Le caractère du bâtiment
Pierre Riboulet
Pierre Riboulet est un architecte qui travaille essentiellement à la construction de bâtiments publics. Dans cet entretien, il expose tout l'intérêt qu'il porte aux bibliothèques, les réflexions et les sentiments qu'elles lui inspirent. Cette conception est illustrée dans les deux bâtiments qu'il construit actuellement : la bibliothèque universitaire de Paris 8, à Saint-Denis, et la bibliothèque multimédia francophone, à Limoges.
Pierre Riboulet is an architect who works essentially for the construction of public buildings. In this interview, he sets out his interest for libraries, the reflections and feelings they inspire him with. This conception can be found in the two buildings he is responsible for at the moment : the university library in Paris 8 and the French-speaking multimedia library in Limoges.
Pierre Riboulet, Architekt, hat sich wesentlich der Erbauung öffentlicher Gebäude gewidmet. In diesem Gespräch legt er aus, was für Interesse die Bibliotheken in ihm erwecken, was für Nachdenken und Gefühle sie erregen. Diese Anschauung wird durch zwei Gebäude illustriert, die er gegenwärtig erbauen läßt: die Universitätsbibliothek Paris 8 in Saint-Denis und die multimediale französischsprächige Bibliothek in Limoges.
Pierre Riboulet est un architecte qui travaille essentiellement à la construction de bâtiments publics. Ses réalisations récentes les plus importantes sont l’hôpital Robert Debré à Paris, le Conservatoire national de musique à Evry, l’Institut français d’urbanisme à Marne-la-Vallée et le bâtiment pour la chirurgie de la tête à l’hôpital de la Salpêtrière, à Paris. Il construit actuellement deux bibliothèques : la Bibliothèque universitaire de Paris 8, à Saint-Denis, et la Bibliothèque multimédia francophone, à Limoges. Il a eu la grande gentillesse d’accepter de répondre aux questions du Bulletin des Bibliothèques de France 1.
BBF : On pourrait commencer par évoquer votre histoire comme constructeur de bibliothèques.
Pierre Riboulet : Construire une bibliothèque, c’est un programme des plus passionnants pour un architecte. C’est parmi les très beaux programmes qu’on peut avoir à traiter. Mon diplôme d’architecte à l’École des Beaux-Arts, en 1952, portait sur une nouvelle université au Maroc. Moi, j’avais choisi de traiter le bâtiment de la bibliothèque. Vous voyez qu’effectivement, c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup.
Puis il y a eu dans les années 1962-65, dans le cadre de l’Atelier de Mont- rouge, la bibliothèque des enfants à Clamart, avec la Joie par les Livres, qui était une merveilleuse expérience. C’est surtout Gérard Thurnauer qui avait suivi ce projet, mais nous en avons beaucoup parlé ensemble. Nous avons regardé, discuté, créé. Ce bâtiment était le premier de sa génération comme bibliothèque offerte spécifiquement aux enfants. Le projet lui-même, sa forme, son répertoire de formes, son implantation dans la cité de la Plaine ont suscité une adhésion.
Le bâtiment a attiré des gens, avertis et non avertis, comme un objet singulier et adéquat au programme. Un bâtiment de bibliothèque réussi, c’est celui qui arrive à exprimer la nature du programme, mais aussi à cristalliser autour de lui d’autres forces, d’autres champs, d’autres chemins individuels, qui réussit à capter l’attention du public. Dans un endroit peu favorisé, comme l’était la cité de la Plaine, il est devenu comme un objet brillant qui focalise et attire. L’association La Joie par les Livres et Geneviève Patte ont suivi le projet dès le début et avaient un enthousiasme extraordinaire. Dans les œuvres d’architecture, il n’y a pas que l’architecte. Il faut que le maître d’ouvrage soit en parfait accord avec le projet : la force est alors multipliée par deux, par dix...
Beaucoup plus récemment, j’ai gagné deux concours de bibliothèques, celui de la bibliothèque de l’Université de Paris 8, celui de la bibliothèque multimédia francophone de Limoges.
