Documentalistes et bibliothécaires
Regards croisés sur leurs formations
Jean Meyriat
Les professions de bibliothécaire et de documentaliste sont de plus en plus proches, par les moyens techniques mis en oeuvre et par les fonctions remplies. Pourtant elles ont induit deux systèmes de formation à peu près étanches, pour des raisons historiques et à cause de différences institutionnelles et culturelles. Une analyse des compétences demandées par les deux professions montre qu'une base commune à leurs objectifs pédagogiques peut être reconnue.
The professionals called respectively in France « librarians » and « documentalists » are becoming closer, using the same technical means and performing similar functions. However they have built two highly separate training systems, due to historical legacy and mainly to institutional and cultural differences. An analysis of competencies required by both professions shows that a common basis for their pedagogical objectives may be identified
Die Berufe der Dokumentalisten und der Bibliothekare sind immer mehr verwandt, was die eingesetzten technischen Mittel und die ausgeübten Ämter betrifft. Sie haben doch fast hermetisch abgeschlossene Ausbildungssysteme erstehen lassen wegen historischer Gründe sowie institutioneller und kultureller Unterschiede. Eine Untersuchung der von beiden Berufen verlangten Kompetenzen kann feststellen, daß ein gemeinsames Kernstück der wechselseitigen pädagogischen Zwecke anerkannt werden soll.
En matière de formation aux professions documentaires, la France se caractérise par la dualité persistante des systèmes qui l’assurent.
Le plus ancien forme ceux que l’on appellera ici bibliothécaires, au sens général de professionnels faisant fonctionner des bibliothèques, sans distinguer le grade (les conservateurs étant donc considérés comme une espèce de ce genre). Un autre système s’est constitué plus récemment pour former ceux que l’on appellera documentalistes, faute d’un terme plus commode pour désigner les personnes qui exercent des métiers de plus en plus divers par leur dénomination et leur modalité d’exercice, mais qui ont en commun de contribuer à la gestion de l’information et de ses supports.
Deux systèmes de formation
Ces deux systèmes, développés selon deux logiques différentes, sont et demeurent pour l’essentiel étanches l’un à l’autre. Au niveau du personnel scientifique, l’École nationale des Chartes et l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (ENSSIB) forment les bibliothécaires d’État et des collectivités territoriales ; ceux d’entre eux qui, ultérieurement, ont embrassé une autre carrière, fût-elle documentaire, font jusqu’à présent figure de raretés.
De leur côté, les documentalistes sont préparés à leurs métiers par l’Institut national des techniques de la documentation, par un nombre croissant de diplômes d’études supérieures spécialisées, par des maîtrises professionnalisées, par un diplôme universitaire de technologie. Mais, sauf circonstances exceptionnelles, l’accès aux corps de fonctionnaires servant dans les bibliothèques d’État ne leur est pas ouvert. Au niveau du personnel technique, les départements Information et communication des Instituts universitaires de technologie offrent deux options différentes, l’une, « documentation d’entreprise », aux futurs documentalistes, l’autre, « métiers du livre », à ceux qui seront recrutés pour leurs bibliothèques par les collectivités territoriales (comme l’étaient naguère les titulaires du Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaires, qui n’est plus délivré depuis 1995).
On compliquerait la description, mais sans la modifier substantiellement, si l’on prenait en compte le système de formation des archivistes, en donnant à ce mot son acception la plus générale. On retrouverait en effet la même dualité à l’intérieur de ce système. D’un côté, l’École nationale des Chartes produit des archivistes-paléographes : ceux d’entre eux qui ne deviennent pas conservateurs de bibliothèques sont appelés à être des conservateurs d’archives aux Archives nationales et aux Archives départementales décentralisées.
Parallèlement, quelques universités forment aux « techniques d’archives et de documentation » les étudiants qui exerceront les métiers des archives dans la fonction publique territoriale, ainsi que, le plus souvent, dans des archives d’entreprises ou des sociétés d’archivage. Entre ces deux catégories de personnels, fermées l’une à l’autre, des passerelles n’existent que dans des textes très peu appliqués.
