Lire et se dire en français

de l'entrée en écrit comme acte social

Mariangela Roselli

L'entrée en lecture à l'âge adulte et dans une langue étrangère met en place un schéma dialogique de rapport à soi, à l'entourage immédiat et à l'environnement social. Dans la mesure où elle symbolise et permet le passage vers une autre condition d'être et de se dire dans l'univers social, l'entrée en écrit coïncide souvent avec des pratiques d'appropriation de la parole et de l'action en dehors de la famille et de la sphère intime. Ainsi, un nombre croissant de femmes, non ou peu alphabétisées, font leur entrée à l'école en participant à des actions d'accompagnement scolaire à côté de leurs enfants, ou dans la bibliothèque de quartier où le rangement des livres et des revues après leur passage, peut devenir prétexte au maniement du livre et prélude à sa domestication.

When one begins to read as an adult and in a foreign language, the relation between oneself, the immediate family circle and the social environment becomes different. Insofar as it symbolizes and allows a way towards another condition of being and talking about oneself within the social world, beginning to read and write often coincides with practices of appropriations of word and action outside the family circle and the intimate sphere. So an increasing number of women, scarcely able or unable to read, make their entry into the school, by taking part in school help for their children, or in the district library where arranging the books and reviews after they left can become a pretext for them to manipulate the books and a prelude to its domestication.

Der Eintritt in die Schriftwelt für die Erwachsenen und in einer fremden Sprache führt durch ein besonderes Gespräch eine neue Art Beziehung zu sich selbst, zur unmittelbaren Umwelt und zur sozialen Umgebung ein. Dieser Eintritt symbolisiert und erlaubt den Zugriff zu anderen Lebensbedingungen, eine andere Weise, zu sein und sich im sozialen Weltraum zu erzählen: deswegen fällt er oft zusammen mit Erfahrungen, dank denen die Sprache und die Wirkung außer der Familie und dem intimen Bereich besessen werden. So treten in die Schule nach ihren Kindern eine zunehmende Menge un- oder schlecht alphabetisierter Frauen, die zu verschiedenen Aktionen schulischer Begleitung neben ihren Kindern beitragen, oder in die Viertelbibliothek, wo die Neuordnung der Bücher und Zeitschriften nach dem Kinderbesuch eine Gelegenheit anbieten kann, das Buch zu berühren und schrittweise zu zähmen.

Lire, pour la première fois dans sa vie ou pour la première fois après longtemps, et le faire dans une langue étrangère, c’est s’ouvrir à un univers social resté jusque-là extérieur 1. Apprendre ou réapprendre à lire pour des adultes étrangers vivant en France, c’est d’abord faire le choix de sortir de l’oralité et d’entrer en écrit. Cette volonté est souvent le résultat d’un constat d’impuissance face aux situations qui imposent une entrée en relation (professionnelle ou institutionnelle) avec la société, déclenchée le plus souvent par la scolarisation des enfants.

Mais, si les raisons qui poussent à apprendre le français écrit sont souvent liées aux enfants, le cheminement qui conduit à décider de s’exprimer dans une langue différente de la langue maternelle dans les relations en société correspond à un questionnement sur les racines et l’histoire personnelle. Le passage d’une langue à l’autre ne va pas sans souffrance, non en raison des difficultés techniques – néanmoins réelles dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture lorsqu’on est adulte –, mais à cause des implications que représente cet effort de déplacement de la parole en dehors de la langue maternelle et de l’oralité.

Parce que les registres d’apprentissage et les usages sociaux ne sont pas les mêmes pour la langue maternelle orale et pour la langue étrangère écrite, elles se placent souvent en concurrence l’une par rapport à l’autre, plutôt qu’en complémentarité : appris nécessairement dans les formes normées propres à l’écrit, le français supplée les savoirs scolaires et incarne les fonctions sociales et institutionnelles. Il permet la parole en public contre la langue maternelle qui est celle de la parole orale, intime et familiale, mais il rend surtout possible une prise de parole valorisante au détriment d’une oralité socialement et culturellement vécue comme un handicap.

