La maison du livre, de l'image et du son de Villeurbanne
Que sont nos chefs-d'oeuvre devenus ?
Jean-François Carrez-Corral
Créée dans le cadre des grands travaux du président de la République, conçue par Mario Botta, la Maison du livre, de l'image et du son de Villeurbanne résiste-t-elle à l'épreuve du temps ? Les auteurs répondent positivement : depuis sa création, le bâtiment, malgré sa dimension d'oeuvre monumentale, a su s'adapter avec une remarquable souplesse à tous les réaménagements. En outre, l'architecture a entraîné une exigence de qualité et plus-value médiatique importantes dont les effets permettent à l'équipement de rayonner au-delà des limites de la ville, de la région et même de l'hexagone.
Created within the context of the grands travaux of the president of the Republic, conceived by Mario Botta, does the Maison du livre, de l'image et du son in Villeurbanne stand the test of time ? The authors answer positively : since its creation, in spite of its dimension of monumental work, the building has adapted itself with a remarkable flexibility to all the space reorganizations. Moreover, the architecture has led to a requirement of quality and to an important mediatic increase in value ; their effects allow the institution to shine forth beyond the limits of the town, the region and even the country.
Das sogenannte Buch-, Bild- und Tonhaus wurde im Rahmen der großen Werke des Staatschefs erbaut und von Mario Botta ausgedacht. Ist das Gebäude fähig, der Abnutzung auf die Dauer zu widerstehen? Die Verfasser antworten bejahend: trotz seines Denkmalausmaßes konnte sich das Gebäude seit seiner Öffnung allen neuen Ausstattungen mit einer bemerkenswerten Wendigkeit anpassen. Außerdem hat die Architektur einen wichtigen Qualitätsanspruch er- stehen lassen und einen mediengemäßen Wertzuwachs, deren Ergebnisse der Anstalt erlauben, über der Stadt hinaus in der ganzen Region und sogar außer Frankreich auszustrahlen.
Lorsque Mario Botta, attablé devant un plat d’huîtres, déclare : « Je n’arrive pas à manger les choses dont je ne comprends pas où est la tête et où est la queue ! », il ne croit pas si bien dire. Il livre sans doute une part de vérité.
Derrière la chaleur, la faconde et la séduction toute latine qui le caractérisent, se révèle un homme d’ordre, un architecte qui situe son œuvre – en l’occurrence, la Maison du livre, de l’image et du son (MLIS) – dans la continuité historique d’une ville, avec un avant et un après, un passé et un futur, un sens, une tête et une queue en quelque sorte.
On pourrait lire dans cette volonté une manière d’effacement de l’œuvre. Il n’en est rien. Elle est ambitieuse, parce qu’inscrite dans la continuité du tissu urbain. Placée dans un alignement parfait, la MLIS ne se dérobe au regard de l’automobiliste ou du piéton que pour mieux s’imposer, se révéler soudain, dans un surgissement, avec la force de l’inattendu, et, il faut bien le dire, avec une certaine majesté.
Décrite par la presse à sa création en 1988 comme « une cathédrale de la culture », la MLIS n’a pas eu besoin de cloches pour battre le rappel des fidèles. Six mois après son ouverture, elle atteignait des chiffres de fréquentation records, multipliant presque par deux le nombre des inscrits de l’ancienne bibliothèque. Voulue par Charles Hernu et fortement soutenue par l’adjoint à la culture Jean-Paul Bret, elle s’est inscrite – rappelons-le – dans le cadre des grands travaux présidentiels.
Plus fondamentalement, elle est le produit de l’heureuse conjonction de deux planètes : celle des professionnels avertis et celle des politiques éclairés, une heureuse coïncidence qu’exprime à sa manière Mario Botta : « La collectivité a ressenti le besoin d’une qualité et pas seulement d’une quantité de surface ».
Le choix de l’architecte illustre une volonté politique clairement exprimée : faire de la bibliothèque de Villeurbanne un édifice monumental, hors norme, qui manifeste un refus du prêt-à-porter architectural, une conscience que la ville se bâtit chaque jour et qu’un équipement collectif se doit d’être un signal fort 1, dont la dimension est donc d’abord éthique avant d’être esthétique.
Huit ans après, qu’en reste-t-il ?
Jean-Marc Reiser, dont Mario Botta disait qu’« il était une des rares personnes non architectes qui comprenait que l’architecture est le reflet de l’histoire sociale » 2, est l’auteur d’un dessin qui met en scène son personnage favori, « le gros dégueulasse », hilare, les bras levés au ciel, et déclarant : « Vive Mario Botta, on en reparlera dans 1 000 ans ».