BBF : Auparavant, aviez-vous concouru pour la Bibliothèque de France ?
P. R. : Je n’ai pas concouru. Je n’ai pas envoyé de dossier de candidature. J’avais adressé une lettre à Emile Biasini pour lui dire que j’estimais que le programme n’était pas suffisamment développé. Et effectivement, il n’y avait pas de programme, ou un programme tellement succinct que ce n’en était pas un. Je trouvais que ce n’était pas une bonne façon de faire. Joseph Belmont, qui était secrétaire du jury du concours, était d’un avis tout à fait contraire.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que j’avais un peu raison... Le bâtiment de Perrault a été pensé... j’allais dire comme une affiche, comme une image genre affiche. Après, il a été enfermé dans l’affiche. Et cet effet d’affichage, à mon avis, n’est pas très pertinent. Ce n’est pas du tout pertinent quand il s’agit d’un programme aussi profond que celui d’une bibliothèque. Tout programme mérite d’abord le respect et l’approfondissement, mais spécialement ceux-là. Alors, ce n’était pas bien engagé... Certains disaient à l’époque : « On fera le programme avec l’architecte, quand on l’aura désigné ». Effectivement l’architecte a construit un autre projet, mais en gardant les formes et les volumes, et ça ne correspond pas très bien.
BBF : Puis, il y a eu le concours pour la construction de Paris 8...
P. R. : C’était un passionnant concours, puisque la bibliothèque devait franchir une avenue bruyante et assurer le passage de l’université vers son extension au nord. La situation urbaine m’a beaucoup intéressé. Au moment du con- cours, les directives d’urbanisme étaient de construire sur l’avenue même, et le projet a été fait en ce sens. Après, la ville de Saint-Denis a émis quelques critiques sur la couverture de l’espace public. On a déplacé le bâtiment vers le nord, pour se mettre dans une situation urbaine plus classique, en alignement, mais en gardant tout de même une partie du programme : une des salles de lecture enjambe l’avenue et assure ce passage. C’est le projet qui est actuellement en cours de réalisation.
Ce thème du pont traversé, du passage était intéressant. Le projet s’organise selon cet axe premier, fondateur. On peut traverser le bâtiment sans y entrer, mais en ayant une vue sur les salles de lecture, de part et d’autre de la galerie publique. Si on entre, on se retrouve tout à fait au cœur de l’édifice, en son centre de gravité. Ceci ne se fait pas habituellement, puisqu’il y a toujours une façade, puis un vestibule, etc. Mais, là, on est déjà dedans dès qu’on entre.
BBF : Puis, plus récemment encore la bibliothèque multimédia francophone de Limoges...
P. R. : A Limoges, c’est tout à fait passionnant aussi, puisque c’est une bibliothèque pour la ville, pour la région, située au cœur de la ville, à côté de l’hôtel de ville, dans une sorte de friche, qu’est devenu l’ancien hôpital de Limoges. C’est un hôpital du XVIIIe siècle, abandonné dans les années 1960 pour la construction d’un CHU (centre hospitalier universitaire) en périphérie : c’est donc un terrain tout à fait étonnant, cette friche pleine de broussailles.
D’autre part, les archéologues ont trouvé des vestiges de la ville romaine, et la construction se situe quasiment sur l’ancien forum. C’est une fondation très importante du point de vue symbolique et réel, fondation de la langue française dans le latin, fondation de la ville occidentale sur la ville romaine. C’est pourquoi j’ai choisi d’implanter le nouveau bâtiment selon l’orientation de la ville romaine, en léger décalage par rapport à l’orientation de l’ancien hôpital qui est, elle, celle de l’âge classique.
