Quel écrit pour quelle société ?
Martine Poulain
Le ministère de la Culture et le Comité de la chaîne graphique organisaient les 31 mai et 1er juin derniers à l'Odéon un colloque sur les mutations de l'écrit aujourd'hui, sur les métamorphoses de ses formes et des valeurs qui lui sont attachées.
La mondanité évitée
L'affaire, pour un(e) vieil(le) habitué(e) des colloques, semblait avoir tout de l'opération politique, qui, généralement, tend davantage à promouvoir les organisateurs de ce type de manifestation qu'à s'interroger modestement sur le sujet posé : choix d'un lieu prestigieux, l'Odéon, publicité abondante, intervenants parfois plus connus pour leur place éminente dans l'univers politico-médiatique que pour l'originalité de leur pensée sur le sujet traité, intellectuels certes brillants, mais dont la participation est fort souvent requise, plus pour l'effet de leur nom sur les admirateurs potentiels que pour l'expression d'un propos proprement inattendu sur le sujet.
La rencontre avait tout en germe pour être mondaine... Il n'en fut rien. Elle fut au contraire vivante, intéressante, pour deux raisons principales : la qualité de certaines contributions et le bon dosage entre propositions généralistes et réflexions à partir du terrain ; et surtout la composition de l'assistance, à qui l'on doit sans doute d'avoir, par sa présence même, empêché que les échanges ne tournent à la compétition verbale et symbolique. Il faut savoir gré aux organisateurs et au ministère de la Culture d'avoir eu l'heureuse idée d'inviter par centaines lycéens et étudiants (et certains de leurs professeurs qui ne furent pas les moins actifs dans les débats), choix qui a donné une tournure des plus vivantes, parfois polémique, aux journées *...
Les métamorphoses de l'écrit
Bien sûr, nul ne résiste à Umberto Eco, dont les propos suscitent toujours une forme de ferveur dans l'admiration. Il chevaucha allégrement, comme à son habitude, les siècles et les idées. L'écriture, inventée selon Platon par Hermès, a toujours été considérée comme source de pouvoir. Elle fut aussi estimée dangereuse pour la mémoire : Socrate n'écrivait pas. Elle fut aussi libération ou affirmation d'une liberté (Luther). Comparant les langues et leurs usages des mots, Umberto Eco estima que l'ordinateur encourage la possible modification de la syntaxe. Il se livra à quelques évocations de la « douceur du clavier », comparée à la « dureté du stylo », et, comme tout le monde, tenta de cerner les effets de l'écrit sur écran. La volupté du papier, que l'on peut voir, toucher, sentir, ce jour-là, lui manquait. Mais il appréciait la liberté du lecteur face à l'écran : celui-ci peut changer le dénouement d'une histoire. Le livre imprimé a une fin, et une seule : « Le livre est un destin qu'on ne peut pas changer ». En cela, il est une métaphore et « a aussi pour tâche de nous apprendre à mourir… »
Francis Balle, professeur à Paris II, Joël de Rosnay, directeur à la Cité des sciences et de l'industrie, Jean-Pierre Charpentier, pdg de France Loisirs, Jean Favier, président de la Bibliothèque nationale de France, s'interrogeaient ensuite sur les usages des nouveaux supports.
Ceux-ci, souligne Joël de Rosnay, induisent de nouveaux rapports au monde. Ils développent par exemple chez la nouvelle génération, la notion de réversibilité : tout est réversible, « zappable » et la vie aussi. Le temps court va de plus en plus concurrencer le temps long, et le zapping l'éducation. Or, cette relation au temps est fondamentale. Car, si ces nouveaux médias sont importants pour l'information, ils ne conduisent pas aux savoirs. La question est de se demander comment on va faire du sens avec le multimédia. Aujourd'hui, ce qui est proposé relève plutôt du « juxtamédia », le livre restant le seul « transmédia », parce qu'il fait du sens. Le sens se construit aussi dans des espaces publics de rencontre, où des êtres vivants échangent avec d'autres, et qui n'ont rien à voir avec les réseaux.
Rappelant qu'aucun média n'a jamais évincé totalement ceux qui le précédaient, Francis Balle estime que ce qui risque de sauver l'écrit, c'est justement l'écran, et toutes les pratiques de communication qui l'accompagnent. Le multimédia va, selon lui, redonner sa chance à l'écrit comme à l'image. Il permet de vagabonder entre images et textes, ce qui est particulièrement favorable aux élèves en difficulté. France Loisirs a vendu 20 000 cd-rom en 1995. La demande du public porte essentiellement sur les jeux et les titres pédagogiques. Pour J.-P. Charpentier, un tel marché est encore très faible.
