Les usagers et leur bibliothèque municipale
Anne-Marie Bertrand
Jean-François Hersent
En 1979, soucieuse de mesurer les premiers effets de la politique de modernisation des bibliothèques municipales, la Direction du livre diligentait une enquête auprès de la population française « L'expérience et l'image des bibliothèques municipales ». Cette enquête est depuis 1995 en cours de renouvellement, et sera entièrement achevée en 1997. Cet article constitue un rapport d'étape qui synthétise les résultats de la première phase menée en 1995 auprès des usagers de trente-trois bibliothèques municipales.
In 1979, concerned with the first effects of the policy of modernization of the public libraries, the Direction du livre had realized a survey within the French population : “The experience and the image of the public libraries”. This survey has been renewed in 1995 and will be entirely finished in 1997 : this article is a stage report, a synthesis of the results of its first part, led among the users of thirty-three public libraries.
Da sie 1979 die ersten Wirkungen der Modernisierungspolitik in den Stadtbibliotheken messen wollte, hatte die Direction du livre eine Umfrage bei der französischen Bevölkerung veranstaltet: „Erfahrung und Image der Stadtbibliotheken“. Diese Umfrage wird seit 1995 erneuert und soll 1997 zu Ende kommen. Dieser Aufsatz wird als ein Stufenbericht vorgestellt und legt die Ergebnisse der ersten Umfragephase vor, die 1995 die Benutzer von 33 Stadtbibliotheken betraf.
En 1979, avait été réalisée à la demande de la Direction du livre une étude portant sur l’expérience et l’image des bibliothèques municipales (BM), auprès du grand public, inscrit ou non en bibliothèque 1. Seize ans après, renouveler cette étude est apparu indispensable 2.
Présentation de l’enquête
Durant cette période en effet, les BM ont connu des transformations très importantes : nouvelles constructions, modernisation, diversification des supports (médiathèques), décentralisation, etc. C’est pourquoi la Direction du livre et de la lecture (DLL), en étroite collaboration avec le service Études et recherche de la Bibliothèque publique d’information (BPI), a lancé cette enquête, aujourd’hui en cours. Elle permettra de mesurer les changements survenus en seize ans dans l’expérience et l’image des BM et, en outre, d’évaluer, en 1995, les effets de la politique de lecture publique.
Plus précisément, cette enquête, comme celle de 1979, s’attache à étudier l’image des BM auprès du grand public, c’est-à-dire l’ensemble des connaissances et des représentations qu’en a la population, qu’elles soient ou non fondées sur l’expérience 3.
C’est dans cette perspective que deux catégories de populations seront interrogées en raison de leur expérience et de leur perception relativement différente des BM 4 :
– celle des usagers, qui fréquentent ce type d’établissement de façon plus ou moins régulière et dont il s’agit de mieux connaître les habitudes, les attentes et les appréciations. Parmi les usagers, on distinguera ceux qui sont inscrits et ceux qui, tout en fréquentant une BM, ne le sont pas ;
– celle des non-usagers, dont on désire mesurer en particulier le niveau d’information sur la réalité actuelle des BM, les dispositions à l’égard d’une fréquentation éventuelle de celles-ci, ainsi que les représentations dont elles font l’objet.
Une recherche en deux phases
La phase quantitative est constituée par un dispositif de deux enquêtes : une enquête sur sites et l’interrogation d’un échantillon national représentatif. L’analyse des premiers résultats, présentée ici, concerne uniquement l’enquête sur sites, c’est-à-dire trente-six BM sélectionnées selon des critères d’équipement (ancien, moderne, mono et plurimédia), de taille d’agglomération et de situation géographique (cf. encadré ci-contre).
Dans chacune d’elles, les enquêteurs de la SOFRES ont interrogé vingt personnes, inscrites ou non, soit au total 720 5, en respectant des quotas de sexe, âge, inscription ou non.
Outre l’enquête sur sites, la phase quantitative comportera l’interrogation d’un échantillon représentatif de la population nationale‚ âgée de quinze ans et plus, prévue pour cet automne.
Pour autoriser la comparaison avec l’enquête de 1979, c’est le même questionnaire – « actualisé » et légèrement remanié – qui a été ou sera passé aux personnes interrogées lors de la phase quantitative.