En ce moment, je travaille sur la bibliothèque universitaire de Cergy-Pontoise, dans le cadre d’une réhabilitation d’un immeuble de bureaux. Un programme aussi beau que celui-là, celui de la bibliothèque centrale de l’université de Cergy, aurait mérité un bâtiment neuf. La région a pris l’option d’acheter un bâtiment de bureaux, ce qui pose évidemment un certain nombre de questions fonctionnelles, mais qu’on peut résoudre. Malheureusement, l’enveloppe budgétaire est réduite, et l’on ne va pas pouvoir travailler les façades, ni l’apparence de ce bâtiment. Celui-ci va rester un immeuble de bureaux tout à fait banal, quasiment invisible. En revanche, il est situé en plein cœur de la ville, quasiment sur le centre commercial, puisque maintenant le cœur des villes, c’est le centre commercial. Triste dérive !
BBF : Quelle différence faites-vous entre ces deux grands projets, Paris 8 et Limoges ?
P. R. : Ils sont très différents. D’abord par la situation urbaine. La bibliothèque de Paris 8, à Saint-Denis, doit recomposer une partie de ce quartier, décomposé au sens strict du terme, sans rien qui le tient. Cette bibliothèque va recomposer le quartier, et réunir l’université qui est faite de constructions tout à fait disparates aujourd’hui. Du fait qu’elle est placée au centre, la bibliothèque va avoir la charge de donner une image à l’université tout entière. C’est un point très important. Au point qu’une partie du programme n’appartient pas à la bibliothèque, en particulier tout le rez-de-chaussée, qui sera le hall général de l’université. C’est là que devra se faire la répartition des flux, qu’on trouvera un petit café, des boutiques...
La situation urbaine de Limoges, très singulière aussi, est tout à fait centrale, mais à la limite de la ville médiévale. Il faut recomposer une friche.
Il existe des différences aussi dans le contenu du programme. L’une est une bibliothèque universitaire, l’autre est une bibliothèque publique. Le public est tout à fait différent. A Saint-Denis, la fréquentation est intensive, l’université compte 27 000 étudiants ; elle est toujours saturée, toujours bondée. La bibliothèque va être une espèce de grand vaisseau bourdonnant et actif, bien qu’il soit très grand. Il va être très facilement rempli, et rempli de façon active.
A Limoges, au contraire, l’atmosphère sera assez calme, assez sereine, espacée, allais-je dire, avec de l’air qui circule et du silence. Les lecteurs de Limoges sont nombreux, mais le bâtiment est grand, spacieux. Les volumes sont généreux, et, par conséquent, vont donner une sensation de calme et de disponibilité des lieux. A Saint-Denis, il y a, sans doute, davantage d’intensité.
BBF : Y a-t-il une différence dans votre travail de conception ?
P. R. : Le travail d’architecte, c’est toujours le même, quel que soit le programme. Il faut trouver la réponse juste à l’endroit où l’on est, en fonction du programme qui est donné, et faire en sorte que cette réponse signifie quelque chose. Il faut à chaque fois trouver ce qu’on appelait autrefois, ce qu’on doit toujours appeler, le caractère du bâtiment, sa convenance. On est toujours à chaque projet dans le même état de degré zéro. Tout est à recommencer à chaque fois, on ne peut pas se servir d’un acquis dans un bâtiment à un endroit, pour l’utiliser dans un autre bâtiment à un autre endroit. La convenance ne fonctionne pas. Par contre, on a peut-être une lecture et une compréhension plus rapides du programme. Qu’il y ait des similitudes de réponses dans l’une et l’autre de ces bibliothèques, cela tient plus à moi-même, à ma propre façon de créer les choses, qu’à une similitude éventuelle des programmes.
BBF : A la lecture des notes de présentation de ces deux projets, une différence est frappante. A Limoges, vous insistez sur l’unicité du volume, qui a une cohérence très forte, alors qu’à Paris 8 vous travaillez beaucoup sur une variété, une variation dans les lieux.
P. R. : C’est vrai. C’est en cela que les deux projets sont sans doute différents. J’ai pensé la bibliothèque de Limoges comme un seul volume, parce que cela correspond à l’usage et à la fréquentation de ce bâtiment, tels que je les imagine.
