Sociabilités du livre et communautés de lecteurs, trois études sur la sociabilité du livre

par Jean-Marie Privat

Martine Burgos

Christophe Evans

Esteban Buch

Paris : BPI, 1996. - 289 p. ; 21 cm. - (Études et recherche). ISBN 2-902706-94-4. ISSN 0993-8958 : 150 F

L'hypothèse sociologique générale sur laquelle reposent ces trois études est que la lecture, loin d'être une pratique purement individuelle et intime selon une imagerie romantique trompeuse, engage le plus souvent le lecteur dans des interactions sociales plus ou moins formalisées, mais qui colorent toujours le rapport au livre. C'est à l'analyse de quelques-unes de ces configurations particulières de communautés, instituées ou non, de lecteurs que les auteurs, tous trois membres du Groupe de sociologie de la littérature (EHESS) nous invitent.

Le privé/public des lecteurs

Christophe Evans étudie d'abord, à partir d'entretiens semi-directifs, quelques exemples de socialisation privée des lectures (prêts de livres entre proches ou cercles de lecteurs organisés spécifiquement à cette fin). Ces diverses formes d'associations de lecteurs échappent par définition - et par volonté - aux instances publiques de lecture.

L'auteur souligne la dynamique lectorale que produisent et reproduisent ces types de liens sociaux privés et privilégiés. Il montre aussi comment cette contextualisation sociale originale, et souvent inventive, organise non seulement la circulation des livres, mais encore suscite des discours et des imaginaires, dont la lecture est l'objet ou... le prétexte.

Il serait intéressant, dans le prolongement de ce beau travail « descriptif et exploratoire », d'essayer de saisir plus systématiquement les effets différentiels de cette « socialisation privée » selon les lectorats.

Les tables de lecture

Martine Burgos étudie, quant à elle, comment la sociabilité livresque se métaphorise dans la commensalité cultivée des librairies-restaurants, des librairies-bars ou des librairies-salons de thé. Ces lieux cherchent à conjuguer et à (faire) partager, loin de tout rapport ascétique et cérébral à la culture, jouissances intellectuelles et plaisirs gourmands.

Ces espaces culturels souvent très personnalisés (nom, architecture, décor, fonds, style de sociabilités, voire de cuisine, etc.) apparaissent d'abord, dans le prolongement de 1968, comme une forme de proposition militante qui conteste les clivages aliénants du travail et du loisir, du personnel et du collectif, du corps et de l'esprit, du privé et du public, de l'économique et du symbolique, etc. Viennent les années 80 où naissent des librairies qui dénotent un moindre engagement politique, mais connotent plutôt, tant chez le libraire que chez le lecteur, la recherche d'un style de vie différent, « d'une affirmation poétique de soi ».

L'auteur analyse tout particulièrement l'organisation interne de ces espaces ambivalents, les uns, compartimentés, où l'on « se restaure dans la perspective des livres », les autres où, plus ou moins cerné par les livres, « on mange, on boit, on converse au milieu des livres ».

Martine Burgos décrit avec bonheur et précision ces territoires qui induisent divers types de sociabilité, jusque dans la transgression souvent recherchée d'oppositions platement binaires (sociabilité élargie/restreinte, élective/sélective, bourgeoise/artiste, fugace/pérenne, discrète/affichée, routinière/nouvelle, réelle/imaginaire, etc.).

Franchir le seuil de certaines de ces librairies (Les Arcenaulx à Marseille, La Fourmi ailée à Paris par exemple), c'est donc accomplir un rite de passage qui distingue de l'ordinaire et agrège à un univers symbolique de communion, où mets et mots viennent à la bouche.

Cette recontextualisation quelque peu enivrante du livre et du litre pourrait donner des idées aux bibliothèques publiques : « Pas de BM sans bistrot ! ».

Librairies étrangères très parisiennes

Dans une dernière étude, Esteban Buch explique rapidement comment les librairies en langue étrangère à Paris constituent parfois des lieux de mémoire mythiques (Shakespeare and Company, par exemple). Témoins d'une histoire politique et économique brûlante (colonisation, immigration, exil), ou fruits d'une longue tradition culturelle, ces lieux symboliques exaltent chez nombre de lecteurs occasionnels ou fidèles le sentiment d'affiliation linguistique.

Mais toutes les librairies « étrangères » sont loin d'induire ces attentes de sociabilités où s'euphémise la relation commerciale au profit d'une quête de convivialité ethnoculturelle. Les commerces de livres en langues étrangères existent bel et bien, sans discours sur la légitimité culturelle de la boutique ni sociabilité particulière.

Le partage se fait plus généralement entre les librairies qui valorisent l'insertion dans une communauté culturelle originale et celles qui, au contraire, cherchent à intégrer leurs propres traits de civilisation à la culture universelle. Dans les unes comme dans les autres cependant, les pratiques de sociabilités sont avant tout celles propres aux milieux intellectuels, toutes langues confondues.