La presse électronique
Annie Le Saux
En cette fin de siècle, la presse subit de grands bouleversements. Il semblerait que ce soit dans ce domaine que l’électronique en provoque le plus. C’est pour analyser la situation actuelle que Mediadix et l’URFIST de Paris ont invité, le 27 septembre 1996, à la Bibliothèque Buffon, à Paris, journalistes, scientifiques, éditeurs et bibliothécaires à une discussion sur la presse électronique générale et scientifique.
Les Français et leurs médias
Avant que ne soit abordé le thème de la presse électronique proprement dite, Daniel Junqua, journaliste, délégué international de Reporters sans frontière, a brossé un panorama des relations que les Français entretiennent avec leurs médias.
Quotidiens et magazines
A la différence de leurs voisins européens, les Français se sont progressivement détournés des quotidiens, au profit de la radio et de la télévision. Cette désaffection pour la presse quotidienne a commencé à se manifester entre les deux guerres. En 1946, on comptait 200 titres de quotidiens tirant à 15 millions d’exemplaires. En 1996, on ne compte plus que 67 titres, tirant à moins de 10 millions d’exemplaires. Cette chute est d’autant plus sévère que la population s’est accrue d’un tiers et que le niveau d’étude s’est amélioré. Actuellement, la France se situe au 22e rang dans le monde, avec 156 exemplaires pour 1 000 habitants, loin derrière la Grande-Bretagne, l’Allemagne et surtout les pays nordiques : la Norvège compte 600 exemplaires pour 1 000 habitants.
La presse quotidienne nationale est la plus touchée. Un seul exemple, celui de France-Soir, qui tirait en 1964 à plus d’un million d’exemplaires, et qui ne tire plus, en 1996, qu’à 190 000. Pour la presse quotidienne provinciale, la situation est un peu meilleure. Le nombre de titres est cependant passé de 153 en 1945 à 58 en 1996 et certains de ces quotidiens sont dans des situations difficiles (Var matin et Presse océan licencient et Charente-Maritime, le benjamin du groupe Sud-Ouest, a disparu). Des concentrations se sont effectuées, entraînant une offre moins étendue aux lecteurs.
Le tableau de la presse quotidienne est sombre. Cependant, la crise est à relativiser en ce qui concerne les magazines. Là également le cas de la France est spécifique. On y remarque un grand éventail des titres, soit environ 3 000. Parmi ces périodiques, la presse hebdomadaire d’information générale – 15 titres tirant à 5,5 millions d’exemplaires – se porte bien. Un autre secteur fort est celui de la presse TV : cinq titres dépassent le million d’exemplaires. La presse féminine s’est beaucoup renouvelée, collant bien à la société et, si certains magazines, comme Elle, reculent en diffusion en France, leur formule s’exporte généralement fort bien à l’étranger.
De nouveaux créneaux apparaissent dans cette presse magazine : des journaux informatiques, une presse qui s’adresse à un public particulier, tel Notre temps, pour les seniors... et une presse de rue qui se développe – actuellement six titres sont présents sur le marché.
Radio et télévision
Dans le domaine de la radio aussi, la France se singularise. On compte par foyer 4,4 récepteurs et la moyenne d’écoute journalière est de trois heures. Dans ce paysage, des modifications sont intervenues depuis 1981. Avant cette date, il existait quatre grandes radios. Depuis, on note une explosion des radios périphériques : associatives, musicales... et un certain effritement des radios généralistes. Si RTL est toujours en tête devant France Inter, NRJ devance désormais Europe 1.
Pour la télévision également, 1981 a été une date clé. L’audience a pris une importance primordiale. Le taux d’écoute, qui ne préoccupait que les chaînes privées, a gagné le secteur public. L’État s’est mis à compter sur la publicité comme complément important de revenus pour les chaînes publiques.