Alors qu’il n’est pas rare de constater que nombre d’équipements publics ont mal passé l’épreuve du temps, on peut avancer qu’en huit ans, la MLIS n’a guère pris de rides. Il faut dire qu’elle est l’objet de soins attentifs. Au-delà de l’entretien régulier assuré par les services techniques de la ville, une sorte de « veille permanente » s’est instaurée, intégrée dans les pratiques professionnelles, qui signale ici une espagnolette bloquée ou une chaise Quinta cassée, là un affichage « sauvage », ou un choix de signalétique douteux. Comme si, conscient et fier d’exercer son activité dans un site extraordinaire, le personnel prêtait une attention particulière à la préservation de l’œuvre.
Ce souci de ne pas laisser les lignes et les espaces du bâtiment disparaître, par inattention ou négligence, au profit d’une « fonctionnalité » de circonstance (entreposage incontrôlé de cartons ou documents en certains endroits), d’un culte de la plante verte envahissant les volumes ou d’une esthétique en contradiction avec celle du lieu (dans le choix du mobilier par exemple), est un signe distinctif de la MLIS.
Ces contraintes – l’interdiction des plantes vertes par exemple – font parfois sourire. L’absence d’affiches « scotchées » sur les colonnes, en particulier dans la section jeunesse, conduit certains à trouver au lieu une sorte de « froideur » que semble démentir la « prise de possession » de l’espace par les enfants et leurs parents.
Pureté des lignes et froideur ne sont pas synonymes. Et le bâtiment s’accommoderait mal d’une prolifération tous azimuts de plantes vertes ou d’affiches qui briserait les perspectives, brouillerait le sens de l’œuvre et, à n’en pas douter, retrancherait plus qu’elle n’ajouterait. Il en va de même pour le mobilier : les pièces créées par Mario Botta (tables, chaises Quinta et Latonda) dictent l’acquisition d’une ligne de mobilier que l’on ne peut se permettre de dépareiller sans faute de goût.
Ces contraintes sont autant de garde-fous qui préservent l’œuvre d’une dénaturation progressive, rampante, insidieuse. Tout abandon conduirait à un détournement ou au vieillissement prématuré de l’équipement.
Veille architecturale
Il est vrai que le patrimoine s’entretient et se protège contre l’usure du temps et le dommage des hommes. A cette fin, un guetteur particulièrement qualifié, Marc Givry, architecte qui collabore étroitement avec Mario Botta, veille au respect de l’intégrité de l’œuvre : aucun espace ne peut subir de modification sans son agrément.
Les intérieurs sont plus évolutifs qu’on aurait pu le penser de prime abord. L’espace prévu à l’origine pour accueillir une librairie est devenu un lieu d’exposition permanent consacré au design contemporain et aux arts graphiques. Demain, il évoluera peut-être en espace multimédia. Ce qui hier faisait office de réserves tient lieu aujourd’hui de bureaux consacrés au travail interne.
A l’usage, l’architecture de la MLIS s’est révélée d’une souplesse qu’on ne lui aurait pas soupçonnée. Cette veille architecturale, très professionnelle, ne se conçoit donc pas uniquement dans une démarche de pure conservation de l’œuvre, mais aussi dans une perspective dynamique qui inclut les nécessaires et prévisibles évolutions, les nouveaux programmes fixés par les bibliothécaires 3. Guetteur donc, mais pas de « la banquette arrière », « guetteur de ce qui s’annonce » 4.
De toute évidence, l’architecture pèse ou plutôt imprègne très fortement les pratiques professionnelles. Plus qu’en d’autres lieux peut-être, le bâtiment implique l’observance de contraintes sans lesquelles il perdrait son identité. Le logotype créé par le graphiste Ruedi Baur, le choix du papier servant de support aux documents imprimés, le design des catalogues, tous les documents ou presque reprennent l’alternance de bandes blanches et ivoire, qui renvoie à la façade de la maison, à son identité architecturale.
Des créations originales
Cette présence de l’architecture est perceptible jusque dans la programmation culturelle et le degré d’exigence des expositions produites ou coproduites : jusqu’à fin 1995, toutes les expositions ont été des créations. Comme si au contenant devait répondre un contenu d’un niveau équivalent. La notion d’animation est devenue impropre à qualifier l’activité culturelle de la MLIS.
A l’appui de ces prétentions, la volonté municipale est intervenue sans ambiguïté jusqu’en 1985 par l’octroi d’un budget consacré à l’action culturelle, d’un montant de deux millions et demi de francs, hors frais de personnel.
Les trois cinquièmes de cette somme ont été attribués à l’espace Design pour la création d’expositions originales (Pfund, Frutiger, Widner…), dont certaines circulent encore à l’étranger. Le reste a permis aux secteurs d’activités bibliothéconomiques de créer des expositions (Di Rosa, Komagata, Nicole Claveloux) 5, de monter des concerts (Bill Dixon, Steve Lacy, Noël Akchoté, Fred Frith, Louis Sclavis), d’inviter des écrivains, des cinéastes, et des artistes.