Le deuil de l’oralité chez les mères d’origine étrangère

En pays d’immigration, la fonction de remémoration de la langue d’origine se double d’une fonction de réactualisation des racines culturelles dans la mesure où elle « véhicule l’héritage du groupe qui la parle » 2 contribuant, par là même, à la constitution de son identité collective.

La langue d’origine est la langue dans laquelle sont exprimés les gestes quotidiens, les injonctions, les invocations, les émotions, la langue dans laquelle on dit et on se dit. Elle porte symboliquement les traces du lien de l’histoire personnelle avec une histoire plus large, celle de la famille, du pays et de la culture d’origine. Cette langue unit et isole à la fois, non seulement par rapport à la société et à la langue française, mais aussi au sein du groupe lui-même puisqu’elle véhicule des différences géographiques, culturelles et sociales.

La langue d’origine n’est donc pas une langue nécessairement réservée à la sphère du privé. Dans la mesure où elle assure la perpétuité des liens au sein du groupe et, plus particulièrement, les relations de proximité et d’entraide, la langue commune est une langue d’échange et de partage qui déborde en permanence l’usage domestique.

Au registre de l’intimité des échanges en famille, la langue d’origine ajoute, lorsqu’elle est pratiquée comme langue de reconnaissance linguistique et culturelle d’un groupe ethnique, celui du dialogue dans les espaces de proximité, à mi-chemin entre le chez-soi et l’extérieur, perçu et formalisé comme tel.

Informelle et moins normée que la langue écrite, la langue orale est en général moins valorisée socialement et culturellement et répond rarement aux exigences des formes linguistiques scolaires. A fortiori, lorsque la pratique orale est liée à une langue d’immigration, elle est vécue comme un obstacle à l’entrée en écrit dans la langue nationale du pays d’accueil et un facteur de difficulté scolaire. Cette connotation négative est largement due au fait que l’on prône très largement la socialisation dans la seule langue dominante excluant et dévalorisant les langues maternelles 3.

Une dynamique d’effets pervers s’engage ainsi à partir du moment où une langue est parlée exclusivement dans des situations et des milieux dévalorisés et pratiquée dans des formes linguistiques étroitement contextualisées et socialement restreintes. Les usages de la langue maternelle correspondent rarement aux activités langagières que développe l’école tels le récit, la narration ou – plus spécifiques de l’oral – les comptines, les jeux de langue, les chants, activités qui portent les opérations de décontextualisation et d’abstraction et favorisent plus que d’autres la conscience linguistique 4.

L’oral maternel socialement minoré ne véhicule que rarement ces activités, non par manque de savoir – puisque toutes les langues, et particulièrement celles de tradition orale, sont riches en récits, chants et refrains –, mais par incapacité des parents à réhabiliter l’image d’une langue d’immigration. Or, le problème des langues minoritaires vient précisément de ce que l’image sociale qui les accompagne les transforme en facteur de marginalisation sociolinguistique et ceci établit le bilinguisme lié à l’immigration comme une source de difficultés.

Les enjeux de la langue

La prise de conscience des enjeux de la langue est très aiguë chez les femmes d’origine algérienne et marocaine vivant en France et ayant des enfants en âge scolaire. C’est au moment de la prise de contact avec des institutions telles que l’école, l’hôpital, l’administration que se manifeste chez ces femmes une insatisfaction relative à leurs compétences et surtout au lien avec leurs enfants. Dans la mesure où elles se rendent compte que la connaissance approximative du français écrit pourrait les éloigner de leurs enfants, elles s’obligent à apprendre pour eux, en même temps qu’eux. L’entrée en écrit de la plupart des femmes en cours d’alphabétisation est donc un parcours de mères, avant d’être un parcours de femmes.