C’est peut-être toujours le syndrome de la Bibliothèque nationale : on pense aller dans une bibliothèque pour être dans une belle salle, une salle unique d’une certaine façon. Ce dont on a le plus besoin aujourd’hui dans la société où nous vivons, c’est de cette recherche et de cette rencontre de l’unité. Nous vivons dans un univers tellement éclaté, tellement dispersé, tellement séparé... Il me semble que la bibliothèque est l’endroit de l’unité, comme le livre est un endroit d’unité, capable de réunir un individu brisé par ailleurs de mille façons, par la vie contemporaine, par la vie active, par le travail...
Je n’ai pas pensé Paris 8 de la même manière, à cause de ce foisonnement, de cette grande fréquentation que j’imagine. J’avais envie de créer plusieurs sous-espaces, plusieurs lieux, appartenant bien sûr au même ensemble, des parties d’un tout. Je souhaite que les gens puissent trouver leur voie, leur endroit... Je pense d’autre part que les consultations dans les bibliothèques universitaires sont peut-être plus spécialisées...
Une bibliothèque comme celle de Limoges est un endroit plus généraliste, où l’on va pour trouver toutes sortes de voies vers la culture. A Paris 8, l’idée d’unité reste quand même très présente, cette unité d’un volume simple, d’un grand rectangle : deux carrés assemblés en plan. C’est très rigoureux, cette simplicité abritant à l’intérieur une très grande complexité de variation de niveaux, de lieux, de lumières... Ce sont deux thèmes qui sont conjugués à Paris 8.
BBF : Je voulais avoir votre sentiment sur les tensions et les contradictions qui habitent les bibliothèques. Vous les avez très bien vues, puisque (je vous cite) vous parlez « d’intime et d’universel », de « détachement et d’ancrage » dans le réel, « d’opaque et de transparent », de « monde clos ouvert au monde », d’une « bibliothèque qui doit être fermement protégée en même temps qu’elle est traversée par le monde », etc. En tant qu’architecte, avez-vous dû affronter ces contradictions ?
P. R. : Bien sûr. C’est un thème de réflexion très riche, très fructueux, cette opposition, cette dualité... Il faut trouver des bâtiments qui en rendent compte. Le bâtiment de l’université de Paris 8, d’apparence extérieure, est assez fermé. Il est traversé par le pont, qui, tel un couloir, telle une artère, rend la métaphore ouverture/fermeture tout à fait apparente.
A Limoges, on rencontre ce même souci de se refermer plutôt vers l’intérieur, par exemple dans les grandes salles de lecture, qui sont enveloppées par trois façades en revêtement de granit. L’éclairage de ce grand volume est plutôt zénithal, reflétant là aussi cette idée d’intériorité, de regard sur soi.
En revanche, l’autre partie de la bibliothèque, réservée aux enfants et aux activités d’accueil, est traitée, elle, par opposition à l’autre, comme une cage de verre. Là encore, c’est une réponse, peut-être un peu simpliste, à cette dualité. Un bâtiment doit être très visible, attirer comme un aimant, ainsi que je le disais tout à l’heure à propos de Clamart. En même temps, une fois qu’il est accueilli, le lecteur doit avoir l’impression d’être d’une certaine façon à l’abri. Quand on lit un livre, on est à l’abri du livre, tout au moins pendant le temps de la lecture, on n’a pas à être agressé par ce monde dans lequel on se débat toute la journée. La bibliothèque doit, me semble-t-il, renforcer cette protection que donne le livre au lecteur, et qui est une façon de retrouver son chemin dans le monde. C’est le caractère merveilleux du livre, c’est la raison pour laquelle je ne voudrais pas qu’il disparaisse...
Le caractère du bâtiment influe sur la manière dont on peut aménager les meubles, les ambiances à l’intérieur. On doit donner là des lieux aussi sereins, silencieux et simples que possible. En disant ça, j’ai conscience de raisonner sur un modèle du passé, sur la belle bibliothèque d’antan, la Mazarine... Je ne suis peut-être plus dans le coup, d’autant plus que beaucoup sont aujourd’hui obsédés par les évolutions informatiques et virtuelles : est-ce que la bibliothèque n’est pas aujourd’hui le siège de cette contradiction aussi, de la matérialité du livre et de la virtualité ?