Mais tenons-nous en ici aux systèmes que se sont donnés les bibliothécaires et les documentalistes. Institutionnellement étrangers l’un à l’autre, ils semblent pourtant avoir des finalités peu différentes. Dans les deux cas, il s’agit d’aider les futurs membres de deux professions voisines à acquérir les connaissances et savoir-faire et à développer les aptitudes qui leur seront ensuite nécessaires dans la pratique de leur métier.
Or, ces compétences présentent beaucoup d’éléments communs, à la fois dans les techniques mises en œuvre par les uns et les autres et dans les préoccupations dont elles témoignent. Cela apparaît clairement dans la comparaison que l’on peut faire entre deux répertoires des compétences professionnelles, publiés presque simultanément en 1995 par les documentalistes et par les bibliothécaires d’État 1. Dès lors, certains se risquent à penser que la formation des uns et des autres pourrait être au moins partiellement commune ; il y a d’ailleurs plus de vingt ans que l’idée d’un « tronc commun » dans cette formation a été défendue et illustrée par un collectif largement interinstitutionnel 2.
L’exemple d’autres pays européens encourage de telles réflexions. Au Royaume-Uni, l’extension du terme « librarian » est plus large que celle de bibliothécaire, et il désigne souvent un documentaliste ; et seize des dix-huit écoles universitaires accréditées par la Library Association ont également été approuvées par l’Institute of Information Scientists. En Espagne, pays où les enseignements sont de création beaucoup plus récente, les diplômes déjà délivrés par une dizaine d’universités sont intitulés diplômes de « bibliothéconomie et documentation ».
Deux professions
La différence française trouve, bien entendu, ses racines dans l’histoire. On ne saurait oublier que la profession de documentaliste s’est constituée dans la volonté de se distinguer de celle de bibliothécaire. Et si cette distinction perdure obstinément, c’est essentiellement parce que ayant généré deux systèmes hétérogènes de formation, dont chacun a sa cohérence propre, elle est en retour justifiée par cette dualité même. Chacun des deux systèmes valorise la spécificité de ses produits, qui, à leur tour, alimentent le système dont ils sont issus.
Le fait que les compétences mises en œuvre par les uns et les autres soient souvent proches voit en outre son poids affaibli par une différence décisive entre les cadres organisationnels dans lesquels les deux professions sont exercées. Le bibliothécaire se définit par son appartenance à une institution qui est la bibliothèque. C’est elle qui est responsable envers la société ; la première responsabilité du bibliothécaire est de contribuer au meilleur fonctionnement possible de sa bibliothèque.
En revanche, le documentaliste se définit par la fonction qu’il exerce, indépendamment de l’institution où il travaille. Il peut appartenir à un centre de documentation au sens classique (et il y a beaucoup de ressemblances entre certains centres de documentation et certaines bibliothèques spécialisées), mais il peut être travailleur indépendant, ou être employé par une équipe de chercheurs, un cabinet d’avocats, une agence d’urbanisme, une société de service et de conseil... Cette différence d’environnement se révèle plus importante que les proximités opérationnelles. Elle induit le développement de deux mentalités, de deux cultures.
Or, il se trouve que la grande majorité des bibliothèques françaises importantes relève de la puissance publique, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités territoriales ; c’est là un des effets de la place tenue dans notre pays par la gestion publique des activités sociales, culturelles, scientifiques, etc. Les bibliothèques relèvent donc du service public dû aux citoyens pour les instruire, les informer, les distraire. Les bibliothécaires, agents de cette institution, se sentent liés par cette mission, et la notion de service public est pour eux essentielle. D’où par exemple leur attachement à l’égalité d’accès pour tous aux services qu’ils peuvent rendre, et à leur gratuité ; au point que la plupart d’entre eux (sauf s’ils ont à faire face à d’importantes responsabilités de gestion) sont effarouchés par l’idée de rentabilité.
En revanche, le documentaliste est engagé et rémunéré pour fournir de l’information utile à son employeur ou à son client. En tant que professionnel, c’est devant celui-ci qu’il est responsable, sans préjudice de sa responsabilité comme citoyen devant la société. L’efficacité est la valeur qu’il se trouve obligé de privilégier. Même s’il appartient à la fonction publique, il travaille dans la plupart des cas pour les dirigeants et les membres de l’administration à laquelle il appartient. Il doit servir les intérêts d’un groupe identifié (à la limite, d’une personne) qui est son employeur, avant ceux du public en général.