La phase qualitative (entretiens avec des usagers et des non-usagers) devrait se dérouler en 1997.
Cet article ne présente donc que des résultats incomplets, par rapport à l’ensemble du dispositif prévu. En raison de la longueur de cette étude, qui se déroulera sur trois années, il a semblé cependant intéressant de livrer les premiers résultats, sans attendre de disposer de l’ensemble des matériaux. Pour autant, ces résultats sont à considérer avec réserve, et devront être confirmés ou infirmés par les deux phases ultérieures de l’enquête, à savoir l’interrogation de l’échantillon national et la phase qualitative. C’est donc un « rapport d’étape » que nous présentons ici, avec deux approches complémentaires : une comparaison entre les résultats de 1979 et ceux de 1995 ; une analyse des données 1995 en fonction du type de bibliothèque où les usagers ont été interrogés.
De 1979 à 1995 : quelles évolutions ?
En 1979, 10 % de la population nationale‚ âgée de plus de quinze ans et résidant dans les communes de plus de 5 000 habitants, étaient inscrits dans une BM. En 1995, on comptabilise autour de 18 % d’inscrits : les statistiques les plus récentes de la DLL font apparaître pour 1994, comme pour 1993, un taux de 17,8 % d’inscrits parmi la population desservie, soit un peu plus de six millions de personnes.
Par rapport à 1995, qu’il s’agisse de l’inclination pour la lecture, de l’intensité de la pratique ou des goûts littéraires, l’examen des résultats de l’enquête de 1979 montre une stabilité dans ces domaines depuis seize ans. Déjà, à l’époque, les inscrits en BM privilégiaient les romans, les livres consacrés à l’histoire et les essais, alors que la littérature policière et les ouvrages pratiques avaient la préférence des non-usagers – en dehors des romans qui, chez eux aussi, se situaient en tête.
La fréquentation
La fréquentation s’est intensifiée. On compte en 1995 presque trois fois plus de « fidèles », c’est-à-dire d’individus qui déclarent s’y rendre une fois ou plus par semaine : 58 % contre 20 % en 1979 6. Cette fidélisation du public s’est opérée au détriment des usagers « réguliers » (une à trois fois par mois) : ils constituaient les trois cinquièmes du public en 1979 ; en 1995, ils sont juste un peu plus d’un tiers. Quant aux visiteurs occasionnels, aussi nombreux que les fidèles en 1979 (un cinquième), ils ne sont plus que 6 % en 1995 (mais 18 % chez les usagers non inscrits).
En 1995 comme en 1979, la fréquentation de la BM reste une démarche solitaire : le plus souvent on s’y rend seul (71 % en 1979, 78 % en 1995). Plusieurs réponses au questionnaire étant possibles, on observera également qu’en 1995, 11 % des usagers interrogés s’y sont rendus avec leurs enfants et 15 % – mais près d’un quart chez les non-inscrits ! – avec des amis ou des connaissances.
La visite à la BM, en 1995 comme en 1979, est, dans la majorité des cas, un acte prolongé : sa durée était de trois quarts d’heure en moyenne il y a quinze ans ; aujourd’hui on ne compte que 16 % d’usagers qui y restent moins d’une demi-heure, tandis que 27 % y passent entre une demi-heure et une heure (30 % des inscrits, 18 % des non-inscrits) et 60 % – près des trois quarts des non-inscrits (72 %), contre la moitié seulement des inscrits – y séjournent plus d’une heure.
La pratique
L’emprunt de livres, en 1995 (97 %) comme en 1979 (98 %), constitue le motif essentiel de la fréquentation. Il y a seize ans, on pouvait observer une égale proportion entre ceux qui, régulièrement, cherchaient à cette occasion des livres particuliers dont ils avaient entendu parler ou qu’on leur avait conseillé de lire (56 %) et ceux qui découvraient seuls des livres dont ils n’avaient pas connaissance (53 %). Aujourd’hui, on n’en trouve que 31 % dans le premier cas (mais 41 % dans les bibliothèques anciennes) et 44 % dans le second (mais 51 % dans les bibliothèques anciennes).