C’est un vrai problème, que je ne peux pas éviter de me poser quand je dessine un bâtiment. La réponse, je ne la connais pas vraiment... Ma génération, ma culture, la culture des humanités, n’est pas du tout la même que la culture de la jeunesse aujourd’hui. Je ne peux pas me défendre d’un sentiment nostalgique. Je pense les bibliothèques de la même manière que je pense et vis mon rapport aux livres. Et j’ai un peu peur de me tromper...
Mais j’ai aussi la conviction d’avoir raison, parce que je ne voudrais pas que les livres disparaissent (rires). J’ai lu récemment la préface de Michel Melot aux Nouvelles Alexandries 2 que j’ai beaucoup appréciée : le livre n’a jamais été aussi virtuellement détruit, mais jamais on n’a construit autant de bibliothèques. Je vois là un chemin d’espoir... Quand les moyens informatiques sont utilisés comme de simples outils qui permettent d’aller chercher le livre là où il est, dans son époque, dans son temps, c’est bien. Il ne faudrait pas que l’outil détruise l’objet, qu’on n’aille plus jamais chercher le livre, se contentant de son image virtuelle. Ce serait une très lourde perte pour l’humanité, pour l’histoire humaine. Ramenés au temps de l’histoire humaine, les quelques siècles de l’imprimerie, ce n’est pas grand chose... Mais on y tient. Moi, j’y tiens.
BBF : Je suis frappée du nombre de constructions de bibliothèques qui sont liées à des opérations d’urbanisme. C’est aussi le cas de vos deux projets. Pour vous, est-ce nécessairement lié ?
P. R. : La ville, aujourd’hui, est pauvre en programmes. Dès qu’on a un beau programme, on s’empresse de s’en servir pour bâtir un quartier. C’est merveilleux d’avoir une bibliothèque à faire : tout autour, cela doit rayonner. La bibliothèque est chargée de porter d’autres projets qui l’environnent et qui sont peut-être plus ordinaires. On est toujours à la recherche de programmes spécifiques, qui ne soient pas des ateliers, des activités ou de l’habitation.
L’habitation et l’activité sont la chair de la ville. Mais si l’on n’a nulle part de points pour focaliser l’intérêt, on ne peut pas sortir de ces quartiers monofonctionnels, assez tristes à vivre, en raison justement de cette monofonctionnalité.
En revanche, dès qu’on est confronté à un programme concernant la culture, l’éducation, la santé, que ce soient un lycée, un hôpital ou une bibliothèque, on en profite pour agréger autour toutes sortes de lieux urbains destinés à donner du sens. La question de l’urbanité aujourd’hui, c’est beaucoup plus celle du sens qu’aucune autre. Est-ce qu’on peut donner du sens au lieu dans lequel on vit ? Voilà la grande question posée aux urbanistes et aux architectes, à mon sens. Bâtir quantitativement, ce n’est pas très compliqué. Si l’on ne fait qu’aligner du vide, on ne trouvera pas de remède au malaise actuel. Ces bibliothèques, elles, sont de vrais objets de sens.
BBF : Ces bibliothèques dans la ville, on en fait maintenant de plus en plus souvent des monuments. Quelle position avez-vous dans ce débat qui agite les bibliothécaires depuis longtemps ?
P. R. : On est dans une époque où l’on n’a plus d’archétypes en ce qui concerne les équipements publics. Au XIXe siècle, à partir de la fin de l’âge néo-classique, les archétypes des équipements publics étaient parfaitement constitués : on reconnaît entre mille un palais de justice, une école élémentaire pour filles, une école élémentaire pour garçons... Tout cela a disparu. C’est à chaque fois une vraie question. Je ne pense pas du tout qu’il faille faire disparaître ces bâtiments dans l’anonymat et la monotonie des constructions ordinaires. Je ne crois pas non plus, à l’autre extrême, qu’il faille faire des monuments si imposants, si forts et si violents qu’ils rejettent plutôt qu’ils n’attirent. Il faut trouver à chaque fois, là encore, le juste caractère d’un bâtiment, suffisamment marquant dans la cité, sans pour autant écraser le reste, et surtout capable de dire qui il est et cequ’on y fait, ce qu’on peut y trouver.