Le cheminement vers la possibilité d’apprendre à lire et à écrire (en français) passe à travers des phases successives d’entrée en contact avec les institutions et la société en général et de prise de conscience des lacunes. Plus la mère sera sollicitée pour prendre part au progrès de ses enfants, plus elle sera impliquée dans leurs activités d’éducation et de loisir, plus elle se sentira partie prenante et développera un sens de responsabilité directe vis-à-vis de ses enfants sur le plan scolaire et éducatif. Tout se passe, en effet, comme si le désir d’apprendre à lire et à écrire restait latent tant que l’adulte ne peut intégrer cet apprentissage dans une stratégie de développement globale, d’évolution et de progrès personnel lui permettant, par là même, de se sentir plus apte à répondre aux besoins de son enfant 5.

La démarche qui les pousse vers l’écrit n’est donc pas dictée, du moins dans un premier temps, par un besoin de connaissance. La raison est à mettre en rapport avec l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et, en tant que mères, avec celle qu’elles renvoient d’elles à leurs enfants. C’est dans ce jeu de miroirs que se met en place un schéma d’observation, de réflexion et de décision pouvant déboucher sur une motivation personnelle à apprendre à lire et à écrire. Ce parcours, qui va de la dépendance des autres pour tout ce qui relève de l’écrit à la formulation du besoin de lire et écrire, est décisif pour le basculement vers l’univers de l’écrit.

Représentations et usages de l’écrit

L’enfant et, plus particulièrement, l’implication de la mère dans l’éducation et le progrès de son enfant remplit donc un rôle de médiation extraordinaire de l’écrit. Car l’accès à l’écrit doit passer, pour réussir chez l’adulte, à travers des relais familiaux, sociaux et culturels qui induisent un processus de médiation des représentations normatives de l’écrit.

Ces représentations, encore plus que la difficulté que comporte le fait d’apprendre à écrire à l’âge adulte, associent à l’acte de lire/écrire une image normative et peuvent freiner le désir d’entrer en écrit. L’image de l’écrit est d’abord une image scolaire chez des adultes analphabètes ou peu lettrés. Pour les premiers, il rappelle à chaque instant le manque et les renvoie à l’aveu d’une incompétence, tandis que, pour les seconds, il évoque la réalité d’un échec. Toute action d’entrée en écrit ou de retour à l’écrit ne peut faire l’économie de dédramatiser ce rapport particulier à l’écrit et de l’intégrer en le transformant. Car, s’il est vrai que l’écrit suppose l’application de certaines règles qu’il est indispensable de connaître et qu’il fonctionne au départ comme un code, la normativité à laquelle renvoie l’écrit dans la société ne relève pas de l’ordre grammatical, mais de l’ordre social.

Les usages sociaux de l’écrit font que, aujourd’hui comme hier, la tendance est à valoriser des productions discursives, des schémas de raisonnement, des formes d’argumentation, très normés socialement, qui coïncident avec les exigences de l’écrit. Ce n’est pas un hasard si la prise de parole chez un individu se produit plus facilement lorsqu’il peut s’appuyer sur un bagage solide de connaissances lettrées : la capacité d’écrire et de reproduire des formes et des styles écrits fonctionne simultanément comme savoir lettré, comme compétence sociale et comme capital symbolique, chacune de ces fonctions doublant les effets des autres.

L’écrit normatif

La normativité de l’écrit résulte, en effet, moins des contraintes de l’écriture que de la force de codification que contient toute parole reconnue comme légitime dans une société donnée. L’exemple le plus parlant de la codification inhérente aux formes linguistiques légitimes est celui des écrits préétablis, tels les formulaires administratifs ou les feuilles d’impôts, où le pouvoir de compétence se mue en pouvoir de parole, le langage devenant performatif (faire en disant), créant par les mots la réalité de l’autorité.

Ce sont ces usages institutionnalisés qu’il s’agit de domestiquer lorsqu’il y a une demande d’alphabétisation pour adultes (mais aussi dans les situations d’illettrisme), en leur enseignant à relativiser la violence symbolique d’une injonction venant d’un écrit préétabli et universel.