Les télévisions hertziennes constituent l’essentiel de l’offre en France, alors qu’en Grande-Bretagne et en Allemagne, ce sont les télévisions câblées qui l’emportent. Le succès de Canal + expliquerait en partie que le câble ne se soit pas plus développé. Le satellite prend de l’essor et l’équipement en paraboles progresser ; cela va continuer avec l’apparition des bouquets numériques.
On assiste, dans les médias, à une montée de groupes puissants, de dimension internationale, de groupes industriels et non plus de groupes de communication. La concentration qui en résulte risque de porter atteinte à la variété des publications et à la liberté de choix des lecteurs.
La presse quotidienne électronique
Pour la presse quotidienne, note Michel Colonna d’Istria, journaliste au Monde, le champ de concurrence n’est plus constitué, comme c’était le cas auparavant, par les autres quotidiens, mais bien par tous les médias et cette concurrence va encore s’accentuer avec l’apparition de nouveaux médias, en ligne, sur CD-Rom...
Les conditions de développement de la presse électronique ont été favorisées par un accroissement du parc de micro-ordinateurs – ne parle-t-on plus désormais de postes de travail au lieu de bureaux ou de chaises ? Puis vint l’équipement en CD-Rom, intégré au micro-ordinateur, suivi de la vague des modems, qui commencent déjà à faire eux aussi partie intégrante de la machine.
Le développement de la presse électronique est également lié à la modernisation des journaux, qui produisent désormais en numérique. L’apparition du Minitel a été un peu décevante pour l’éditeur de presse, qui publie une information de flux. Celui-ci convient mieux à une information de service ou de stock, comme les banques de données de presse du Monde, des Échos et de La Tribune, qu’à des textes longs.
Puis Internet est arrivé, permettant cette information de flux, qui fait que la presse cherche à y être présente, sous forme de journaux déjà existants ou de créations, tels les webzines.
Ceux qui transposent sur Internet leur version papier sont cependant confrontés aux difficultés de la lecture sur écran. N’oublions pas que les journaux papier utilisent tout le savoir-faire accumulé depuis Gutenberg... Ce qui amène Michel Colonna d’Istria à penser qu’Internet, pour la presse, ce n’est pas forcément l’avenir, si c’est pour avoir la même chose en moins bien. Il faut donc chercher à offrir des « plus » au lecteur.
Parmi ceux-ci, l’hypertexte offre la possibilité de juxtaposer des textes d’une parution antérieure à ceux du jour, alors que la version papier ne peut que donner des références renvoyant à un numéro précédent. On s’affranchit ainsi du poids et du coût de la page, donc des impératifs économiques qui existent pour le papier.
Le gain de temps que permet Internet à tout journal qui veut toucher ses lecteurs à l’étranger est lui aussi appréciable. A 15-16 h, heure de Paris, où que l’on se trouve, Internet permet d’accéder au journal Le Monde.
La presse sur Internet reflète pour l’instant un grand conformisme : on trouve les mêmes bandeaux, les mêmes rubriques, tout le monde utilise les mêmes logiciels. Cette impression d’uniformité se mêle à une grande dispersion – on peut y changer instantanément ce qu’on veut, alors que le moindre changement d’un journal imprimé se prépare longtemps à l’avance.
Sur Internet, la dépendance vis-à-vis de la technique est telle que le temps que l’on passe à essayer de régler ces obstacles l’est au détriment du contenu. La rapidité ne justifie pas tout et la vérification des sources est indispensable si l’on veut éviter de succomber à des campagnes d’intoxication, ou que « la déontologie fonde dans le silicium ».
Pour les quotidiens, l’enjeu reste cependant du côté des médias en ligne. Les CD-Rom servent pour la mémoire de masse. D’ici la fin de l’année, Le Monde va publier la collection complète de 1987 à 1991 sur 4 disques, au prix de 7 000 F (2 500 F pour l’Éducation nationale, Le Monde ayant passé des accords avec ce ministère). Le CD-Rom communicant offre, lui, la possibilité d’actualiser en ligne l’information, en se connectant sur un serveur.
