Médiathèques et métropoles

Quels outils pour quelles missions ?

Yannick Nexon

Ouverte en octobre 1985, la médiathèque de Nantes a célébré son dixième anniversaire en organisant les 20 et 21 juin derniers des journées d’étude sur la place des médiathèques dans les métropoles.

En préambule, les élus culturels nantais rappelaient que la décision politique de bâtir un nouvel équipement central avait été prise en 1978, et que le succès avait été immédiat.

Le réseau comprend aussi deux médiathèques de quartier, dont la médiathèque nord (1 000 m2) ouverte en 1995. Les élus se penchent à l’heure actuelle sur la place du livre parmi les autres supports, l’agrandissement et la structuration du réseau, le public exclu du livre et le rôle de l’équipement central. Cette évaluation est nécessaire pour rendre l’action plus efficace dans une période où les moyens budgétaires ne connaîtront plus d’accroissement exponentiel.

Les querelles de vocabulaire sur la dénomination de « médiathèque » sont aujourd’hui passées de mode. Le choix de ce terme a souvent affirmé la volonté politique d’accomplir un acte novateur, visible dans le déménagement d’un établissement jusque-là situé en centre ville, souvent dans un bâtiment historique (Lyon, Nantes, Orléans).

Les bibliothèques construites au cours des vingt dernières années ont pour caractéristiques communes de constituer un signe architectural de vastes dimensions, de présenter une offre documentaire élargie, en particulier vers le multimédia, d’affirmer l’autonomie du lecteur par le libre accès, évolution assez parallèle au développement des commerces culturels du type FNAC.

La notion de territoire

La réflexion portait sur le territoire de la bibliothèque : place de l’équipement central dans un réseau, commune et intercommunalité, définition régionale des bibliothèques municipales à vocation régionale, place dans le réseau national et international, bibliothèque virtuelle...

En un temps où l’évolution des pratiques culturelles est de plus en plus difficile à prévoir, on peut craindre le vieillissement des nouveaux bâtiments dans leur structure et leur programme, au risque de justifier la définition des bibliothèques donnée par Alain Finkielkraut : « Lieux d’anachronisme salutaire ».

Dans un rappel historique plein d’humour, Jean-Paul Oddos, du Centre de documentation du Musée national d’art moderne, évoquait la querelle des anciens et des modernes et brossait l’évolution du bibliothécaire, érudit, militant, puis gestionnaire. Fort de l’expérience de la bibliothèque de Chambéry, il précisait que « le programme résume ce qu’on sait, pas ce qui est devant nous », et réhabilitait la notion de collections, s’interrogeant sur les modalités de la constitution d’une mémoire pour le XXe siècle : quelle collecte ? Quels tris ? Quel désherbage ?

Face à la mise en réseau de l’information – et à tous les problèmes qu’elle suscite : catalogues, partage documentaire, droits d’auteur, photocopie... –, il constatait aussi la simplification nécessaire des techniques bibliothéconomiques : small is beautiful.

Des réseaux existants

Plusieurs exemples de réseaux furent détaillés, divers dans leur histoire et leurs résultats.

Metz possède une bibliothèque centrale moderne, trop petite désormais, qui, n’offrant que très peu de possibilité d’extension, empêche toute réorganisation thématique. Le bâtiment est donc figé dans son programme initial par supports. En revanche, le rôle du patrimoine est réévalué par la présence de deux conservateurs, une publication régulière (Cahiers Elie Fleur), et un plan exceptionnel d’acquisition (un million de francs sur cinq ans), même si, pour les élus, ce sont toujours les musées qui offrent l’image du patrimoine la plus forte. Le réseau est en restructuration constante. Le plan quinquennal de développement adopté en 1989 privilégie la constitution de médiathèques de quartier, dont deux existent déjà.

Les restrictions budgétaires ont toutefois conduit à des choix difficiles. Mais, quand on offre trop peu de surface et de livres pour trop peu de public, il faut savoir fermer. Selon Pierre Louis, il est impensable aujourd’hui d’ouvrir une bibliothèque de quartier qui ne soit pas médiathèque et dont la surface soit inférieure à 1 000 m2. Mais, tout développement futur est grevé par l’absence de perspective de création d’emplois.