Il y a une nécessité de lisibilité et de transparence – celle-ci n’étant pas nécessairement traduite par le choix d’éléments vitrés. Se pose toujours le même choix architectural : quel caractère donner au bâtiment ? La bibliothèque, à mon sens, c’est un bâtiment qui doit garder de la dignité et de l’élégance. La lecture publique, l’écriture, la littérature, sont des activités de grand raffinement, de grande finesse, de grande élégance.
On ne fera sans doute pas mieux avant longtemps que l’écriture du XVIIIe siècle français, et vous voyez bien que l’architecture du XVIIIe siècle, en tout cas sa seconde partie, est merveilleuse. On ne peut pas faire plus beau, plus fin, plus sensible, plus élégant. Ce serait plutôt ces qualités que je mettrais en avant, même si c’est difficile à réaliser. C’est, en tout cas, une recherche que je qualifierais de première, à une époque où la vulgarité domine. Les marchandises de masse sont vulgaires, la télévision aussi.
Cela exclut toute idée de donner à la bibliothèque une allure de supermarché. Je ne vois pas du tout les bibliothèques comme un grand magasin – avec des rayonnages et des caddies… Ce serait une image tout à fait dégradée, voire démagogique. Je fuirais un tel espace. Mais je refuse aussi la lourdeur et « l’épate », si vous m’autorisez ce mot un peu commun.
BBF : Quel traitement avez-vous prévu pour les entrées dans ces deux bibliothèques, dans leur relation avec le tissu urbain ?
P. R. : A Limoges, la bibliothèque pointe derrière l’hôpital du XVIIIe siècle. Cette avancée, ce décalage sont conçus de telle manière qu’on perçoive la bibliothèque depuis la ville médiévale, qui est tout près mais qui n’est pas là. C’est pour cette raison que toute cette partie est vitrée. Autant ce bâtiment de l’hôpital est important dans l’ensemble du quartier, en particulier vis-à-vis de l’hôtel de ville, autant il est un masque pour la bibliothèque. Ce sont ce petit parvis, cette petite place et ce grand bâtiment vitré qui vont faire l’appel. Une fois qu’on est sur la place, on est déjà entré, si je puis dire. Après, il n’y a plus de séparation, seulement une paroi transparente qui permet de voir le hall d’accueil, l’aire d’exposition. On devine très vite le prêt, l’accueil principal, c’est très visible.
A Paris 8, le besoin de cet appel est moins grand, puisqu’on est déjà dans l’université. La façade tournée vers le métro joue le rôle d’accueil de l’université entière : on sort du métro, on entre dans le hall. La fonction bibliothèque est un peu effacée parce que tout le monde passe là. On est encore un peu dans le métro.
Mais, dès qu’on est sur le pont, au premier étage, là, on est déjà dans la bibliothèque. Une université, ce n’est pas comme dans une ville : on n’a pas besoin d’appeler les gens, ils sont là.
En revanche, à Saint-Denis, pour le quartier, pour les gens qui passent sur l’avenue, qui se déplacent des grands ensembles, c’est le bâtiment tout entier qui va jouer ce rôle de signal. C’est ce que j’espère… D’ores et déjà, son volume est imposant, on sent que ce ne sera plus comme avant.
BBF : Ma dernière question portera sur la mémoire. Il y a, bien sûr, la mémoire du site, mais aussi le fait que la bibliothèque est un lieu de mémoire, un outil de mémoire. De ce fait, c’est un bâtiment qui ne peut pas être traité comme un autre. Partagez-vous ce point de vue ?
