Lire la ville
Catherine Martel
Dans le cadre de l'action de « Lire la ville » 1, le Centre régional de documentation pédagogique de Créteil organisait un colloque, intitulé « Lire la ville : apprentissage de la langue, culture et intégration », à la Grande Arche de la Défense, les 15 et 16 juin derniers.
Dans ce site symbolique de la ville-carrefour, enseignants, documentalistes, bibliothécaires et élus de collectivités territoriales, venus très nombreux, ont réfléchi avec des spécialistes aux moyens à mettre en œuvre pour créer les meilleures conditions d'une lutte efficace contre l'exclusion.
La langue et la ville
La ville a un rôle dans l'évolution d'une langue, ou plutôt des langues, dira Louis-Jean Calvet, professeur de linguistique à la Sorbonne. Lieu de convergence 2, elle est un microcosme linguistique qui catalyse les grands enjeux de la communication par son action sur la forme des langues. Dans le même temps, pour communiquer, il faut un langage commun, une langue véhiculaire.
Les problèmes économiques d'aujourd'hui rendent plus aiguë la question de l'intégration. Les jeunes ne dominent plus la culture de leurs parents (les langues maternelles se transmettent peu en France) et ne dominent pas celle de leur pays d'accueil. Face à une identité qui affiche sa différence en délaissant le français comme langue de communication 3, Louis-Jean Calvet, pour qui intégrer ne signifie pas gommer les différences, s'interroge sur le rôle de l'école de la République. Comment, dans le climat actuel de grande inquiétude, avec les risques de dérapage nationaliste, redonner une image positive de la langue française ? L'apprentissage et la revalorisation de la langue de la culture d'origine sont, pour lui, des facteurs essentiels de la lutte contre l'exclusion : « Le bilinguisme n'a jamais rendu idiot ».
Intégration scolaire et citoyenneté
Après avoir constaté l'effondrement de l'image de la réussite scolaire, effondrement dû selon lui à la crise économique, Yves Bottin, inspecteur académique de Seine-Saint-Denis, réaffirmait le rôle primordial de l'école, à laquelle il assigne deux tâches principales : la maîtrise de la langue et l'éducation du citoyen. Patrick Bouveau, de l'université de Lille 2, lui répondait par une série de questions. Face à une situation complexe due à l'hétérogénéité sociale, que fait l'école par rapport à son environnement ? Comment s'opère l'articulation école/ville ? Comment résoudre la contradiction entre le monde clos de l'enseignement et la nécessaire ouverture vers le monde extérieur ? Il évoquait ensuite la question de la lisibilité de l'école par les parents, insistant sur la nécessité de mener à bien une réelle réflexion sur la manière dont l'école est interprétée 4.
Jacqueline Ayrault, de la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) Ile-de-France, brossait un tableau des pratiques culturelles des jeunes, insistant sur leur intérêt pour l'image, leur goût pour la bande dessinée et la science-fiction et l'extrême importance qu'ils accordent à la musique, la lecture des « classiques » étant uniquement liée au scolaire. Elle insistait sur la pratique du journal intime ou du poème, destiné à soi-même, l'écriture étant vécue comme une activité solitaire sans intention de communiquer.
L'atelier d'écriture comme offre de formation peut contribuer à montrer qu'écrire est un plaisir qui favorise l'échange. Faire écrire avec des écrivains dans un lieu autre que scolaire permet de réels déblocages et la découverte de certains élèves par leur professeur, particulièrement dans les sites défavorisés. La pratique de l'écriture transforme le regard sur l'écrit, rend le livre vivant, et redonne le goût de la littérature.
La transformation du langage des jeunes était évoquée par Christian Bachman, de l'université de Paris XIII. Ce langage, pratiqué par une partie de la population qui se trouve très marginalisée, utilise des champs sémantiques particuliers, codés, et comprend des éléments d'emprunt à plusieurs langues et des éléments de langage intégrés à une gestuelle.
Dans des milieux qui, du fait de la durée de la crise, se paupérisent de plus en plus, émergent des valeurs et des comportements culturels différents. Ce qui pouvait apparaître comme un mode d'expression temporaire risque de se cristalliser en un mode de vie. Christian Bachman terminait en s'interrogeant sur les conséquences pédagogiques qu'induirait pour l'école la pérennisation de ce type de culture et sur la nécessité de repenser une série de pratiques pédagogiques.