Il s’agit, en somme, de percer les ressorts de ce pouvoir qui émane d’une parole étatique d’autant plus efficace qu’elle reste anonyme, d’autant plus forte qu’elle réduit le dialogue à un schéma imposé de questions-réponses obligées, dans lesquelles est censée s’exprimer la parole citoyenne. De sorte que l’ordre normatif de l’écrit se déploie non seulement sur le plan formel de la lecture et de l’écriture, mais aussi sur le plan social, en permettant une communication « juste » (des formes choisies en fonction du contexte), moyen légitime d’exister en tant que citoyen.

La reconnaissance de la parole légitime, du mot « juste » 6 quant au locuteur, au lieu, au moment et aux formes de cette parole, est ce par quoi agit la force normative et codificatrice de l’écrit : l’acceptation des normes qui régissent l’écrit dans ses divers usages sociaux et politiques implique l’ouverture sur des formes politiques et institutionnelles de la vie sociale et de son organisation. C’est aussi l’octroi de cette reconnaissance qui fait que la parole individuelle, à usage privé, peut rester parole individuelle au dehors, portant la trace d’une identité, d’une histoire et d’un recommencement dans l’écrit et/ou dans une autre langue.

Maîtriser l’écrit social

Apprendre le français ou (ré)apprendre l’écrit pour un adulte revient en quelque sorte à reconnaître la fonction sociale de la langue et à intérioriser les vertus du pouvoir de la langue correctement employée dans les contextes relationnels, sociaux, administratifs et professionnels, dans une stratégie de communication personnelle et sociale qui dépasse largement la maîtrise des outils linguistiques. Entrer en écrit revient, en d’autres termes, à entreprendre le travail sur l’écrit comme un acte de prise en charge de soi-même en société, comme une forme de pouvoir, émanant de la sécurité et de la légitimité dans le maniement des formes écrites et donc légitimes de la langue.

Écrit et ordre normatif ne peuvent être dissociés ni sur le plan des usages sociaux, ni sur celui des représentations symboliques. L’apprentissage du premier induit nécessairement, quand elle ne le précède pas, la conscience d’une normativité qui fonctionne sur plusieurs plans à la fois. Entrer en écrit veut dire alors entrer dans un schéma de gestion de cette multidimensionnalité et se donner les moyens d’intégrer une normativité qui est linguistique, sociale et institutionnelle à la fois.

La fonction de l’alphabétisation des adultes est alors de faire émerger, avec le désir de socialisation, une exigence d’adhérer à l’ordre social dont l’écrit contient une partie du code. Or, le processus de socialisation par l’apprentissage d’une langue ne vient pas uniquement de l’intérieur du groupe des apprenants ou du réseau, souvent étroit, de relations interculturelles ; il passe par la familiarisation vis-à-vis des institutions qui transmettent le savoir écrit, voire par leur désacralisation. Ces institutions doivent pouvoir être intégrées dans l’univers des adultes nouvellement lettrés comme des lieux de sociabilité où les savoirs acquis en formation trouvent des formes de reconnaissance et de réactualisation. La bibliothèque est de ces lieux.

La place de la bibliothèque dans les relations familiales

Plus que l’école, la bibliothèque répond exactement au désir de socialisation par la lecture, à la volonté des adultes apprenants de choisir un parcours de maintien de l’écrit en dehors des savoirs scolaires classiques.

La bibliothèque est d’abord connue par le biais des enfants : les bibliothèques de quartier constituent un lieu de rencontre et de ressources pour les enfants en bas âge qui viennent y demander des livres, des mots croisés, et qui peuvent trouver dans les bibliothécaires des adultes les conseillant pour leurs devoirs. La fréquentation de la bibliothèque de quartier par les enfants est associée à l’école par les parents des classes populaires auxquelles appartient une grande partie des familles d’origine étrangère ; elle est une « activité sérieuse » et non pas un divertissement, une perte de temps ou une source de danger.

Encore une fois, par le biais des enfants, l’image d’une institution est moins anonyme, utile dans l’immédiat et présente dans la proximité. La bibliothèque peut ainsi être domestiquée, d’abord par sa situation à l’intérieur ou pas loin du quartier, ensuite par les enfants qui fonctionnent comme des relais. Les allées et venues de ces derniers, de la maison à la bibliothèque et vice versa, finissent par établir une passerelle par personne interposée entre maison et parents et un lieu public et installer la bibliothèque dans les habitudes et les discours en famille.