P. R. : Tout à fait. A Limoges, la mémoire du site est plus que présente et vous avez vu, dans les textes et dans les dessins, à quel point le projet s’appuie là-dessus. On a si peu de choses sur lesquelles on peut s’appuyer aujourd’hui pour faire des bâtiments que, lorsqu’on trouve des éléments tels que ceux-là, on est content. Cette mémoire très ancienne des lieux doit, d’une certaine façon, transparaître dans le bâtiment, dans son implantation, dans ses formes, dans ses proportions.
Il y a, dans le dessin du plan lui-même, un aspect villa romaine assez frappant. A mon sens, ce ne sera pas forcément sensible, ni visible pour quiconque entrera dans le bâtiment, mais cela fait partie de cette mémoire profonde – qui n’est pas forcément vue. La mémoire peut aussi être cachée, elle doit même l’être, il faut la mériter. Il faut faire l’effort pour saisir toutes ces correspondances ; on ne peut pas donner tout, « déballer » tout sur la place. Il faut que chacun fasse un effort – de la même façon que, quand on entre dans un livre, on fait l’effort d’y entrer.
A Paris 8, on est au contraire dans un endroit, non pas privé de mémoire, parce que tous les lieux ont une mémoire – il y avait auparavant ces jardins maraîchers, maintenant détruits. Mais on ne peut pas s’appuyer sur ces destructions. On est dans cette banlieue martyre, martyrisée, avec ces autoroutes, ces voies rapides, ces constructions désordonnées, ces grands ensembles qui ont nié tout le parcellaire ancien. C’est plus difficile de déterminer sur quoi s’accrocher. La bibliothèque va avoir, en quelque sorte, à constituer sa propre urbanité, à marquer le site pour une mémoire future. C’est heureux que ce soit ce programme-là, puisque c’est déjà un programme qui renferme toute la culture du monde, donc toute la mémoire du monde aussi, comme l’a si bien dit Resnais 3. On est ici confronté à la question de la mémoire, encore plus que dans tout autre bâtiment.
BBF : Avez-vous eu un jour envie de construire un musée ?
P. R. : J’aimerais, j’adorerais construire un musée. C’est le programme que j’aurais le plus envie de traiter. Aujourd’hui, l’organisation de la commande publique est à ce point stupide, avec cet enchaînement de concours sur concours, que les jurys choisissent toujours quelqu’un qui a déjà fait ce qu’on lui demande de faire. C’est ridicule, car un architecte doit être à même de traiter tous les programmes. D’ailleurs, on n’est jamais meilleur que quand on n’a pas encore traité un programme, parce que, là, on se donne beaucoup de mal. Quand j’ai fait l’hôpital Robert Debré, je n’avais jamais fait d’hôpital, je suis entré dans ce programme avec délice et ferveur. J’ai fait depuis plusieurs projets d’hôpitaux, je ne dis pas que je n’y ai plus mis de ferveur, mais cette flamme initiale s’est quand même un peu éteinte.
Aujourd’hui, ce qui me ferait le plus plaisir, ce serait de faire un musée. J’ai le sentiment que je le ferais bien, parce que je m’y intéresserais de toutes sortes de manières. Mais j’ai beau envoyer des dossiers de candidature à tous les concours de musées, je ne suis jamais pris..., parce que je n’en ai pas fait. C’est stupide. Moi, je suis pris pour les hôpitaux et les bibliothèques (rires) et jamais pour les musées.
Ce sont des bâtiments, les musées et les bibliothèques, qui ont des affinités, des affinités de caractère, de finesse, de culture, de mémoire... Limoges présente un peu cette fonction muséale, avec cette mosaïque qu’on va mettre en scène dans le petit atrium. Le pont de Paris 8 peut être imaginé aussi comme une espèce de cimaise permanente, parcourue et vue par des centaines de personnes. Je suis toujours extrêmement attentif, dans tous mes bâtiments, à la lumière naturelle, à la façon de la capter, de la domestiquer, de la saisir. Dans un musée, ce serait bien... mais maintenant, on met les peintures dans le noir (rires).
Juin 1996