Les prémisses du Mundaneum
cent ans de l'Office international de bibliographie, 1895-1995
Qui, parmi les amateurs de bibliographie et de classification, ne connaît les noms de Paul Otlet et Henri La Fontaine, tout en regrettant de ne pas en savoir plus ? Voici un ouvrage commémoratif qui révèle des aspects peu connus de l'oeuvre de ces deux pionniers, et qui comblera bibliothécaires et documentalistes, d'autant plus qu'on n'a pas affaire ici à un panégyrique et qu'une part importante est faite à la critique.
La création en 1895 de l'Office international de bibliographie fut l'oeuvre première d'Otlet et La Fontaine, à partir de quoi tout commence. Son objet était de réaliser le répertoire bibliographique universel, recensant les notices bibliographiques de tous les temps et de tous les pays.
Ce répertoire, qui adopta la fiche normalisée de 12,5 sur 7,5 cm, n'allait pas tarder à représenter dès 1910 quelque sept millions de fiches, classées en particulier selon les principes de la classification décimale universelle (CDU).
Une oeuvre vivante
C'est en effet la CDU qui reste aujourd'hui leur principale oeuvre vivante, véritable clef de l'accès au document. Car, si la totalité du savoir nous est interdite, le problème n'est pas tant de posséder la connaissance que d'y accéder, pensaient-ils avec justesse. C'est toute la problématique de la « documentologie » 1, cette discipline qui étudie les propriétés des documents, leurs flux et les moyens d'en traiter le contenu en vue d'une accessibilité optimale.
Depuis la création de ce concept en 1934, les choses ont bien changé. On est passé des supports traditionnels (objets concrets) au support électronique ou virtuel, de la gestion manuelle des documents à leur gestion électronique, d'un accès limité aux autoroutes de l'information.
De ce fait, du concept de bibliothèque universelle, à l'origine de la création de la CDU et du Mundaneum (destiné à lui servir d'écrin), on est passé à celui de bibliothèque virtuelle. Cette dernière, dont on voit les prémisses aujourd'hui, sera un centre nerveux d'informations, servant rapidement des utilisateurs qu'on ne voit plus, et nécessitera des bibliothécaires spécialistes de l'information, compétents en techniques informationnelles et capables de valider l'information proposée.
Otlet, visionnaire, avait pressenti cette évolution, sans soupçonner pourtant, dans son idéalisme utopique, que l'information deviendrait un produit commercial soumis aux impératifs économiques. Par ailleurs, la bibliothèque virtuelle n'a plus besoin de la CDU, qui ne peut lutter contre la suprématie de la classification de Dewey, plus implantée dans le pays qui domine le marché de l'information, les états-Unis. Ainsi, par une certaine ironie du sort, la CDU célèbre à la fois son centenaire et « sa lente agonie ».
Le Mundaneum
Mais, si la bibliographie et la classification permirent à Otlet et La Fontaine de concrétiser leur vision internationale des événements et des idées, leur oeuvre se matérialisa aussi, dès 1920, par le Palais mondial ou Mundaneum, centre scientifique, documentaire, éducatif et social qui réalise d'une manière pratique l'organisation du travail intellectuel, telle que ces deux visionnaires la concevaient.
Le Mundaneum, prévu dès avant la Première Guerre mondiale (qui nia de façon absolue toutes les valeurs qu'il véhiculait), mais dont les riches heures se situent entre 1920 et 1930, est le résultat de la conjonction entre l'esprit encyclopédique, l'optimisme progressiste, l'humanisme pacifiste et l'universalisme positiviste triomphant. Il s'agissait d'opposer « victorieusement aux horreurs et aux confusions de la crise, de la guerre et de la révolution l'idéal et le bien de la prospérité, de la paix, de la justice et de l'ascension des hommes vers une plus haute destinée » 2
Le Palais mondial fut conçu comme une superstructure centralisée capable de conserver le savoir universel, de le traiter et de le diffuser à travers le monde. Mais, mal soutenu par les gouvernements belges successifs, mal compris ailleurs, délogé à plusieurs reprises, il était condamné d'avance : l'idée chère à Otlet d'une « synthèse définitive du savoir » s'est rapidement heurtée à l'éclosion d'une tendance opposée, celle de la multiplication de la documentation spécialisée.
Par ailleurs, le Mundaneum visait un objectif plus vaste : donner naissance à une ère nouvelle, à une civilisation mondiale et supérieure, rendre le monde meilleur. Il se voulait préfiguration de la « cité mondiale », autre utopie de Paul Otlet, qui réussit à y intéresser des architectes comme Le Corbusier et Jeanneret. Bien entendu, la « cité mondiale » ne vit jamais le jour : les horreurs de la Première Guerre mondiale, les crises politiques, économiques et morales qui suivirent, les tribulations de la Société des nations battirent en brèche ce projet chimérique.
Il reste aujourd'hui au Mundaneum, à défaut d'être la « synthèse définitive du savoir », des collections extrêmement riches et qui attirent les chercheurs, notamment sur la presse du XVIIe au XIXe siècle, sur le pacifisme et le féminisme du XIXe au début du XXe siècle (dons d'Henri La Fontaine), ainsi que sur le mouvement anarchiste (dons de Walter Théodore Glineur et de Hem Day).
Un bel hommage
L'oeuvre d'Otlet et La Fontaine méritait bien ce magnifique volume d'hommage, même si l'évolution des techniques et du monde des bibliothèques a rendu un peu caduques certaines de leurs idées et de leurs réalisations.
Les différentes contributions réunies ici apportent une information très riche 3 sur ce courant d'utopisme et de pacifisme mondialiste « bourgeois » fin de siècle un peu naïf, dont la Première Guerre mondiale a involontairement sonné le glas. Le chercheur en sciences de l'information, l'historien, le bibliographe, le classificateur trouveront ici une incitation à des recherches complémentaires, et pourquoi pas, à rendre visite au Mundaneum. On soulignera la magnifique présentation de l'ouvrage et la richesse de l'illustration.