A l’inverse, la bibliothèque ou médiathèque du centre ville étant située à l’extérieur de la sphère de proximité et d’action immédiate, reste, au premier abord, éloignée dans les horizons de mouvement (réel ou virtuel) de ces personnes. S’il en est question, c’est parce que les enfants, adolescents ou jeunes, la fréquentent parfois assidûment 7.

La plupart du temps, cependant, cette fréquentation demeure tue ou cachée, les documents étant consultés et non empruntés, restant bien en dehors de la sphère familiale et marquant par là même une séparation par rapport à celle-ci. Les usages de la bibliothèque dans les familles d’origine étrangère sont essentiellement le fait des enfants, les pères de famille s’y rendant rarement pour consulter la presse quotidienne. Les représentations qui sont ainsi associées à la bibliothèque changent selon qu’elle fait partie de l’univers quotidien ou qu’elle est située à l’extérieur de celui-ci. Dans le premier cas, elle est associée à l’école et aux devoirs qui justifient le temps passé à la bibliothèque (de quartier) ; dans le second, elle relève plutôt du loisir et du plaisir et peut donc être répréhensible.

Les choses peuvent changer à partir du moment où les usages de la bibliothèque de quartier ou de centre ville ne sont plus uniquement liés au contexte étroit de la famille. A partir du moment où, dans le cadre d’actions d’accompagnement scolaire des enfants et de stages d’alphabétisation, les mères sont amenées, par nécessité ou par désir, à accompagner et à partager le processus d’apprentissage avec leurs enfants ; en les aidant à mieux répondre à leurs attentes, l’usage de la bibliothèque se modifie, entraînant un changement dans les représentations qui lui sont associées.

Dans ces conditions, corriger l’image de la bibliothèque ne signifie pas uniquement changer le rapport à l’écrit (ce que l’alphabétisation tente de faire), mais établir un rapport au savoir et à la culture personnelle de ces femmes en construisant sur la tension provoquée par les chocs de cultures et de sociétés.

Manier le livre

Ainsi la collaboration des mères peut être demandée par les bibliothécaires pour remettre en place livres et jeux utilisés par les enfants, l’opération introduisant chez elles une habitude du maniement du livre et une dédramatisation par rapport aux usages possibles de celui-ci. Par là même, un processus de distanciation s’engage par rapport aux craintes suscitées par le fait de dévoiler une incapacité à lire et une ignorance vis-à-vis du monde des livres.

La fréquentation régulière de la bibliothèque de quartier par le biais des enfants, le maniement du livre, les échanges qui peuvent s’amorcer avec le personnel sous forme de conseil ou de proposition concernant le progrès des enfants constituent des éléments qui contribuent à désacraliser l’espace bibliothèque en général et à le faire apparaître comme le prolongement naturel d’une entreprise d’alphabétisation. En ce sens, une passerelle est jetée entre la dimension sociale et la dimension culturelle de ce type d’entreprise qui, au-delà de l’apprentissage des lettres de l’alphabet et des rudiments du calcul, se veut un exercice de prise en charge de l’identité socioculturelle par l’individu.

Malgré une certaine sensibilisation des milieux professionnels aux problèmes d’alphabétisation des adultes étrangers et de lutte contre l’illettrisme notamment chez les jeunes, les chômeurs de longue durée et les allocataires du RMI, ces problèmes restent tus (ou inconnus) en bibliothèque. Celle-ci n’a pas été suffisamment associée aux actions de lutte et de prévention contre l’illettrisme et d’alphabétisation, alors qu’elle occupe une place de choix comme relais territorial et comme lieu de savoir au sein de la cité.