Consulter sur place des ouvrages (livres ou magazines) qu’on ne peut emprunter était le fait de 67 % d’usagers en 1979. Aujourd’hui, c’est le fait de 76 % d’entre eux (et de 83 % des non-inscrits), tandis que lire sur place des livres qu’on pourrait emprunter est une activité revendiquée par 53 % des usagers contre 39 % seize ans plus tôt.
En 1979, un peu plus d’un tiers des usagers venait travailler à la BM. Cette proportion est passée à 46 % en 1995, mais elle est nettement plus marquée chez les non-inscrits (58 %) que chez les inscrits (41 %).
Entre hier et aujourd’hui, une pratique reste remarquablement stable : celle de la discussion avec des amis, connaissances ou autres, rencontrés par hasard à la bibliothèque, à laquelle s’adonne près de la moitié des usagers (47 %). A l’inverse, regarder une exposition s’il y en a une était le fait de 80 % des usagers en 1979. Seize ans plus tard, ce n’est plus le cas que de 47 % des usagers. En 1979, il arrivait à 17 % d’entre eux de conduire ou d’aller chercher un enfant à la BM. En 1995, cette proportion est de près d’un quart.
L’usage des différents supports est stable. En 1979, 34 % des usagers déclaraient qu’il existait un service de prêt de disques et cassettes dans leur BM. Parmi eux, seulement un peu plus d’un quart (27 %) y avait recours, ce qui représentait 20 % de l’ensemble des usagers.
En 1995, l’emprunt de disques est encore impossible dans 17 % des trente-six établissements enquêtés et celui de cassettes vidéo dans 24 % des cas. Pourtant, malgré l’essor considérable de l’offre en ce domaine, seule une minorité d’usagers s’y adonne. 34 % empruntent des disques et 16 % des cassettes vidéo. Néanmoins, l’emprunt de disques est plus fortement développé chez les jeunes de 15 à 19 ans (42 %), celui de cassettes vidéo étant surtout le fait des 30-39 ans (23 %) et des 40-49 ans (22 %).
En définitive, en seize ans, malgré la diversification des supports et l’augmentation de l’emprunt de disques et de cassettes vidéo qui s’ensuit, force est de constater la stabilité de la pratique de l’emprunt de livres. Le niveau élevé de relations de sociabilité entre usagers reste lui aussi stable. En revanche, la lecture sur place (de livres qu’on pourrait ou non emprunter) a augmenté, tandis qu’on enregistre une chute de l’attrait des expositions.
L’image
Une première série de questions portait sur la satisfaction des usagers. Près des deux tiers des usagers de 1995 (64 %) sont tout à fait satisfaits des horaires d’ouverture. Seul un tiers préférerait que la BM qu’ils fréquentent soit ouverte à d’autres moments. Ce taux de satisfaction avoisine les trois quarts pour les usagers des bibliothèques « anciennes ». Il faut souligner néanmoins une baisse tangible – et inquiétante – de ce degré de satisfaction par rapport à 1979 : seize ans plus tôt, les jours et heures d’ouverture convenaient tout à fait à 81 % des inscrits.
En revanche, s’agissant des possibilités de choix de livres (pour les deux genres lus le plus souvent par les usagers), la progression du taux de satisfaction est nette par rapport à 1979 : il y a seize ans, 56 % des inscrits se déclaraient satisfaits du nombre de livres récents proposés par leur bibliothèque. Aujourd’hui, 70 % des usagers se déclarent satisfaits en ce qui concerne le premier genre cité et 65 % en ce qui concerne le second 7. Au total, les usagers de 1995 ont une image très largement positive de leur bibliothèque.
De cette image positive – image qui trouve sa racine dans l’expérience même de la fréquentation de la bibliothèque –, découle un certain nombre d’attributs et de propriétés dont les usagers la revêtent.
« La BM dépend de la volonté de la municipalité » : ils sont 77 % à penser ainsi en 1995 (et 13 % pensent qu’elle est obligatoire de par la loi). En 1979, sans doute parce que la faible minorité qui fréquentait alors les BM était davantage convaincue de leur nécessité, un usager sur deux était porté à croire que l’existence d’une BM était obligatoire dans toute ville d’une certaine importance. Et l’on trouvait répandue chez les deux tiers des non-usagers l’idée selon laquelle sa présence dépend d’une volonté de la municipalité. Ce sont les communes qui financent principalement les BM, selon 80 % des usagers de 1995, soit un peu plus qu’en 1979 (77 %) ; 18 % pensent que c’est l’État 8.
