Lire en Russie et aux États-Unis, hier et aujourd'hui

Martine Poulain

L’empire soviétique s’est écroulé. Place maintenant pour les intellectuels russes – parmi lesquels certains bibliothécaires – pour un retour libre de toute contrainte idéologique sur le passé, et pour une analyse lucide des problèmes du présent. Place aussi pour de nouveaux échanges avec l’ennemi d’hier, le grand Satan américain. A l’initiative de deux femmes aussi intelligentes que convaincues de l’importance de nouveaux liens entre les deux anciens piliers de la guerre froide, Pamela Spence Richards, professeur à Rutgers University et Valeria Stelmakh, chercheur à la Bibliothèque de l’État russe – ex-Lénine –, s’est tenu en juin dernier, dans la ravissante ville de Vologda, un colloque sur l’histoire de la lecture et des bibliothèques, hier et aujourd’hui 1. Nous évoquerons ici essentiellement les contributions des chercheurs russes.

Bibliothèques déplacées

Mikhaïl Afanassiev, directeur de la bibliothèque historique de Russie à Moscou, s’intéressait aux bibliothèques déplacées pour raisons politiques depuis 1917. En 1918, les plus importantes bibliothèques privées – en fait, posséder quelque 100 volumes suffisait – sont nationalisées pour que « chaque citoyen » puisse y accéder. On crée ainsi de nombreuses bibliothèques publiques. Les collections saisies correspondaient souvent assez peu aux besoins desdits citoyens, et notamment des paysans. Le contexte chaotique explique également que nombre de ces collections aient été perdues. On estime à environ un million le nombre de livres non « redistribués ».

Deux autres grandes vagues de saisies et de redistribution eurent lieu en 1924 et en 1932. On purge alors ce qui n’est pas conforme à l’idéologie dominante et on réaffecte les collections selon ces nouveaux critères. A partir de 1938, ce sont les collections appartenant aux personnes arrêtées ou assassinées qui sont saisies et redistribuées, soit sans doute plus de deux millions de volumes. Certains de ces ouvrages vont dans les bibliothèques du KGB, d’autres sont répartis entre différentes bibliothèques. Enfin, dernier grand déplacement de bibliothèques durant l’ère stalinienne : certaines saisies, à partir de 1940, sur les territoires ennemis. Le trésor de guerre ne sera que très partiellement restitué et alimentera les échanges ou les collections des grandes bibliothèques scientifiques d’URSS.

Censure des tsars et censure des soviets

Comme l’avait souligné ailleurs 2 Efim Etkind, et comme le développe Arlen Blum de l’Académie des sciences de Saint-Pétersbourg, le contrôle des écrits est, en Russie, une vieille histoire, et la censure des tsars a précédé celle des soviets : contrôle a priori des œuvres, répression féroce des livres indésirables, surveillance des lectures du peuple, notamment lorsqu’après 1865, le nombre de lecteurs s’accroît. Une circulaire de 1895 ordonne aux censeurs de « ne pas autoriser la publication d’œuvres dont le contenu ne pourrait pas être considéré inconditionnellement comme sans danger pour la lecture du peuple ». Le censeur n’avait d’ailleurs pas à justifier son interdiction.

De 1869 à 1917, aucun livre ne pouvait enrichir les collections des bibliothèques de recherche s’il ne portait une mention « autorisé pour les bibliothèques ». Selon Arlen Blum, guère plus de 2 à 3 % des publications pouvaient être conservées dans les bibliothèques ; Tolstoï lui-même fit les frais de ces interdictions.

Le nouveau régime soviétique considérait les « classiques » eux-mêmes avec de plus en plus de méfiance. Certains estimant que le peuple n’a besoin ni d’Homère, ni de Dante, ni de Gœthe, beaucoup de bibliothécaires terrorisés nettoyèrent en cascade les rayons de leur bibliothèque. Mais la solution la plus souvent adoptée fut celle d’un encadrement étroit des textes : préface marxiste, sélection d’œuvres particulières, morceaux soigneusement choisis. Après une grande purge des bibliothèques en 1929, le slogan de Gorki « apprenons des classiques » fut à l’ordre du jour. Mais beaucoup de classiques restèrent suspects, et « muséifiés ».

Lire en Russie aujourd’hui

Lev Gudkov, Boris Dubin et Valeria Stelmakh, tous trois sociologues, se sont penchés sur les effets de la nouvelle conjoncture sur les lectures de la population russe. Lev Gudkov met l’accent sur « la fin de l’intelligentsia ». Le niveau de l’éducation baisse et l’intelligentsia, dans les nouvelles circonstances sociopolitiques, ne bénéficie plus du prestige qui était le sien auparavant. L’édition est en crise profonde, le nombre de titres publiés a diminué et fait la part belle à une littérature de masse sans qualité. Pas grand chose de changé pour les intellectuels qui se procuraient, d’une manière ou d’une autre, les ouvrages qu’ils souhaitaient, estime quant à elle Valeria Stelmakh. En revanche, certaines demandes émergent dans le lectorat ordinaire pour des livres sur les affaires, le management, les finances, le droit, les dictionnaires, les encyclopédies, les livres d’apprentissage des langues étrangères, la religion.

Mais le statut symbolique de la lecture a baissé. Celle-ci s’étant instrumentalisée, elle n’est plus qu’un des moyens parmi d’autres de s’informer ou de se détendre. Le grand succès va en fait à la littérature de masse : les policiers, les love story, la science-fiction offrant 15 à 25 fois plus de titres qu’auparavant. Pour Valeria Stelmakh cependant, la littérature de masse existait à sa manière en Union soviétique, sous la forme d’une littérature idéologique. L’intérêt pour les littératures étrangères – de masse encore une fois – est aujourd’hui beaucoup plus important, comme le manifestent tout à la fois le nombre de titres traduits et le nombre d’emprunts de ces livres en bibliothèque.

Telles sont quelques-unes des analyses présentées du côté russe. Du côté américain furent questionnées la censure à l’époque du maccarthysme, l’offre de livres et de bibliothèques envers les Noirs américains, la place du livre en prison, ou encore le rôle des femmes dans les bibliothèques.

Un colloque important qui a montré nombre de convergences dans les questionnements des historiens, sociologues et bibliothécaires de ces deux pays et a pleinement contribué à un partage commun des réflexions sur les enjeux sociaux de l’écrit.

  1. (retour)↑  Libraries and reading in times of cultural change, International Conference, Vologda, 18-22 juin 1996, initiée par la Table ronde Histoire des bibliothèques et la Section sur la lecture de l’ifla, et organisée avec la très active participation d’un grand nombre d’institutions russes et américaines, au premier rang desquelles la bibliothèque et la région de Vologda, mais aussi le ministère de la Culture russe, la Bibliothèque historique de Russie, l’Association des bibliothèques russes, ou encore l’Association des bibliothèques américaines, et last but not least, la Bibliothèque du Congrès, dont le directeur James Billington, grand spécialiste de l’histoire culturelle russe, avait tenu à être présent. Les communications présentées dans ce colloque seront publiées dans l’excellente revue de Don Davis, Libraries and Culture, éditée par l’université d’Austin, Texas.
  2. (retour)↑  « La censure des tsars et des bolcheviks », in Censures, de la Bible aux larmes d’Eros, sous la direction de Martine Poulain et Françoise Serre, Paris, Bibliothèque publique d’information-Centre-Georges Pompidou, 1987.