Cette situation est sans doute à mettre en rapport avec la dissociation qui existe encore entre politique de la lecture et politique de l’illettrisme et le fait que les actions en faveur de la lecture ne prennent pas en considération l’étape de médiation de la lecture auprès de publics non lecteurs, étrangers – par habitude – à l’univers du texte écrit. L’idée de remplir une fonction de médiation auprès de certains publics est restée jusqu’ici largement étrangère à la bibliothèque. La nécessaire médiation entre les personnes peu lettrées et les savoirs, médiation essentielle pour créer les conditions d’une légitimité dans les comportements et d’une capacité de formulation des demandes, est déléguée trop souvent aux responsables des actions sociales, et risque ainsi d’être perçue comme une autre forme d’assistance.

Le rôle que la bibliothèque peut jouer par l’intermédiaire de son personnel consiste dans l’élaboration de modalités de passage entre une expérience d’alphabétisation ou de remise à niveau et l’entrée dans un lieu de culture universel, non marqué par l’aspect « action sociale », passage qui signifierait la prise en charge par l’individu d’un projet personnel de formation.

La bibliothèque, lieu neutre

Parce qu’elle déplace l’acte de lecture dans un circuit institutionnalisé et le fige dans des comportements codifiés, la bibliothèque oblige à se rendre dans un lieu reconnu et socialement neutre, à s’exposer et à exposer publiquement des difficultés (de compréhension, d’information, etc.), à entrer dans des pratiques culturelles. Elle implique d’entrer en contact avec l’institution, d’intégrer et d’être intégré à un ordre normatif supposant à la fois l’acceptation de normes de comportement (leur rejet impliquant tout autant, sinon davantage, la conscience de ces normes), le maniement de l’écrit et la quasi-unicité d’un mode d’expression, le français écrit, par opposition aux langues maternelles – régionales ou étrangères, toujours associées au statut de parlers non légitimes et non valorisants.

Seul le rayon de la presse contemporaine tente aujourd’hui de sortir ces langues de la marginalité : au-delà de l’anglais, langue dominante dans la presse disponible à la bibliothèque, commencent timidement à faire leur apparition des quotidiens et/ou des hebdomadaires en d’autres langues (portugais, espagnol, italien, arabe, polonais), constamment soumis à la menace de disparition, si les demandes du public ne devaient plus justifier leur présence. Du côté des ouvrages, les langues étrangères (à l’exception de l’anglais) existent uniquement en tant que langues scolaires : dictionnaires, manuels de grammaire, littérature classique (plus ou moins contemporaine) remplissent difficilement une étagère consacrée à chaque langue dans le rayon « Langues étrangères ». L’usage courant de la langue n’est pas pris en considération, les possibilités de lire dans le divertissement et la distraction (d’un polar, par exemple) étant inexistantes ou extrêmement limitées.

La prise en considération des besoins de publics nouveaux correspond à l’évidence à un changement des usages sociaux de la bibliothèque et, plus particulièrement, à son ouverture sur la culture comme agent et stimulateur social. Si des formations peuvent être envisagées quant aux problèmes spécifiques de l’analphabétisme et de l’illettrisme aujourd’hui en France, il est tout aussi nécessaire de développer une prise de conscience collective de ce qu’implique l’approche de l’écrit dans un lieu public. Cette conscience peut résulter d’une réflexion partagée entre le monde de la bibliothèque, le monde de la recherche et les dispositifs d’action sur le terrain de l’illettrisme et de l’analphabétisme.

La bibliothèque, lieu de sociabilité

Lieu de culture, la bibliothèque peut aussi fonctionner comme lieu de ressources et de rencontres. Elle fonctionne déjà de facto comme un lieu de sociabilité privilégié qui allie l’absence d’identification (quiconque peut entrer et consulter des documents à la bibliothèque, même en n’étant pas inscrit) et de contrainte (on lit, on regarde, on écoute ou on se déplace dans les différents espaces), à des conditions de respect – minimum – de ce que fait l’autre. L’anonymat et la liberté de mouvement font l’intérêt de la bibliothèque chez ces nouveaux usagers : les personnes peu lettrées, jeunes et adultes en quête de sources d’information rapides posent des problèmes inédits aux missions de conservation traditionnelles.