En 1979, la gratuité totale n’apparaissait qu’à une minorité des usagers (27 %) comme la formule la plus normale pour le prêt de livres. La majorité des usagers (60 %) se prononçait en faveur d’un droit d’abonnement à l’exclusion de tout paiement pour chaque livre emprunté. En 1995, ces grandes tendances sont confirmées : on observe juste une légère progression des opinions favorables à la gratuité totale pour l’emprunt de livres (31 %) et au paiement d’un droit d’inscription annuel (65 %), à l’exclusion du paiement pour chaque livre emprunté, qui ne recueille qu’un peu plus de 2 % de partisans.
Les usagers dans le miroir
Le tableau ci-dessus permet de comparer l’évolution des représentations du public en seize ans. La part des inscrits apparaît bien supérieure, aujourd’hui comme hier, dans les représentations que ces derniers se font de la fréquentation et de l’impact des BM. Cette surestimation, qui ne se dément pas d’une enquête à l’autre, témoigne à l’évidence de leur popularité, beaucoup plus grande dans les esprits que dans les faits.
En revanche, en 1995 comme en 1979, les représentations relatives aux caractéristiques sociodémographiques du public des BM apparaissent assez justes en ce qui concerne l’âge et, toute proportion gardée, le niveau d’études. Cette image est cohérente avec la signification culturelle communément – et sociologiquement – attachée à la lecture de livres et à une certaine idée de la culture « légitime ».
Ce qui varie entre les deux enquêtes, c’est la représentation concernant le niveau de revenus. En 1995, près de deux fois plus d’usagers des BM qu’en 1979 pensent que celles-ci sont fréquentées par des gens qui, sous l’angle des revenus, se situent « dans la moyenne ».
En 1979, cette représentation était partagée entre d’une part les usagers qui voyaient le public des BM à l’image de l’ensemble de la population, et d’autre part ceux dont la tendance était de croire que les BM accueillaient surtout un public moins aisé économiquement que la moyenne des Français. Cette dernière tendance est assez révélatrice de l’idée qu’on pouvait alors se faire communément – malgré les mises en garde de nombreux travaux en sociologie de l’éducation et de la culture 9 – des progrès de la démocratisation de l’enseignement et de l’accès à la culture.
Cela ne semble plus être le cas aujourd’hui. Ainsi, s’il y avait pratiquement un tiers des personnes interrogées en 1979 pour penser que la fréquentation des BM était surtout le fait de gens disposant de revenus moins élevés que la moyenne, cette proportion est tombée à 12 % en 1995. La chute de ce chiffre traduit autant une plus grande proximité des usagers avec la représentation qu’ils ont de l’institution que l’expression d’un doute quant à une réelle démocratisation des bibliothèques.
En effet, cette représentation, beaucoup plus proche aujourd’hui de la réalité qu’il y a seize ans, tend à accréditer l’idée que la diffusion considérable de l’offre de lecture publique durant cette période n’a pas pour autant entraîné ipso facto – du moins dans les représentations que s’en font les usagers des BM interrogés – une véritable démocratisation de l’accès aux BM pour les publics les plus défavorisés économiquement 10. Elle a plutôt consacré la prédominance des classes moyennes dans la fréquentation de ces bibliothèques.
Mais, en même temps, s’agissant des représentations relatives au niveau d’étude, on observe aujourd’hui une tendance inverse et qui se rapproche, elle aussi, de la réalité. D’une part, une majorité (56 % contre 35 % en 1979) incline à penser que les BM sont fréquentées autant par des gens qui ont poursuivi des études que par des gens qui n’en ont pas poursuivi. D’autre part, on ne trouve plus aujourd’hui qu’un peu plus d’un tiers (37 %) des personnes interrogées pour penser que les usagers sont en majorité des gens qui ont poursuivi des études, contre près de la moitié (47 %) dans ce cas seize ans plus tôt. A cette « moyennisation » de la fréquentation semble correspondre une représentation élitiste de la bibliothèque.