L'écrit inégal
Un autre débat tentait de cerner la question du partage social de l'écrit. Il rassemblait Alain Bentolila, spécialiste reconnu de l'illettrisme, Philippe Meirieu, professeur en sciences de l'éducation, Martine Blanc-Montmayeur, directeur de la Bibliothèque publique d'information, Christian Moire, directeur de Hachette Jeunesse, et Jean-Marie Ozanne, libraire.
Alain Bentolila rappelait les principales données disponibles sur l'illettrisme, établies à partir de l'évaluation des conscrits : 1 % des jeunes gens sont analphabètes ; 3 % ne peuvent comprendre que des mots simples et isolés ; 4 % ne sont capables de lire qu'une phrase simple ; 12 % peuvent lire un texte de façon superficielle, sans en saisir le sens. On peut estimer donc que 8 % des jeunes gens ont des difficultés profondes avec l'écrit. Et l'on sait que chez les rmistes, cette proportion atteint 35 %.
Philippe Meirieu estimait que l'école « a un peu perdu le sens des savoirs qu'elle enseigne, peut-être parce qu'elle a réduit l'écrit à l'usage, perdu le sens de l'écrit, qui est de permettre le partage et l'insertion dans une communauté ». Pour Philippe Meirieu, qui parlait alors devant une salle déjà quelque peu surchauffée, un des problèmes de l'enseignement est que celui-ci est oral, mais que les contrôles sont, eux, écrits. Et l'inhibition des élèves est liée à la surpression évaluative : “On m'a toujours corrigé, mais on ne m'a jamais répondu », lui disait un jour un élève de 3e. L'écrit doit être un moyen d'expression, pas de contrôle. Ces deux intervenants s'accordaient donc à estimer que l'alphabétisation fonctionnelle était une catastrophe. Lire ne peut être séduisant que si c'est pour partir à la découverte de quelque chose. « Lire, c'est conquérir », souligne Alain Bentolila.
La culture scolaire
Un peu plus éclectique, une autre table ronde rassemblait Alain Finkielkraut, philosophe, Luc Ferry, lui aussi philosophe, mais en ce moment surtout président du Conseil national des programmes au ministère de l'Education nationale, Ivan Levaï, journaliste, Jean-Marie Cavada, président de la Cinquième chaîne de télévision, et Michel Boutinard-Rouelle, président de Havas.
Alain Finkielkraut revint sur les thèmes qui lui sont chers. Il y a déclin de l'écrit et de ses valeurs, mais le pire est qu'il y a aussi trahison des clercs : « Ceux qui défendaient l'écrit ne le défendent plus ». Le fondement de l'école humaniste était que l'homme pense par soi-même, mais pas de soi-même. On en est loin aujourd'hui, où le savoir est l'objet d'une négociation permanente. Règne le sauve-qui-peut : si les élèves lisent des journaux plutôt que rien, tant pis pour Racine, estiment certains. Conception hautement coupable pour Alain Finkielkraut…
Luc Ferry, quant à lui, essayait de se tenir à égale distance de la déploration et de l'optimisme aveugle. Il rappelait les chiffres de la Direction de l'évaluation et de la prospective du ministère de l'Éducation nationale : 10 % des élèves entrant en 6e ne savent pas déchiffrer, 35 % ont des difficultés à lire ; les enfants de 1996 font 2,5 fois plus de fautes que les enfants des années 1920. Les hypothèses cherchant à expliquer cette baisse de niveau sont difficiles, reconnaît Luc Ferry : elle ne peut pas être expliquée par le manque de moyens : il y en a plus ; elle ne peut pas être expliquée par le nombre d'élèves : il y en a moins ; elle ne peut pas être expliquée par la télévision, les oppositions manichéennes entre image et écrit étant par trop réductrices.
La question centrale est bien celle du sens de la culture scolaire aujourd'hui : « La culture scolaire transmet des savoirs qu'on ne trouvera et qu'on n'utilisera pas en dehors du cadre scolaire ». L'école est aussi en crise interne : crise de l'autorité et de la discipline. Comment refonder la culture scolaire sur autre chose que des arguments d'autorité, qui ne passent plus ? Peut-on refonder la culture scolaire sur le sens ? s'est interrogé Luc Ferry, lui aussi démuni de solutions miracle.
Une autre demi-journée accueillait Jorge Semprun, de nombreux écrivains et éditeurs, des élus, afin de poursuivre ces échanges sur les relations entre l'écrit et la société. Finalement, le ministère de la Culture a brillamment réussi une opération proprement pédagogique et proprement civique : donner à plusieurs centaines de jeunes ici rassemblés la possibilité de s'interroger sur leurs pratiques et leurs valeurs et confronter, par l'écoute des interventions à visée généraliste, leur propre expérience à une forme d'universel.