Investie d’abord comme un lieu de sociabilité, la bibliothèque est un espace où l’individu évolue moins en fonction de ses besoins que par rapport à des stratégies de « visibilité », d’exposition ou d’anonymat par rapport à l’institution qu’incarnent le personnel et les documents. Beaucoup plus qu’un problème de composition des collections, le problème des usages de la bibliothèque aujourd’hui concerne la manière dont l’individu peut trouver sa place dans cet espace et la façon dont il peut formuler des demandes, avec les mots justes, et entrer en contact avec le personnel.

La dimension sociale de la bibliothèque se perçoit avant sa fonction culturelle : dans l’agencement des espaces, dans le dialogue sous forme de conseil et d’orientation qui peut s’instaurer entre bibliothécaire et néophyte, il y a possibilité de faire vivre un espace consensuel, ouvert et non contraignant, où le premier ne peut plus ignorer le parcours social du second, qui l’amène précisément dans ce lieu. D’où l’importance aujourd’hui de créer des espaces intercommunicants, d’y placer des rayonnages ouverts, de trouver des manières de rendre le personnel visible et mobile, en somme de dessiner un espace bibliothèque en creux, modulable selon les fonctions, usages et publics qui lui sont imposés par les changements sociaux. Par la mise en place de ces relais matériels, la bibliothèque peut marquer son souci d’accueil et d’orientation de publics nouveaux, ménager la transition vers l’écrit et désamorcer les résistances à l’écrit que traduit le refus argumenté de cette femme : « Je ne veux pas de livres, je ne veux pas me perdre ».

Novembre 1996

  1. (retour)↑  Ce texte s’appuie sur une expérience de bénévolat dans un atelier de lecture /écriture, auquel participaient volontairement des femmes berbérophones. L’expérience a été menée, en collaboration avec des formateurs, à la Maison des jeunes et de la culture du Polygone, à Valence (Drôme) en 1993-1994.
  2. (retour)↑  Guy Nicolas, « Fait “ethnique” et usages du concept d’ethnie », Cahiers internationaux de sociologie, n° 54, 1973.
  3. (retour)↑  Seuls 4 % des Algériens vivant en France parlent en arabe à leurs enfants entre 0 et 9 ans contre 73 % qui ne leur parlent qu’en français ; pour les Marocains, le rapport est de 6 à 78 ; pour les Portugais, de 4 à 76 ; pour les Espagnols, de 4 à 82 ; pour les Turcs, de 31 à 11 ; pour les originaires du Sud-Est asiatique, de 11 à 27 ; pour les originaires d’Afrique noire, de 19 à 31 (Patrick Simon, « Pratiques linguistiques et consommation médiatique », Michel Tribalat, De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère en France, Paris, La Découverte, 1996).
  4. (retour)↑  Geneviève Vermès se demande si les récits, les jeux de langue, les productions poétiques peuvent facilement être produits, être transmis en langue maternelle, si celle-ci est en situation d’interdit, de langue stigmatisée comme non utile ; cf. Geneviève Vermès, « Il y a deux bilinguismes, l’un à promouvoir, l’autre à interdire », Le Furet, actes de la journée du 13 juin 1990 à Strasbourg, 1991.
  5. (retour)↑  Plusieurs expériences menées au Maroc indiquent qu’il y a un lien organique entre la demande d’éducation que les parents ont pour leurs enfants et la formulation de cette même demande pour eux ; cf. Khadija Bouzoubaa, « Alphabétisation des parents et scolarisation des enfants », Le Furet, n° 16, 1993.
  6. (retour)↑  C’est de cette manière qu’Alain Bentolila qualifie la parole qui fait défaut aux illettrés, la maîtrise de la langue permettant non seulement de dire et écrire, mais d’employer les mots justes, dans toutes les situations où l’insécurité linguistique se solde par un silence ou un échec de la communication sociale. Alain Bentolila, De l’illettrisme en général et de l’école en particulier, Paris, Plon, 1996.
  7. (retour)↑  Pour les nouveaux publics et les nouveaux usages de la bibliothèque, voir l’article de R. Guyotat, « Six millions de personnes sont inscrites dans une médiathèque », Le Monde, 24 octobre 1996.