1995 : à offre différente, usagers différents ?
Après les résultats globaux présentés plus haut, nous allons tenter maintenant d’examiner dans quelle mesure les profils des bibliothèques semblent avoir une influence sur les profils et les pratiques des usagers 11.
L’analyse des résultats de l’enquête, on le verra, met en évidence deux frontières qui traversent l’échantillon des 720 usagers : une première frontière entre les usagers des bibliothèques installées dans de nouveaux locaux et ceux des bibliothèques que l’on nommera « anciennes », c’est-à-dire non (encore) rénovées, et une seconde frontière entre les usagers inscrits et les usagers non inscrits.
Usagers et pratiques culturelles
Trois ensembles de questions seront analysés ici : le niveau scolaire des usagers, leur rapport au livre et à la lecture et, enfin, leurs pratiques des autres médias.
Le niveau scolaire des usagers
Le niveau scolaire est, on le sait, un déterminant essentiel du rapport au livre et à la lecture : on a d’autant plus de chance d’être lecteur, et gros lecteur, que l’on a avancé plus loin dans le cursus scolaire – ici, capital scolaire et capital culturel vont de pair.
La diversification des médias dans les bibliothèques, le concept de bibliothèque-médiathèque avaient un double objectif : dépoussiérer l’image des services, par adjonction d’un peu de modernité (les « nouveaux médias »), et attirer un nouveau public, au-delà d’un cercle d’amateurs, diplômés et cultivés. Sur ce point, la diversification de l’offre a-t-elle porté ses fruits ? Dans quelle mesure, plus précisément, cette enquête peut-elle le dire ? Dans notre échantillon, deux informations dessinent un début de réponse.
Globalement, les 720 usagers interrogés sont, comme la moyenne des publics des bibliothèques, beaucoup plus diplômés que l’ensemble de la population : ici, 91 % des usagers sont de niveau secondaire (40,8 %) ou universitaire (50,4 %). Mais dans l’hypothèse d’une très faible différence entre les villes de notre échantillon, ces chiffres globaux connaissent deux types de fluctuations.
D’une part, dans les bibliothèques « anciennes », les usagers de niveau universitaire sont beaucoup plus nombreux que dans les bibliothèques « modernes » (62,9 % pour 47,4 %). Quand les modalités de l’offre (en locaux, en services et en collections) changent, le public change (un peu)...
D’autre part, les usagers non inscrits ont un profil moins homogène : les non-diplômés ou titulaires d’un niveau d’étude primaire sont plus nombreux que chez les inscrits (10,2 % pour 7,7 %) ; mais, à l’opposé, les non-inscrits sont plus souvent étudiants que les inscrits (37,5 % pour 28,1 %).
On peut sans doute analyser ce double mouvement comme une conséquence de la nouvelle offre de bibliothèque : ces locaux modernes, ouverts, qui encouragent l’autonomie et reconnaissent la validité de plusieurs pratiques de la bibliothèque (séjourneuse, ludique, utilitaire, collective, conviviale...), ces locaux, donc, autorisent à la fois un usage non lettré des lieux et des collections (et donc leur fréquentation par des non-diplômés) et incitent au séjour et au travail sur place (et donc à l’usage studieux qui est celui des étudiants). A défaut de démocratisation, l’offre de bibliothèque aurait ainsi permis une certaine diversification des publics et des usages.
Le rapport au livre et à la lecture
Cet élargissement du spectre des publics est plus visible, encore, en ce qui concerne le rapport au livre et les pratiques de lecture.
A la question apparemment simple « Aimez-vous lire ? », des réponses sensiblement différentes sont apportées. La palme revient aux usagers des bibliothèques « anciennes » : 99,2 % répondent oui, alors que, pour l’ensemble de l’échantillon, les oui sont 91,1 % – soit huit points d’écart.
En sens inverse, le taux des réponses négatives est très varié : « Non, je n’aime pas lire » est une réponse choisie par 0,8 % des usagers des bibliothèques « anciennes », par 10,8 % des usagers des bibliothèques « modernes » et par 19,9 % des usagers non inscrits 12. Cet écart considérable, de 1 à 20, est-il, à son tour, un signe de l’ouverture des bibliothèques à un autre public ?