L’espace Design et l’artothèque située sous le puits de lumière, épine dorsale et élément spatial clef de la maison, se sont inscrits dans une logique de développement induite par la qualité architecturale, logique qui tend ou tendait jusqu’à fin 1995 à faire de cet équipement quelque chose de plus qu’une médiathèque : un centre d’art contemporain et une référence nationale, voire internationale en matière de design, qu’il soit graphique ou industriel.
A n’en pas douter, l’originalité de la MLIS est à mettre au crédit de son architecture (un espace Design aurait-il seulement pu voir le jour dans une « simple » médiathèque ?) et à la volonté de l’ancien adjoint à la culture, Jean-Paul Bret. Plus curieux encore, la MLIS devient son propre objet de réflexion artistique.
Coup sur coup, deux expositions d’art contemporain, l’une, Seuil, signée Bernadette Tintaud, l’autre, Walking Tour, signée Suzanne Stöwäse et Sylvie Ungauer, ont pris comme « motif » ou prétexte les espaces intérieurs de la maison.
L’exposition Walking Tour, partie prenante d’une opération de plus vaste envergure intitulée Expédition Europa, a invité les lecteurs à chausser des « sur-chaussures » orange et à reporter, en fin de parcours, leur itinéraire sur des transparents. Ceux-ci, superposés, ont donné une sorte d’électroencéphalogramme faisant apparaître « l’image de l’utilisation collective de l’espace de la médiathèque ».
D’autres artistes, Victor Urzua ou Jean-Pierre Marcheschi, ont créé des œuvres in situ épousant les formes du bâtiment, la courbe de la rotonde pour l’un, la verticalité du puits de lumière pour l’autre.
Inspiration et attraction
Le lieu inspire, c’est une évidence. J’ai souvenir d’une discussion au printemps 1993 avec François Schuiten et Benoît Peters 6, de passage à la MLIS, au cours de laquelle les projets les plus fantastiques d’aménagement et détournement des espaces avaient fusé.
Le lieu attire. Les visiteurs bien sûr : par milliers, chaque année, la maison accueille des architectes français et étrangers, des élèves des écoles d’architecture, des bibliothécaires, des élus, des délégations d’institutions culturelles étrangères.
L’architecture ajoute aux activités de la MLIS une plus-value médiatique considérable, non seulement dans la presse locale, mais aussi dans la presse nationale, notamment dans la presse spécialisée dans les domaines du graphisme, de l’architecture et de l’art contemporain. Une étude récente rédigée par des étudiants de l’ENSSIB portant sur l’impact médiatique de la MLIS de 1992 à 1994 7 souligne l’inhabituelle couverture de presse, ce dont peu de médiathèques peuvent se prévaloir.
Les retombées professionnelles de cette audience ne sont pas à négliger. Lorsque le quotidien Le Monde s’est mis en quête d’un lieu pour inaugurer, en première nationale, l’exposition consacrée à son cinquantenaire, c’est la MLIS de Villeurbanne qui a été choisie. Comment douter du rôle décisif de l’architecture dans ce choix ? Lorsqu’Air France sponsorise l’exposition du designer japonais Katsumi Komagata, ou lorsque Infogrames Entertainment, éditeur de CD-Rom et promoteur du réseau multimédia en ligne Infonie, rival de Compuserve et American On Line, envisage un partenariat avec la MLIS, n’est-ce pas fondamentalement l’architecture qui a permis cette notoriété ?
A ceux qui, à l’origine du projet de Mario Botta, parlaient de « folie des grandeurs », la MLIS oppose ses huit années de fonctionnement et une présence tout à fait singulière dans le paysage des bibliothèques françaises. Le temps semble donner raison à celles et ceux qui ont fait le choix du projet de Mario Botta.
« Dans l’œuvre architecturale, disait-il, il n’y a jamais d’interventions. Il y a toujours continuité. Chaque projet est le fils du précédent. Dans ce sens, il n’est pas étonnant qu’on retrouve dans la Maison du livre, de l’image et du son, un langage et une certaine manière de voir l’espace que j’ai déjà maîtrisés en certaines occasions (…). Chacun de nous est un architecte, il devient architecte à travers le travail des autres. Nulle part comme en architecture il n’y a le problème de la continuité (…). La bibliothèque, c’est une enveloppe qui doit contenir une mémoire culturelle, apporter aux générations quelque chose dont on a hérité. L’architecture se prête bien à cette fonction d’être comme un abri d’une valeur qui ne vous appartient pas, mais qui appartient à l’humanité entière. En ce sens, le puits de lumière est le signe physique, spatial de cette volonté (…). L’architecture a sa vocation dans la durée. L’architecture est toujours un reflet de la société. L’architecte n’est qu’un instrument. Le vrai client de l’architecture, c’est l’histoire ».
Une phrase à rapprocher de celle de Victor Hugo : « Le temps est l’architecte, l’homme est le maçon » 8.
Mai 1996