Les modes de recrutement
Les modes de recrutement diffèrent aussi, accentuant la distance entre les deux communautés. Les bibliothécaires appartenant à la fonction publique sont recrutés par concours, au rythme des décisions des instances administratives qui fixent la fréquence de ces concours et le nombre de places offertes à chaque fois aux candidats (et qui varient parfois considérablement d’une année sur l’autre).
Ceux d’entre eux qui travaillent dans le secteur privé, en revanche, ainsi que la grande majorité des documentalistes, sont embauchés en réponse aux offres du marché du travail, c’est-à-dire en fonction du besoin que la société reconnaît de leurs compétences – et aussi de la façon dont eux-mêmes (épaulés par leurs écoles, leurs associations, leurs réseaux...) font connaître et valoir ces compétences. Il n’est pas étonnant que cela renforce le développement de deux mentalités spécifiques chez ceux qui se préparent à obtenir ou à trouver un emploi.
Plusieurs particularités des deux systèmes de formation s’expliquent par ces situations contrastées. Les formations de documentalistes sont plus nombreuses et plus dispersées, alors que les principales écoles formant les responsables des bibliothèques campent sur leur monopole et demeurent chacune unique.
Elles restent attachées à leur tradition de confier de préférence à des professionnels la formation des futurs bibliothécaires 3, bien que la volonté récente de l’ENSSIB de s’insérer dans le monde universitaire l’ait conduite à intégrer quelques chercheurs dans son corps enseignant. Tandis que le système de formation des documentalistes repose davantage sur des établissements universitaires et s’est fait reconnaître comme une composante parmi d’autres de l’enseignement supérieur, ce qui conduit à une grande diversité dans les dénominations et les programmes.
A quoi doit-on former ?
Il est dès lors difficile de comparer systématiquement le contenu des deux systèmes, et l’on doit se borner à quelques observations un peu superficielles.
Il apparaît par exemple que les futurs bibliothécaires, dans la mesure où ils sont destinés à travailler dans un cadre commun, y sont préparés par des enseignements sur les structures et les procédures administratives et culturelles, sur les fonctions des divers types de bibliothèques, etc. Une préparation comparable tient moins de place dans la formation des documentalistes, sans doute parce que leurs lieux d’exercice professionnel seront plus divers. On ne saurait en effet prévoir autant d’options qu’il y aura pour eux de cadres institutionnels différents à l’exercice de leur métier.
En revanche, on peut leur apprendre à savoir comprendre la logique et le fonctionnement d’une institution quelle qu’elle soit, à en identifier la culture propre, à développer leur capacité à s’y insérer et à s’adapter aux conditions qui rendront leur activité efficace. Sous des noms divers (« connaissance de l’entreprise », « science des organisations » ou autre), cet enseignement tend à prendre sa place dans les programmes de plusieurs établissements. Le futur professionnel se trouve ainsi préparé à acquérir, à longueur d’expérience vécue, ce qui deviendra une culture d’entreprise, ou une culture administrative.
Au rang des évolutions communes aux deux systèmes on peut souligner la place croissante prise par les enseignements concernant l’un ou l’autre aspect du management des activités informatives. Ils sont désormais au cœur des programmes destinés aux futurs documentalistes, qui intègrent des matières comme la gestion financière et celle du personnel, l’analyse de la valeur et la démarche qualité, la maîtrise des documents internes, le marketing documentaire, la promotion des produits...
Mais on trouve aussi dans le programme de l’ENSSIB des unités de valeur d’intitulés très proches des précédents, comme : ressources humaines et marketing, gestion budgétaire et analyse de la valeur, innovation et qualité... Sans doute ici leur importance quantitative est-elle moindre ; en effet les bibliothécaires auront moins fréquemment à assurer des responsabilités gestionnaires importantes, du moins au début de leur carrière.
Une autre tendance commune est de renforcer l’enseignement des nouvelles technologies et de toutes les applications de l’informatique, qui imprègne désormais l’ensemble des activités documentaires. Cela est assez évident pour rendre inutiles ici de plus amples développements. Documentalistes et bibliothécaires ont les mêmes besoins d’informatiser les services d’information, de savoir rédiger un cahier des charges, d’interroger une base de données, de télédécharger et transférer des fichiers, de reformater des données, de travailler en réseau, etc.