Cette hypothèse est confortée par d’autres indications fournies par l’enquête. Toujours selon le même découpage : les usagers des bibliothèques « anciennes » d’une part, les usagers inscrits d’autre part, ont un rapport plus étroit au livre et des pratiques plus intenses de lecture. Ainsi, pour la préférence accordée à la lecture de livres sur la lecture de revues et magazines : 71,7 % des usagers des bibliothèques « anciennes » penchent pour les livres, seulement 40,9 % des non-inscrits.
Quant à la possession d’une bibliothèque privée de plus de 200 livres, elle est le fait de 42,5 % d’usagers de bibliothèques « anciennes », de 37,3 % d’usagers de bibliothèques « modernes » et de seulement 25 % de non-inscrits. L’achat de livres marque la même coupure : 88,3 % des usagers des bibliothèques « anciennes » et 81,8 % des usagers inscrits ont acheté des livres au cours de l’année écoulée, alors que ce n’est le cas que de 71 % des usagers non inscrits (et de 62 % pour l’ensemble de la population) – chiffres que les tenants du droit de prêt payant devraient méditer.
Enfin, le nombre de livres lus au cours des douze derniers mois confirme encore cette scission entre deux publics : un cinquième des usagers non inscrits (19,2 %) dit avoir lu plus de vingt livres 13, alors que ce chiffre est revendiqué par une bonne moitié (52,1 %) des inscrits.
On peut désormais avancer, semble-t-il, l’idée d’une double caractérisation du public. D’une part, les usagers des bibliothèques « anciennes » ont un rapport étroit et intense au livre, ils l’aiment, le lisent, le possèdent, l’achètent. D’autre part, une deuxième frontière passe nettement entre inscrits et non-inscrits, ces derniers lisant moins de livres, en possédant moins, en achetant moins. Tout se passe donc comme si l’ouverture d’une bibliothèque modernisée dans de nouveaux locaux attirait un public moins lecteur, au-delà du cercle traditionnel des professionnels de l’écrit (enseignants, étudiants, érudits...). L’existence de ce public se traduit ainsi, bien entendu, par des performances moindres en termes de lecture, de possession et d’achat de livres.
Un cas de figure spécifique est celui des usagers de bibliothèques installées dans de nouveaux locaux, mais ne proposant pour autant, au moment de l’enquête, que des livres – équipements que nous avons baptisés bibliothèques « monomédias ». Ici, le rapport au livre et la pratique de lecture sont proches de ceux des non-inscrits, comme si l’ouverture de nouveaux locaux avait attiré un nouveau public, moindre lecteur, malgré l’offre exclusive de lecture qui y est faite. Ces usagers aiment moins lire (12,5 % n’aiment pas lire), achètent moins de livres (67,5 % en ont acheté au cours des douze derniers mois), en possèdent moins (25,1 % d’entre eux seulement en possèdent plus de 200), lisent moins de livres (35,9 % seulement disent en avoir lu plus de vingt au cours de l’année écoulée). Paradoxe, puisque la pratique de lecture semble plus faible là où la bibliothèque n’offre que des livres : la proposition exclusive de livres serait-elle inappétente, et l’offre de médias diversifiés, au-delà du livre, serait-elle au contraire un soutien à la lecture ? Le petit nombre de réponses sur ces seuls quatre sites monomédias incite, évidemment, à une certaine prudence dans les conclusions à tirer.
La pratique des autres médias
Cet investissement moindre dans la lecture de la part des non-inscrits est-il compensé par une pratique plus forte des médias autres que l’imprimé ? Ce ne semble pas être forcément le cas.
En effet, les taux d’équipement des foyers des inscrits et des non-inscrits sont très proches. 72,4 % des inscrits possèdent une platine laser, pour 69,9 % des non-inscrits ; 28,1 % des inscrits possèdent un micro-ordinateur, pour 27,3 % des non-inscrits ; 66 % des inscrits possèdent un magnétoscope, pour 65,9 % des non-inscrits. Seule différence sensible : la console de jeux vidéo est présente dans 31,8 % des foyers des non-inscrits, chez 19,3 % des foyers des inscrits – les non-inscrits sont surtout des jeunes, adolescents et jeunes adultes. Les inscrits, par contre, regardent plus longtemps la télévision que les non-inscrits. Bref, lire, lire beaucoup ne limite pas pour autant les autres pratiques culturelles – on le savait depuis l’enquête Pratiques culturelles des Français 14.
