Le contrôle juridique d'Internet et les responsabilités des bibliothécaires
Michel Melot
A la suite des affaires au cours desquelles des fournisseurs d'informations en ligne ont été mis en examen pour avoir véhiculé des services électroniques dont le contenu était contraire à la loi (racisme, pédophilie...), un groupe interministériel, sous la direction de Mme Falque-Pierrotin, en relation avec l'Observatoire juridique des techniques de l'information, service du Premier ministre, a été chargé d'un rapport sur la question du contrôle d'Internet. Les professionnels de l'édition électronique, les serveurs, le Conseil supérieur de la télématique (CST) et le Conseil supérieur des bibliothèques (CSB) ont été conviés à une séance de travail à ce sujet le 20 mai dernier. Les propositions faites par Mme Falque-Pierrotin ont, en général, été bien accueillies par le milieu professionnel.
La loi du 7 juin 1996
Entre temps, la question a animé le débat parlementaire lors de l'adoption de la loi de réglementation des télécommunications, votée par le Sénat dans la nuit du 7 juin. Cette loi comporte trois articles qui : imposent aux fournisseurs de services de proposer à leurs abonnés des mécanismes de filtrage ; instaurent un Conseil supérieur de la télématique rattaché au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), fonctionnant de manière ouverte et autonome sur la base des recommandations générales du CSA ; dégagent la responsabilité des fournisseurs d'accès, sous réserve qu'un dispositif de filtrage ait été proposé et que le service visé n'ait pas fait l'objet au préalable d'un avis défavorable du CST.
Ce débat intéresse les bibliothèques autant que les serveurs. Bibliothécaires et documentalistes sont considérés comme responsables des informations qu'ils mettent à la disposition du public. Une bibliothèque ouverte au public ne saurait en effet diffuser des informations qui contreviendraient à la Constitution, aux lois françaises ou aux décisions de justice.
En ce qui concerne la mise à disposition d'Internet à leur public, il leur est évidemment impossible, comme aux serveurs, de vérifier l'ensemble des informations accessibles. Ils peuvent donc, comme eux, être mis en examen pour des délits (racisme, pédophilie, etc.) commis en fait par les auteurs qu'ils rendent accessibles. Ils sont juridiquement dans la même situation que les serveurs et les « transporteurs » : « responsables et non coupables », mais la justice, on le sait, ne fait pas toujours la différence. Il est bien sûr possible de plaider la bonne foi, si le juge accepte l'idée que « c'est l'intention qui fait le délit ». Le débat mené sur Internet par le Chapitre français de l'Internet Society a permis de dégager un certain nombre de notions capables de réduire l'imbroglio juridique dans lequel nous sommes plongés.
Communication publique ou communication privée ?
Juridiquement, la frontière entre ce qui est permis et ce qui est interdit recouvre celle entre la communication « privée » et la communication « publique ».
Il est vrai que cette distinction devient difficile avec les outils électroniques. La notion de communication publique est ignorée des textes réglementant les médias. Il semble pourtant que le « privé » pourrait désigner tout ce qui n'est accessible qu'à un correspondant – personne physique ou morale – identifié par l'émetteur du message (courrier, téléphone, boîte à lettres électronique) et le « public », ce qui est accessible à des correspondants non identifiés ou à une catégorie globalement visée. C'est ainsi que la communication audiovisuelle est assimilée à une communication publique.
L'interactivité et l'appropriation individuelle des messages dans le cas de communications électroniques ne devraient pas modifier cette conception. Même si cette distinction n'est pas pertinente (cas des adresses collectives fournies par les serveurs), il serait hypocrite de laisser croire qu'Internet peut être réduit à un service de communication privée, assimilable au téléphone. Le caractère public ou privé ne peut plus être déterminé par la nature du média utilisé, ni même par celle des services (forum, nouvelles...), mais doit l'être par la nature des relations entretenues entre les correspondants.
La création d'un « observatoire »
Puisque chaque diffuseur, ou bibliothécaire, ne peut surveiller l'ensemble des informations mises à la disposition du public, l'existence d'une instance de référence capable de signaler les messages délictueux ou présumés tels semble à la plupart des intervenants la solution la moins lourde et la plus efficace. Elle apparaît nécessaire, tant du point de vue des diffuseurs que de celui des usagers qui, aujourd'hui, doivent directement recourir à la justice pour attaquer un service dont ils estiment qu'il leur porte préjudice. Cet organisme collecterait les plaintes et, après un avis juridique officieux qui en vérifierait le bien fondé, se contenterait de signaler aux diffuseurs les services contestés. Chaque diffuseur, dûment averti, aurait la liberté de conserver ou de supprimer ces services, ce qui semble techniquement possible.
Cette solution présente des avantages. On dit parfois qu'il faut légiférer au niveau international. Cela est peu réaliste et extrêmement dangereux : la morale internationale n'existe pas encore, et un pays ne peut se laisser réduire à la morale du plus fort. Les limites de la pornographie, par exemple, ou celles de l'usage des stupéfiants, sont variables d'un pays à l'autre ; les lois antinégationnistes n'existent pas partout. C'est donc au niveau national qu'il faut agir. Or, il est vrai aussi qu'une loi nationale n'aurait aucun effet puisque les réseaux ignorent les frontières. En laissant la responsabilité de la diffusion aux diffuseurs eux-mêmes, on adopte une attitude non autoritaire qui, au moins, « limite les dégâts » et à laquelle chacun peut adapter sa conduite.
