Lectures interdites

le travail des censeurs au XVIIIe siècle 1723-1734

par Martine Poulain

Barbara de Negroni

Paris : Albin Michel, 1996. - 383 p. : ill. ; 23 cm. - (Histoire). isbn 2-226-07912-2 150 F

Dans la France du XVIIIe siècle, un double système contribue à contrôler les écrits : une réglementation très stricte des professions d'imprimeur, de libraire, de colporteur ; un contrôle a priori des manuscrits par la censure royale.

Des censures multiples

Barbara de Negroni rappelle la polysémie du terme censure sous l'Ancien Régime : « De la censure préalable à la suppression des livres publiés, de la révocation des privilèges à la qualification théologique d'une oeuvre, de la condamnation d'un libelle à être lacéré et brûlé à l'excommunication des lecteurs éventuels d'un texte, toute une série de mesures permettent aux autorités politiques ou ecclésiastiques d'affirmer leur pouvoir, de manifester leurs prérogatives, de chercher à assurer leur prépondérance ». « Censurer », poursuit Barbara de Negroni, « ce n'est pas simplement rejeter, c'est attester un pouvoir sur les textes, c'est produire un nouveau texte qui se donne le droit d'interdire les autres »

Barbara de Negroni propose de distinguer les censures secrètes - c'est le travail « souterrain » des censeurs -, des censures « à grand spectacle » qui « cherchent par tous les moyens à être connues et promulguées, se manifestent avec éclat ». Et c'est dans la différence entre ces deux censures que l'auteur va chercher un principe explicatif du fonctionnement de l'ensemble.

La censure au quotidien

L'auteur rappelle le fonctionnement de la censure royale : un directeur de la librairie, un corps de censeurs répartis par disciplines. Ceux-ci, après lecture du manuscrit, doivent adresser au directeur un rapport précisant si le livre peut-être autorisé (permission scellée), toléré (permission tacite, simple tolérance). Un manuscrit ne doit comporter aucun élément « contraire à la religion, au roi, à l'État, aux bonnes mœurs ». En fait, tout est affaire d'interprétation : « Les dangers potentiels d'un livre sont examinés par rapport au type de lecteurs qui peut en prendre connaissance : plus l'oeuvre risque d'être lue par un large public, plus elle est examinée attentivement ».

La censure est aussi répression envers des ouvrages qui ont été imprimés sans autorisation ou qui ont pénétré sur le territoire illégalement. Trois moyens essentiels sont mis en place pour « supprimer discrètement » un ouvrage : son signalement aux libraires et imprimeurs ; les perquisitions, saisies et arrestations ; l'émission d'un arrêt d'interdiction par le Conseil d'État.

Et l'auteur de souligner certaines contradictions dans l'exercice de la censure. Autorisée par permission tacite, l'Histoire de Jean Sobieski est publiée en 1761 après amendements de l'auteur sur demande de censeur. Mais le livre consacré au héros de l'indépendance polonaise déplaît à Louis XV : « Un arrêt en conseil d'État ordonne que le livre soit supprimé ; l'imprimeur est poursuivi ; le censeur envoyé à la Bastille ». L'auteur, quant à lui, s'enfuit.

Censures publiques

Publiques sont les poursuites exercées par un Tribunal. Un livre peut être « interdit de diffusion, supprimé, ou lacéré et brûlé », des poursuites peuvent être engagées contre les éditeurs et auteurs. Le Parlement peut élargir la condamnation aux thèses mêmes contenues dans l'ouvrage. L'affaire peut aussi susciter une intervention et un arrêt du Conseil d'État.

Enfin, bien sûr, un ouvrage peut encourir les foudres de l'Église : mandements des évêques, censure de la Sorbonne ; l'accusé risque alors l'excommunication. En fait, « le caractère profondément ambigu de la censure sous Louis XV vient de ce qu'elle offre d'extraordinaires alibis à tous ceux qui veulent masquer leurs ambitions politiques sous le dévouement au service public : sous l'apparente complémentarité des condamnations se cachent des rivalités, sous les alliances des conflits ».

Barbara de Negroni prend un exemple majeur de ces conflits de pouvoir : l'affaire de la bulle Unigenitus, omniprésente pendant les vingt premières années du régime de Louis XV. Seule une compréhension politique des conflits entre l'église gallicane et Rome, entre les parlements et une partie de l'Église, peut expliquer les jugements rendus dans les affaires de censure de cette époque. Ce sont les parlements qui sortent vainqueurs de la confrontation. Là où l'histoire du livre a mis l'accent sur la censure, certes souvent plus tardive, des oeuvres philosophiques (Voltaire, Helvétius, d'Holbach, Diderot, Rousseau), Barbara de Negroni estime que 64 % des actes de censure concernent la bulle Unigenitus, et 8 % les oeuvres philosophiques.

Les arrêts contre ces dernières deviennent plus fréquents après 1750. De l'Esprit d'Helvetius cumule contre lui toutes les condamnations, du roi, des parlements, de la Sorbonne. L'Encyclopédie provoque la fureur des pouvoirs en 1762. Mais, là encore, les enjeux stratégiques et conflits internes des différents pouvoirs, sont premiers par rapport au contenu et à la lettre même du texte.

L'ouvrage de Barbara de Negroni est un peu touffu, parfois confus, mais propose une analyse intéressante de la place de la censure dans les enjeux de pouvoir entre le roi, les parlementaires et les différents niveaux de la hiérarchie ecclésiastique.