De ces évolutions résulte nécessairement le moindre poids accordé à l’apprentissage des techniques plus proprement documentaires, qui fondaient naguère l’identité respective des bibliothécaires et des documentalistes. Pour prendre des exemples extrêmes, l’art de cataloguer n’est pas plus le domaine d’excellence du bibliothécaire d’aujourd’hui que la classification ne consacre désormais la compétence de son cousin le documentaliste. Des experts dans ces techniques restent indispensables, mais de telles expertises ne sont plus la clef donnant accès à l’espace réservé aux véritables professionnels.
On tend plutôt à voir dans ces compétences des spécialisations, dont la maîtrise s’obtient par l’apprentissage et la pratique. Les programmes de formation professionnelle peuvent se contenter d’en expliquer les principes et d’en illustrer les formes, afin de permettre aux candidats d’en comprendre et d’en connaître le fonctionnement : ils seront ainsi en mesure d’approfondir et de mettre en pratique ces connaissances s’ils en rencontrent la nécessité au cours de leur carrière.
Des convergences
L’esquisse d’analyse qui précède est sans doute orientée. Elle gomme en effet les différences précédemment soulignées entre les deux systèmes de formation, et éclaire en revanche des orientations qui apparaissent comme parallèles, ou peut-être même convergentes. On est ainsi conduit à penser que les deux professions ont des demandes en formation assez semblables.
Ceux qui exercent l’une et l’autre doivent avoir été préparés à être utiles, en servant les besoins en information et, plus fondamentalement, le droit à l’information des publics qui recourent à eux ; ils doivent donc avoir appris à connaître ces publics, à comprendre leurs besoins et leur mode d’appropriation de l’information, à tenir compte de leurs conditions de travail. Ils doivent être préparés à nourrir chez ces interlocuteurs la culture de l’information.
Remplissant une fonction essentielle dans une société organisée, ils doivent savoir identifier leur place et leur rôle dans cette organisation, connaître son fonctionnement, et être préparés à comprendre plus précisément le secteur dans lequel ils auront à opérer, sous ses divers aspects institutionnels, réglementaires, économiques, culturels, humains...
Ayant à construire, utiliser, contrôler des mécanismes et systèmes techno-sociaux d’information, ils doivent avoir acquis les techniques du management, savoir gérer les ressources (documentaires, matérielles, financières, humaines...), qui leur sont confiées, en planifier et en évaluer l’emploi, assurer la qualité de leurs produits et services.
Exerçant leur métier dans la naissante « société de l’information », ils doivent être au fait de ce que celle-ci produit à un rythme actuellement rapide sous le nom de « nouvelles technologies de l’information » ; leur formation en informatique doit être suffisante pour qu’ils puissent maîtriser ses applications bibliothéconomiques et informationnelles. Ils doivent aussi bien être préparés à démystifier et à mettre à profit dans leur travail des novations comme le développement des réseaux de communication et la croissance soudaine d’Internet.
Gérant de l’information et des documents supports d’information, ils doivent connaître la nature et les propriétés de l’une et des autres ; et notamment, au moins dans leurs principes, les techniques disponibles pour collecter, organiser, exploiter, gérer, diffuser les documents de toute nature (y compris les multimédias), sous leur formes traditionnelles aussi bien que les plus récemment élaborées (gestion électronique...). Cette connaissance première permettra ensuite à chacun d’approfondir la maîtrise de telle ou telle de ces techniques, selon les exigences des postes de travail qu’il occupera.
Ainsi se trouve évoquée, à un niveau certes élevé de généralisation, une base commune aux deux professions. On pourrait y voir une confirmation de ce qui était avancé plus haut : qu’elles se distinguent plus par les conditions organisationnelles dans lesquelles elles sont exercées (avec leurs conséquences induites dans les mentalités) que par les fonctions qu’elles remplissent et les moyens qu’elles mettent en œuvre à cet effet. On pourrait même être conduit à penser que cette base commune relèverait d’une formation au moins partiellement commune : irait-on jusqu’à parler à nouveau d’un « tronc commun » ? Certes, on peut en concevoir l’idée. Mais il est douteux qu’elle puisse être traduite dans les faits : il faudrait transgresser trop d’habitudes institutionnelles, ce qui, en France, est particulièrement difficile.
Juin 1996