin de conclure, sinon par trois citations :

« La culture, c’est comme si l’homme grimpait sur ses propres épaules ». (Paul Valéry)

« Rien n’est plus exigeant qu’un public populaire dès lors qu’il a compris qu’il peut comprendre ». (Albert Jacquard) 4

« Savoir lire, c’est vivre le monde, l’histoire et sa propre existence comme un déchiffrement personnel. Savoir lire, c’est la liberté ». (Philippe Sollers).

Novembre 1996

Illustration
Bobigny

Illustration
La bibliothèque

Illustration
L'autobiographie (janvier 1994)

Illustration
Expositions annuelles d'illustrateurs de livres de jeunesse

Illustration
Promotion du roman auprès des enfants et des adolescents

  1. (retour)↑  Ainsi conçue, modernité = merdonité, disait Michel Leiris, représentant incontesté de la modernité intellectuelle.
  2. (retour)↑  Michèle Petit, De la bibliothèque au droit de cité : parcours de jeunes, bpi, 1996 (Collection Etudes et Recherche). Cf. l’article dans ce numéro p. 8-13.
  3. (retour)↑  Danièle Sallenave, « Privilèges, je vous hais ! », entretien avec Arnaud Spire, L’Humanité, 21 mars 1996.
  4. (retour)↑  Généticien, Albert Jacquard œuvre pour la diffusion des connaissances scientifiques les plus actuelles auprès des jeunes de la Seine-Saint-Denis, en organisant notamment des ateliers d’écriture.