Globalement, on est bien ici dans une pratique cumulative des produits et des offres culturels. En effet, si l’on ne distingue pas clairement de différences de pratiques entre inscrits et non-inscrits, notre échantillon tranche cependant nettement avec les pratiques de l’ensemble de la population. C’est vrai au premier chef pour le rapport au livre et à la lecture, mais aussi pour d’autres pratiques culturelles – le taux d’équipement en platines laser et en micro-ordinateurs, par exemple, est très sensiblement supérieur à la moyenne nationale (qui est respectivement de 45 % et 16 %).
Être usager d’une bibliothèque est ainsi un seuil plus décisif que le fait d’y être inscrit, ou non. Inscrits ou non-inscrits, en effet, ont cette même pratique cumulative : c’est surtout la pratique de lecture qui les différencie, moins intense pour les non-inscrits, sans, pour autant, que leur investissement semble plus fort auprès d’autres médias – mais il demeure nettement plus fort que chez les non-usagers.
Les usagers et leurs bibliothèques
L’image des BM est d’autant plus positive qu’on en a une expérience personnelle – parce qu’on les connaît mieux et qu’on profite de leurs services.
Les questions posées aux usagers leur donnaient notamment l’occasion d’imaginer le profil des publics : sont-ils nombreux ? Jeunes ? Ont-ils des revenus supérieurs à la moyenne ? Ont-ils fait des études ? Globalement, les réponses ne diffèrent pas sensiblement en fonction des types d’usagers. A deux exceptions près. D’une part, les non-inscrits sont moins optimistes que les usagers inscrits sur le pourcentage de la population inscrite dans les bibliothèques municipales : 42,6 % des non-inscrits pensent que plus de 20 % de la population est inscrite, alors que 53,5 % des inscrits font de même. Les usagers inscrits ont donc tendance à croire que leur pratique est largement partagée, plus largement qu’elle ne l’est en réalité.
Par ailleurs, la poursuite des études serait une caractéristique des publics, surtout selon les usagers des bibliothèques anciennes (47,1 %), alors que les usagers des bibliothèques modernes ne sont que 34,5 % à avancer une telle opinion. Ce chiffre est à rapprocher du fort pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur qui fréquentent les bibliothèques anciennes, et ne font donc que reproduire dans leur réponse le spectacle qu’ils voient dans leur bibliothèque.
Certaines questions permettent aussi aux usagers d’exprimer leur approbation ou désapprobation des services qui leur sont offerts. Sans surprise 15, on constate que les usagers des bibliothèques anciennes sont plus satisfaits des horaires (74,3 %) que les usagers des bibliothèques modernes (61,2 %). Inversement, le choix de livres est considéré comme plus satisfaisant dans les bibliothèques modernes (71,1 %) que dans les anciennes (64,7 %) et, surtout, plus satisfaisant par les inscrits (72,3 %) que par les non-inscrits (61,6 %). Ce résultat est à replacer, de manière plus générale, dans le rapport extensif, distendu qu’entretiennent les usagers non inscrits avec les collections de la bibliothèque. Il y a ainsi une forte probabilité pour que cette insatisfaction soit l’effet d’une méconnaissance des fonds.
Le rapport à la collection
En effet, dans les pratiques qui différencient inscrits et non-inscrits, la question du rapport à la collection est porteuse de sens.
Certes, les non-inscrits restent plus longtemps à la bibliothèque (72,2 % y restent plus d’une heure en moyenne, pour 50,5 % des inscrits), certes ils lisent plus souvent sur place (83 % pour 73,2 %), certes ils travaillent plus souvent avec des livres de la bibliothèque (58,5 % pour 41,9 %) – toutes pratiques que le choix de ne pas emprunter explique facilement.
