Le paradoxe des bibliothèques départementales de prêt
Nelly Vingtdeux
Il y a un paradoxe apparent des BDP à travailler la qualité architecturale de leur bâtiment, alors qu'elles ne sont pas directement destinées à accueillir du public. Dans les départements très ruraux, ce bâtiment a une forte valeur ajoutée emblématique et joue un rôle de repère architectural et de label de qualité d'un service culturel, pour les élus qui en ont la charge et pour le public qui en bénéficie. En Ardèche, la démarche de professionnalisme et de qualité a été constante grâce à l'intervention de spécialistes, des origines du projet jusqu'à son fonctionnement.
There is a visible paradox of the departmental lending libraries in the fact that they want an architectural quality for their building, whereas they are not intended to receive public. In the most rural departments, such a building has a strong emblematic added value. It is at the same time an architectural mark and a guarantee of quality of a cultural service, for the local councillors in charge of it and for the public who enjoys its services. In Ardèche, it has been materialized thanks to a constant step of professionalism and quality through the intervention of many specialists, from the origins of the project till its functioning.
Diese Leihbibliotheken hegen ein scheinbares Paradox, da man die architektonische Qualität der Gebäude besonders verarbeitet, obwohl kein Publikum darin direkt empfängt wird. In den sehr ländlichen Départements wird in der Tat diesem Gebäude ein Wertzuwachs als Emblem beigemessen. Es spielt zugleich die Rolle einer architektonischen Marke und eines Gütezeichens der kulturellen Dienststelle, für die dafür verantwortlichen Auserwählten sowie für das betroffene Publikum. Im Fall der BDP Ardèche wurden dazu Berufserfahrung und Qualität stetig beansprucht im Rahmen eines Vorhabens, dem zahlreiche Fachleute von der Herkunft bis zur Eröffnung beigetragen haben.
La BCP (bibliothèque centrale de prêt), aujourd’hui BDP (bibliothèque départementale de prêt), est une bibliothèque que l’on pourrait qualifier du 3e type, qui ne connaît pas (ou peu) de public en ses murs. Du moins est-ce l’idée que certains s’en font. Pour qui alors construire un bâtiment très esthétique, à fortes références dans l’histoire architecturale ?
Si la question de l’esthétique d’un bâtiment public – surtout lorsqu’il ne reçoit pas de public – ne se pose pas de cette façon en milieu urbain, où est induite la notion de patrimoine architectural et urbanistique de la cité, elle se pose avec acuité dans les campagnes, où esthétique est vite assimilé à luxe, donc à dépense inutile.
Une image moderne et innovante
Pour résoudre cet épineux paradoxe, la BDP de l’Ardèche n’a pas posé la question : pour qui, mais pour quoi ? En effet, le caractère moderniste de son architecture, son affirmation « le corbusienne », son implantation dans un site exceptionnel et particulièrement agreste des environs de Privas sont autant de signes d’une politique réfléchie de communication.
La politique de communication, menée par la BDP de l’Ardèche, a utilisé la qualité architecturale du bâtiment, afin de donner aux biblio- thèques installées en milieu rural, une image moderne et innovante.
Six ans après la mise en service, on peut, sans exagérer, dire que l’objectif a été atteint. La réussite de cette entreprise tient au fait que le choix architectural et les personnes qui le soutiennent, permettent la création d’un consensus entre des interlocuteurs dont les systèmes de représentation sont différents.
La lecture d’un tel bâtiment ne prend tout son sens que lorsqu’on le replace dans son contexte rural. Inscrire une politique ou un pouvoir politique dans l’espace urbain grâce à des réalisations architecturales est un phénomène reconnu, en revanche peu d’études se sont préoccupées de savoir s’il existe une spécificité du contexte rural. Les recherches sur les pratiques culturelles dans ce milieu ont conclu à l’uniformisation en la matière, mais cela ne signifie pas que le système de représentation soit le même.
L’architecture de la BDP est clairement intervenue dans l’appréhension de la modernité culturelle dans son milieu rural, et a, plus précisément, largement contribué à la légitimation du service aussi bien auprès du public que des élus. En effet, dans un contexte rural, dans lequel il n’existait pas d’autre réalisation architecturale culturelle d’importance, il était essentiel que le bâtiment de la Centrale réfléchisse l’image et l’intérêt que l’on souhaitait imprimer au service.