Poitiers présentait son programme de médiathèque centrale (ouverture prévue en septembre 1996). Par sa modernité, ce bâtiment légitime la bibliothèque aux yeux de ses nombreux partenaires qui programmeront des événements dans les autres espaces culturels. Jean-Marie Compte précise qu’on ne travaille bien avec des partenaires que si l’on accepte de transiger et d’innover. Il faut aussi savoir proposer soi-même plutôt que se reposer sans cesse sur les projets des autres.

A Lyon et à Grenoble

Lyon possède une médiathèque centrale prestigieuse – La Part-Dieu – et un réseau de quatorze bibliothèques de quartier. Patrick Bazin en présentait l'organisation générale. 20 % des lecteurs en fréquentent au moins deux. Un projet de restructuration autour de quatre ou cinq médiathèques est là aussi en cours. L’équipement central recentre ses missions sur ses fonctions de recherche et de patrimoine, à l’exemple des grandes bibliothèques publiques étrangères, et affirme sa vocation régionale, nationale et internationale. Il pallie les manques de la BNF par une collecte systématique des documents régionaux et prépare un CD-Rom collectif avec trente-cinq bibliothèques sur les fonds locaux et régionaux.

La BM de Lyon est pôle associé de la BNF pour la documentation bibliographique et professionnelle. Après la numérisation des dossiers de presse, ce sera celle de trois cents volumes du XVIe siècle. Tout en assumant son rôle de coordination au niveau régional dans le domaine du patrimoine et de la conservation, Lyon ne souhaite pas pour autant se couper de son réseau de lecture publique.

Un tableau très évocateur des bibliothèques de Grenoble fut brossé par Catherine Pouyet. Dans l’histoire des bibliothèques en France, elles furent et restent pour la lecture publique un élément pilote. La scission entre la fonction étude réfugiée dans un ancien bâtiment en centre ville et le réseau de lecture publique (seize bibliothèques) s’est faite il y a vingt-cinq ans.

La première médiathèque de quartier ouvre en 1972, la seconde en 1976 : c’est Grand’Place avec la première vidéothèque de consultation créée en France. Toute une culture politique a longtemps privilégié l’autogestion (autonomie complète du traitement), le militantisme et l’innovation. C’est à Grenoble qu’ont été expérimentés le désherbage, les bibliothèques de rues, l’action vers les bébés lecteurs, le port de livres dans les prisons... Depuis 1988, un effort de structuration est entrepris, en partie facilité par l’informatisation, la normalisation et une politique de communication active, enfin commune.

Les bibliothèques de quartier inférieures à 700 m2 proposent un service de proximité à la population à mobilité réduite (jeunes, mères de famille, personnes âgées), mais une offre documentaire insuffisante. Les horaires d’ouverture des petits points de lecture, maintenus pour des raisons sociales, ont été réduits (sept heures par semaine) ; mais cette évolution n’a pas limité le nombre de lecteurs, bien au contraire. On y expérimente des pratiques différentes : un seul fonds documentaire pour enfants et adultes, le maintien d’un service vidéo de qualité et l’acquisition de romans sentimentaux.

Malgré des restrictions budgétaires, en dix ans, Grenoble a gagné 16 % de lecteurs et 36 % de prêts. 24 % de la population est inscrite. Le réseau s’appuie sur le personnel, dont on s’attache à développer la polyvalence, plus que sur un bâtiment central qui n’existe pas. Les partenaires sont nombreux et les actions diverses : écoles, université, création littéraire et vidéo, classes patrimoine, CCSTI (centres de culture scientifique, technique et industrielle), recherche d’emploi. Une certaine spécialisation des grandes médiathèques de quartier est à l’ordre du jour. Enfin, le secteur étude pourrait profiter de l’opportunité de la réhabilitation de l’ancien bâtiment musée-bibliothèque aujourd’hui vide.