Le coût de la consultation des journaux sur Internet a également été évoqué. Michel Colonna d’Istria estime qu’il n’est pas question de donner gratuitement ce que l’on vend en kiosque. La fiabilité du système de paiement de la société Globe online a conduit plusieurs journaux, tels Libération et Le Monde, à l’adopter. Ce dernier sera facturé 7 F sur Internet. Destiné essentiellement aux lecteurs qui se trouvent à l’étranger, ce prix signifie pour ces derniers une baisse importante par rapport à l’exemplaire papier. En France, la consultation de la une et des pages multimédias est gratuite.
Un journal sur mesure, qui offrirait des informations adaptées à la demande des lecteurs, risquerait de provoquer une course à l’audience et de privilégier des articles susceptibles d’être beaucoup lus. Or, Michel Colonna d’Istria est convaincu qu’« un journal doit rester un ensemble cohérent d’articles ou d’informations ».
La presse scientifique sur Internet
Ghislaine Chartron, maître de conférence à l’URFIST de Paris, a ensuite parlé de la presse scientifique sur Internet.
Le contexte, plus favorable que pour le Minitel, fait qu’Internet a plus de chance de succès. Les postes de consultation sont de plus en plus ergonomiques et les technologies ont atteint une certaine maturité (Adobe, éditeurs HTML, formats standards...). Le monde scientifique s’est, de plus, fortement mobilisé pour l’électronique, du fait de la hausse des abonnements papier, couplée à la diminution des budgets acquisition des bibliothèques. En outre, les scientifiques deviennent plus exigeants et leurs pratiques évoluent. Ils apprécient notamment la rapidité, l’accès délocalisé aux sources, la recherche interdisciplinaire, des modes de lecture variés (séquentiel, hypertextuel ou interactif), toutes ces choses qui font partie des améliorations qu’a apportées Internet.
Pour illustrer ces propos, des projets spécifiques d’éditeurs de presse ont été présentés par Alain Damlamian, président de la Société de mathématiques appliquées et industrielles et par François Le Tacon, de l’INRA Nancy. Gert H. Staal a, quant à lui, décrit la dernière innovation d’Elsevier, le programme Elsevier Electronic Subscriptions (EES), qui offrira à terme des versions électroniques des 1 100 titres de journaux de leur collection, soit en complément, soit à la place des éditions papier. Accès simultanés et accès direct par l’utilisateur final de chaque poste de travail du campus universitaire font partie des avantages du programme EES. Des licences de site seront négociées en fonction de l’implémentation, des groupes d’utilisateurs et des fonctionnalités choisis par l’institution. Lancé début 1995, ce programme devrait être bientôt accessible à toutes les bibliothèques.
A condition bien sûr que celles-ci disposent de l’équipement nécessaire. La question ne se pose pas pour les États-Unis, où les bibliothèques, grandes ou petites, publiques ou universitaires, offrent à un nombre important d’utilisateurs la possibilité de consulter des documents électroniques, que ce soit sur CD-Rom, en ligne, ou sur Internet. Un projet est à l’étude, dans ce pays, qui envisage le tout électronique, non pas, comme on pourrait le craindre, en tant que substitut du papier – il n’y a pas encore de réponse au problème de la pérennité des nouveaux supports –, mais comme une alternative au stockage sur place, onéreux, des documents papier.
La situation française n’en est pas à ce stade. Dans les bibliothèques universitaires, les systèmes disparates de gestion, le coût – important et permanent – de tout investissement informatique, la nécessité d’un réajustement continu des projets, difficilement compatible avec leur définition très stricte au niveau européen sont un frein à leur évolution. La situation des bibliothèques municipales, où l’on est encore loin de disposer des outils nécessaires en nombre suffisant, semble encore moins avancée. Offrir à l’utilisateur final, où qu’il soit, avec contrôle des ressources, un accès au document primaire fait encore partie, en France, de la prospective plus que de la réalité.