Au-delà de ces banalités, plusieurs réponses montrent que l’usage même de la collection est différent entre ces deux populations, d’inscrits et de non-inscrits. Ainsi, les inscrits flânent régulièrement en rayons (59,2 %), davantage que les non-inscrits (43,2 %). Ainsi, il arrive plus souvent aux inscrits de chercher un livre précis dont ils ont entendu parler (35,5 %) qu’aux non-inscrits (18,2 %). Ainsi encore, certains inscrits découvrent plus souvent (49,1 %) un livre dont ils n’avaient pas entendu parler que les non-inscrits (28,4 %). Ainsi enfin, les inscrits s’adressent plus souvent aux bibliothécaires pour avoir un conseil ou un renseignement (28,1 %) que les non-inscrits (21,0 %).
Est-ce que, d’une certaine façon, la carte de lecteur servirait de sésame aux inscrits qui se sentiraient alors autorisés à déambuler dans l’espace, à découvrir la collection, à interroger le bibliothécaire, à s’approprier la bibliothèque ? Alors qu’au contraire, le statut de non-inscrit impliquerait une certaine discrétion dans l’usage de la collection, même si l’usage du lieu-bibliothèque peut, lui, être plus bruyant que discret ? Le rapport à l’institution tiendrait ainsi à la fois de l’évitement et, simultanément, de l’envahissement. Les non-inscrits sont 97,3 % à trouver qu’on est bien accueilli dans les bibliothèques anciennes, et 95 % à dire qu’on se sent bien dans les bibliothèques modernes. Il y a donc, là, hiatus entre l’usage du lieu et celui de la collection.
On a beaucoup dit, à propos du lieu-bibliothèque, que les locaux modernes encouragent des pratiques actives de sociabilité. Or, les résultats de l’enquête sont nuancés. Presque la moitié des usagers des bibliothèques modernes disent discuter avec des gens de connaissance lorsqu’ils viennent à la bibliothèque, alors que seulement 35 % des usagers des bibliothèques anciennes disent faire de même. On vient souvent seul dans les bibliothèques anciennes (87,9 %), mais c’est aussi le cas de la plupart des usagers des bibliothèques modernes (76 %). De même, les non-inscrits viennent plus souvent à la bibliothèque avec des copains (24,4 %) que les inscrits (11,4 %), mais cela reste une pratique très minoritaire.
Enfin, dans les bibliothèques modernes, l’inscrit est le seul inscrit de son foyer dans 42,2 % des cas, alors que ce chiffre monte à 55,3 % dans les bibliothèques anciennes. Ces pratiques de sociabilité, cette familiarité, cette coprésence familiale ou amicale sont une réalité, mais sans doute moins marquée que les discours des bibliothécaires ne le laissent habituellement entendre.
En revanche, l’enquête pointe une autre familiarité, diachronique celle-là. Les questions posées font apparaître une véritable tradition de l’usage des BM. Les usagers interrogés le sont depuis plus de trois ans pour environ 50 % des inscrits, et pour 40 % des non-inscrits – la différence portant également sur les néo-usagers, inscrits depuis moins d’un an pour 36,7 % d’entre eux en bibliothèque moderne, contre 21,6 % en bibliothèque ancienne, où la stabilité est plus grande.
Stabilité aussi, ou fidélité, d’une BM à l’autre : 56 % des usagers fréquentaient une autre BM, dans une autre ville, avant celle où ils ont été interrogés. Ce chiffre fort élevé est identique, quel que soit l’échantillon envisagé : usagers de bibliothèques modernes (55,3 %), anciennes (58,6 %), inscrits (55,3 %) ou non-inscrits (58 %). Peut-on, alors, parler d’une véritable culture de la BM ? Oui, si l’on a commencé jeune : 69 % des usagers ont commencé à fréquenter une BM avant l’âge de 18 ans, 85 % avant d’avoir 30 ans. Après, le recrutement se tarit.
Les bibliothèques font désormais partie du paysage social, dit-on couramment. Si la formule est juste, quoique peut-être hâtive, cette enquête permet de le vérifier. Certes, elle s’adressait aux usagers, population évidemment sensible aux atouts et à l’utilité des BM. Il n’en demeure pas moins que leurs réponses dressent un portrait positif de ces établissements, qu’ils connaissent, apprécient et utilisent.
La deuxième phase de l’enquête, menée auprès d’un échantillon représentatif de la population nationale, apportera certainement des nuances à ce discours somme toute flatteur.
Septembre 1996