Les publics

Il est indéniable, pour Jean-François Hersent, de la Direction du livre et de la lecture, que l’ouverture de médiathèques a accru le nombre des usagers dans les statistiques nationales, les portant à environ six millions d’inscrits. Ce chiffre, qui a doublé en quinze ans, stagne désormais, et, bien qu’important, il est à peine équivalent au nombre des abonnés français à France-Loisirs. On peut y ajouter les deux millions d’usagers, non emprunteurs. On constate une surreprésentation des classes moyennes. L’ouverture d’une médiathèque attire de plus en plus un public déjà intéressé, il n’y a donc pas à proprement parler de nouveaux publics.

On connaît en parallèle le risque de pertes de certains lecteurs : les jeunes en difficulté de scolarisation et les personnes âgées pour lesquels la bibliothèque de proximité est indispensable. Les nomenclatures utilisées par les bibliothèques, l’informatisation des catalogues, et parfois le nombre même de livres en libre accès contribuent à davantage écarter ce public.

Un clivage existe entre inscrits et simples usagers. Ces derniers fréquentent la bibliothèque comme lieu de travail ou de rencontre, ils déambulent et flânent comme dans une FNAC. Plus de la moitié du public d’une médiathèque est composé d’étudiants et de lycéens. Par ailleurs, les pratiques des lecteurs évoluent : un certain grand public se rapproche des spécialistes dans l’utilisation des nouveaux médias.

Les élus se préoccupent de plus en plus des non-lecteurs. Même si la spécificité du travail des médiateurs et des associations socioculturelles est reconnue, la bibliothèque reste un lieu privilégié de socialisation.

La médiathèque est-elle un centre culturel, dans son propre domaine ou dans ses rapports avec les autres structures culturelles ? On s’accorde à lui donner un rôle central d’information sur l’action culturelle, à l’écoute de la vie culturelle, et pas seulement locale. C’est à la médiathèque que le public non prédéterminé peut le plus aisément s’informer. Elle est un lieu de brassage des publics qui ne se croisent guère dans les autres établissements culturels.

La médiathèque vue par les élus

Pour Marine de Lasalle, de l’université de Paris I, les élus ont une image subjective de la médiathèque. Après une longue période de relatif désintérêt, elle est maintenant d’une importance primordiale à leurs yeux. Tout d’abord, elle formalise une politique culturelle dont elle est un instrument de rassemblement d’objectifs dispersés et généraux : démocratisation de la culture, intégration civique, accès à l’information et à l’autoformation... Construire un bâtiment de bibliothèque, c’est requalifier l’espace urbain, lutter contre la relégation sociale, la marginalisation des isolés, c’est aussi affirmer le territoire de la cité. Pour la petite patrie qu’est la ville, quelle meilleure vitrine qu’une politique patrimoniale forte et dynamique ?

Elle est aussi un modèle politique, fer de lance culturel des années 1970-1990, qui réaffirme sa vocation de lieu de rassemblement et de réactivation des liens sociaux entre générations. Le prestige du bâtiment attire les clans, clubs, associations et groupes, luttant ainsi contre une certaine tribalisation de la société. Il faut souligner que c’est souvent l’un des seuls lieux non payants de rencontre et d’offre culturelle.

Aux bibliothécaires de prendre conscience des évolutions d’une profession composée de plusieurs métiers. Les besoins en formation, mal servis par les réformes récentes – la suppression du CAFB fut grandement regrettée –, concernent désormais moins les techniques bibliothéconomiques. L'accueil se complexifie – documents, lecteurs, et non-lecteurs sont de plus en plus variés. Leur autonomie est de plus en plus grande, mais les informer et les guider est tout de même nécessaire. Évaluation et mise à jour des collections s’imposent comme des tâches fondamentales.

A l’intérieur d’un même réseau, on constate une fracture entre la libre consommation du lecteur averti, souvent assimilable à du zapping culturel, et l’ambition de formation, justifiant l’aide publique, qui représente un nouveau défi dans un monde mouvant.

La médiathèque est donc devenue un lieu visible, en lien étroit avec le réel, à la rencontre de la société et de ses débats, lieu central de partenariat et d’affirmation de la cité.