Nous avons donc développé une active politique de communication, afin de donner à la lecture publique en milieu rural une nouvelle image de marque, explicitement plus moderne et attractive. Trois axes la composaient : intéresser les médias à l’action culturelle menée par le service, mettre en œuvre une politique éditoriale de qualité, en travaillant avec une équipe de graphistes, enfin, utiliser la qualité architecturale de la centrale.
Une architecture moderne et sage
Quelques précisions permettent de cerner cette qualité architecturale : les architectes concepteurs de la BDP de l’Ardèche, Christine Edeikins et Olivier Arène, retenus lors d’un concours national pour réaliser un équipement exemplaire au terme de son inscription dans le programme de la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP), sont affiliés au mouvement architectural issu de Le Corbusier. Anciens élèves de Ciriani, ils défendent une architecture nécessairement moderne et sage.
C’est autour du concept d’espaces que se formalise cette architecture. Ces « espaces » s’articulent grâce à des liens visuels (transparence des matériaux) et conceptuels (flexibilité, fluidité).
Cette volonté constante de qualité se retrouve également dans un principe d’extrême professionnalisation de cette réalisation. En effet, ce bâtiment a bénéficié du travail de trois architectes DPLG, ainsi que de celui d’une urbaniste et d’un ingénieur paysagiste. Tout d’abord, Marie-Hélène Barriquand, urbaniste au CAUE (Conseil d’architecture, urbanisme et environnement) de l’Ardèche, a su – dans l’esprit de qualité souhaité pour le futur bâtiment – formaliser très en amont nos attentes, par la réalisation d’un document présentant un terrain qui nous paraissait pouvoir donner au bâtiment un aspect visuel important. Ce document fut pour nous un véritable outil de conviction auprès des élus au moment du choix définitif du terrain d’implantation.
Bernard Naudot a assuré toute la phase de programmation. Le fait de confier le travail à un architecte de programmation, connaissant bien le fonctionnement de la bibliothèque ainsi que les attentes de ses utilisateurs, devait contribuer certainement à la fonctionnalité ultérieure du bâtiment.
Quant à l’aménagement intérieur, il a été confié au cabinet d’architectes d’Éric Lenoir, qui a su équiper la bibliothèque de mobilier moderne, esthétique et ergonomique à la fois, transformant des locaux en un véritable lieu. Dans un département rural qui ne dispose pas de show-room de mobilier contemporain, la BDP est vraiment devenue une référence dans ce domaine, autant pour les élus chargés d’aménager d’autres équipements, que pour l’information et l’éducation du public.
Cette construction a été vécue comme une aventure à laquelle divers partenaires ont voulu s’associer, notamment ceux du monde économique. En l’occurrence, la Société des eaux minérales de Vals-les-Bains, qui a contribué, par une opération de mécénat, au financement du 1 % du bâtiment réalisé par Patrick Goutte : une fontaine dans un jardin minéral.
La qualité esthétique
C’est bien la démarche de qualité esthétique d’un bâtiment culturel qui fut l’élément fédérateur à ce niveau. Cette volonté se retrouve dans le traitement des « espaces verts » par Xavier Berrou, ingénieur paysagiste qui a conçu un principe d’aménagement des abords « sublimant la transparence » du bâtiment et également le paysage et la géologie du site, augmentant ainsi la lisibilité de l’espace.
Deux démarches photographiques ont accompagné cette construction. Eric Penot a réalisé un reportage photographique du chantier avec, en sujet principal, les ouvriers, bâtisseurs anonymes. Pierre Plattier, photographe d’architecture, a, pour sa part, travaillé avec la couleur sur l’esthétisme du bâtiment achevé et sur celui de son aménagement intérieur.
En tout état de cause, l’architecture de la BDP est un mode d’expression de la modernité culturelle. La bibliothèque est devenue le lieu culturel symbolique du territoire. Sa localisation dans un site remarquable est très liée à cet enjeu.
En effet, en partant du principe que la forme « entrepôt » et/ou la localisation en zone industrielle sont incompatibles avec la mission de l’édifice de participer à l’image de marque d’un service culturel et innovant, il était indispensable que la bibliothèque soit très bien localisée.
La localisation de l’édifice dans un site exceptionnel est le fruit d’une volonté tenace et celui d’un engagement – y compris financier – du conseil général, qui a assumé le surcoût.
Pour l’ensemble des acteurs, des partenaires et, au-delà, de la population, l’architecture d’un bâtiment public culturel a vocation à symboliser les fonctions que remplit le service qui l’habite. La BDP devait donc être perçue sans ambiguïté comme un édifice public au sens noble, c’est-à-dire relevant d’un pouvoir politique et représentant un service public.
Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il abrite une activité culturelle qui relève d’une conception politique particulière ne limitant pas le service public aux services de première nécessité. Le bâtiment se devait d’être alors d’une qualité architecturale irréprochable, image d’un service public conçu sur la même exigence.
En fait, ce qui est important, ce n’est pas l’architecture pour l’architecture, pas plus que n’est importante l’image pour elle-même, mais le fait qu’elle soit utilisée – par la presse notamment – pour réaliser la médiation avec l’espace public. La BDP de l’Ardèche se sert de l’impact de l’architecture sur les médias, des médias sur le politique, du politique sur l’espace public pour obtenir la reconnaissance interne et externe, les moyens de sa politique.
Ancrer la bibliothèque dans son contexte
Le bâtiment a réellement fait l’objet de tout un processus d’appropriation publique dont on pourrait tracer les cercles, des élus jusqu’aux bénévoles en passant par le voisinage. Quelques exemples illustreront cette volonté d’ancrer la bibliothèque dans son contexte.
La remise des diplômes de la formation ABF fait l’objet en Ardèche d’une cérémonie à la fois solennelle et conviviale (les deux ne sont pas totalement antinomiques) durant laquelle les bénévoles récipiendaires viennent recevoir, accompagné(e)s de leur maire et de leur conseiller général, leur diplôme dans les locaux de la BDP. Le parrain ou la marraine de la promotion, un écrivain de renom, leur remet alors un de ses livres en cadeau, mais également les deux reportages photographiques réalisés sur cette aventure architecturale.
Pour cette cérémonie, qui a, par l’impact de la presse, un certain écho et légitime les bénévoles dans leur rôle d’agents de développement culturel, la construction de la BDP n’est pas seulement un cadre, un décor, mais sa qualité architecturale est au cœur même du dispositif de communication et d’appropriation.
Il en va de même pour la visite obligatoire des nouveaux responsables de relais accompagné(e)s du maire de leur commune, qui précède toute nouvelle ouverture de bibliothèque dans le réseau. Plus que d’une visite technique, il s’agit vraiment d’une démarche d’appropriation par les uns et les autres de la « tête de réseau » qui, par sa qualité, place la barre haut et valorise le travail des bénévoles.
Dans le cadre du plan formation du conseil général, la visite organisée sur une journée de l’ensemble des fonctionnaires de la collectivité témoigne également de l’intégration de la bibliothèque et traduit la bonne perception qu’ont les administratifs de la place qu’elle occupe dans l’ensemble des services départementaux. On pourrait mentionner aussi les visites de tous les nouveaux instituteurs de l’Institut universitaire de formation des maîtres, etc.
L’appropriation va au-delà des partenaires du réseau et concerne également les voisins directs du service. La bibliothèque étant implantée en zone résidentielle, une cérémonie spécifique d’inauguration a eu lieu pour le voisinage qui, pendant quelque temps, a même fait visiter le bâtiment à des amis ou des membres de la famille absents lors de ladite cérémonie !
Les habitants de la commune investissent encore une ou deux fois par an le bâtiment, dont le garage modulable se transforme rapidement en salle de spectacle où les compagnies résidant en Ardèche donnent de petits spectacles.
L’inscription, pour la BDP de l’Ardèche, au palmarès 1990 du prix « Architectures et lieux de travail » des deux architectes, a généré un intérêt de la presse nationale et spécialisée (Le Monde, Le Moniteur, Architecture actualité, Techniques et architecture, etc.), ce qui a assis un peu plus la légitimité du service.
De nouveaux bibliobus
L’impact sur l’image de marque de la BDP de celle de l’édifice aurait pu s’atténuer au fil des années. Nous l’avons prolongé par une nouvelle génération de bibliobus conçus à notre initiative, inscrite dans le droit fil de la philosophie du bâtiment de Veyras, lumière, transparence, rigueur, etc.
Il s’agit de bibliobus avec cabine intégrée à la caisse dont les parois latérales ne sont plus tôlées, mais vitrées.
En conséquence, les rayonnages qui, d’ordinaire, sont sur les côtés et transforment un peu le véhicule en couloir, sont regroupés en un double face central, autour duquel le public circule avec un sentiment géographique plus proche de la déambulation dans une véritable bibliothèque ou librairie ouverte sur le paysage ardéchois.
Le bâtiment de la BDP de l’Ardèche, par son architecture, par la modernité à laquelle il renvoie, a joué, joue et, nous le pensons, jouera encore longtemps un rôle structurant pour l’assise du service de lecture publique dans son territoire.
Juin 1996