Cette solution pose aussi des problèmes juridiques. Est-il juridiquement possible que les diffuseurs ne soient soumis qu'à un contrôle a posteriori, et ne soient inquiétés que dans le cas où ils diffuseraient une information dont l'éventuel caractère délictueux aurait été signalé par l'instance de référence ? C'est évidemment ce qui semblerait juste, en cette occurrence, mais qui aurait peut-être des effets pervers. Les juristes doivent pouvoir répondre.
Quel pouvoir juridique aurait cette instance d'observation ? Si on ne veut pas qu'elle se transforme en un « pouvoir moral » ou une censure, elle ne doit pas avoir de pouvoir juridique. Il faut laisser aux juges le soin de juger et aux diffuseurs (et aux bibliothécaires) leur responsabilité. Peut-elle cependant avoir dans certains cas un pouvoir immédiatement suspensif, comme dans les jugements en référé, afin d’éviter des délais trop longs entre le signalement du service suspect et sa suppression, laissée à la bonne volonté des diffuseurs ? Il s'agirait donc d'une instance indépendante agissant dans le cadre de la législation française. Mais comment assurer cette indépendance ?
Le rattachement du CST au CSA a été critiqué, car il semble que les problèmes soient très différents. On a cité en exemple le cas du « Bureau de vérification des publicités », organisme indépendant qui agit comme une sorte de « conseil juridique » et signale ce qui peut être frauduleux dans une publicité sans pour autant pouvoir les interdire.
L'identification des messages
Une autre condition me semble utile pour assurer un minimum de police sur Internet : l'identification des messages et de leurs auteurs (c'est-à-dire aussi des lecteurs qui sont tous en position d'auteur potentiel). Outre l'application judiciaire, on sait que cette identification est demandée avec insistance par les auteurs eux-mêmes, pour contrôler les usages de leur propre production, protéger leur droit moral et éventuellement leur rémunération au titre du droit d'auteur. Elle est nécessaire aux chercheurs pour authentifier les messages et les valider. Elle est aussi instamment demandée par les bibliothécaires et les documentalistes qui ne peuvent travailler sans authentifier de façon non équivoque les informations qu'ils recherchent et redistribuent.
L'identification du destinataire peut être connue par l'URL (Uniform Resource Locator), de même que l'identification de la source. Mais c'est insuffisant : la source n'est peut-être qu'un miroir, et il faut identifier la source première et les modifications que le message a éventuellement reçues depuis son origine. Difficile, mais non irréaliste. Le problème, crucial pour la diffusion sans frontière des programmes de télévision numérique, est en passe d'être résolu pour les images par le « tatouage » d'un signal bref, encapsulé dans le message total et indélébile (il passe toutes les demi-secondes) qui permet, en toute circonstance, d'identifier son propriétaire (ayant droit), donc son responsable (autorité). Ce qui est possible pour l'image et le son l'est-il aussi pour les chaînes de caractère ? Les spécialistes ne répondent pas non, mais les applications dans ce domaine tardent.
L'impulsion vient en effet des enjeux financiers qui ont incité les producteurs de télévision à accepter cette norme (incluse dans mpeg 2), alors que, dans le cas des textes, d'une part les enjeux financiers sont moindres, d'autre part les acteurs sont divisés. Ils ne sont pas regroupés dans des organes de gestion collective comme la sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) ou la scam (Société civile des auteurs multimédias). Or, seuls ces organismes de gestion collective peuvent obtenir et assurer la mise en place d'un système de ce type au niveau mondial, comme en témoigne le rôle majeur que joue par exemple dans mpeg, la cisac (Confédération internationale des sociétés d'auteurs et compositeurs), qui regroupe au niveau mondial les auteurs musicaux.
De même que l'on se soucie aujourd'hui, à juste titre, d'identifier les œuvres électroniques grâce aux normes de compression, il est nécessaire de connaître la responsabilité des services Web par des mentions lisibles et normalisées. C'est pourquoi la Commission générale « Documentation et information » de l'afnor (cg 46) envisage de constituer un groupe de travail sur la présentation des « pages d'accueil » des services Web. Il s'agit d'une question traditionnelle pour la cg 46 qui traite déjà des normes de « présentation des documents » sur papier et de la numérotation normalisée. La normalisation des pages d'accueil peut apparaître comme le simple prolongement de ces travaux et de ces réglementations que personne ne songe à contester. On objectera seulement que les normes de présentation des documents sont mal respectées par les éditeurs sur papier. Cependant, dans le cas des serveurs, qui se trouvent mis en examen pour avoir diffusé des services dont le contenu est délictueux, il y va de leur responsabilité et leur intérêt serait donc de veiller au respect de cette norme, dans la mesure où ils souhaitent faire eux-mêmes la police des services qu'ils distribuent.
Une chose est certaine : la liberté d'Internet n'est pas sans limites et personne, sauf quelques nostalgiques du far-west, ne souhaite que « le Web » devienne un lieu hors-la-loi où tout serait permis, y compris la vente d'enfants, et il est remarquable de constater qu’aucun des acteurs, à commencer par les serveurs inquiétés, n'a cherché à fuir ces débats.