L'école, la ville, la lecture
Pour Marie-Claire Millet, de la Direction du livre et de la lecture, l'écrit est, dans le cadre scolaire, un moyen d'évaluation. La grande chance des bibliothèques est que l'accès à la lecture y est libre à toutes les lectures, et sans évaluation. Les déambulations libres amènent les jeunes à une diversité d'expériences de la lecture qui sont autant de langages pour entrer en communication. Les bibliothèques montrent les livres, elles sont un lieu d'accueil, de conseil, de découverte de la littérature contemporaine, et de formation.
Mais, pour remplir pleinement ces rôles, elles doivent adapter leurs modes de fonctionnement et d'ouverture (pas d'obstacles financiers, larges plages horaires). Dans la collaboration avec l'école, les bibliothèques proposent différentes actions qui amènent à rendre les livres vivants et les jeunes actifs : comités de lecture, rencontres avec des écrivains, ateliers d'écriture. Par la diversité des offres d'accès à la lecture, elles s'affirment comme un pôle central du partenariat école-ville.
Une étude, conduite avec des lecteurs de 6e en difficulté, a conduit Gérard Chauveau, chercheur à l'Institut national de la recherche pédagogique, à constater que ceux-ci n’éprouvaient pas forcément un rejet de la chose écrite, mais plutôt un sentiment profond d'échec par manque de compétence : « J'aime pas lire, mais j'aime les livres lus par les professeurs ».
Quelques chiffres – qui témoignent des enjeux scolaires, culturels et politiques – illustrent le thème de la fracture sociale. Dès le cours préparatoire, 4 ou 5 % des enfants de milieux favorisés sont signalés comme étant en difficulté, pour 33 % en milieux ouvriers. Au cours élémentaire 2e année, 18 % des enfants hors secteur ZEP ne maîtrisent pas les bases de la lecture, pour 37 % des enfants en secteur ZEP. C'est donc là qu'il faut redoubler les efforts autour de l'écrit. La démocratisation des pratiques culturelles à l'intérieur et à l'extérieur de l'école passe en effet par la mise en place d'actions centrées sur l'écrit. Il faut, dit-il, favoriser le développement intellectuel, le bonheur d'apprendre, de comprendre.
Les jeunes sont tous des lecteurs potentiels, mais les conditions pour le devenir sont liées à des facteurs sociaux très forts. Yvanne Chenouf, de l'Association française pour la lecture, évoquait la notion d'écrit que chacun porte en soi. Aujourd'hui, le corps social ne peut plus déléguer à l'école le rôle d'accès unique à la lecture. Il est nécessaire de développer des actions en partenariat, c'est-à-dire de travailler en complémentarité avec l'école autour de l'écrit.
Trouver des repères
Pour Philippe Meirieu, de l'université de Lyon 2, apprendre à lire n'est pas seulement apprendre à maîtriser des codes, c'est aussi s'inscrire dans une culture.
Lire ne consiste pas seulement à déchiffrer, mais encore à construire du sens. Pour qu'il y ait lecture d'un texte, il faut un investissement personnel ; mais pour que cet investissement existe, il faut une maîtrise d'un code minimal, sans quoi il n'y a pas de communication. Il y a souvent échec parce que le jeune ne met pas de sens dans la lecture, ou parce qu'il y met trop de sens en s'accrochant à des détails qui ne correspondent pas au texte. Il faut aider les jeunes à se structurer, à prendre des repères.
De même, on ne lit pas seulement pour des raisons fonctionnelles. L'écrit aide aussi à trouver des réponses à des questions fondamentales que les hommes se posent. Des questions, invariantes anthropologiques, que les jeunes se posent toujours : « D'où viens-je ? Qui suis-je ? Lire peut permettre de découvrir un secret qui me parle de moi ». Pour maintenir le lien entre les générations, il faut penser une éthique de l'action éducative ayant, pour perspectives, l'aménagement d'espaces qui soient des lieux possibles pour apprendre, découvrir des choses nouvelles. Il ne faut pas se mettre à la place des jeunes, mais leur permettre de se trouver une place.