Le client, la mouffette et le bibliothécaire

Pierre-Jacques Lamblin

Du 15 au 22 septembre 1995, dix-huit directeurs, membres du personnel et formateurs des centres régionaux de formation aux carrières de bibliothèques ont effectué un voyage d’études au Canada, dans la province de Québec.

La qualité des formations bibliothéconomiques et des bibliothèques québécoises est depuis longtemps soulignée dans notre littérature professionnelle. Nous partions donc avec un évident préjugé favorable, dans le but d’étudier le dispositif québécois de formation des personnels des bibliothèques et de visiter des bibliothèques à propos desquelles on pensait – et l’on ne fut pas déçu – que les principes qui présidaient à la formation des médiateurs y trouvaient application.

La chaleur de l’accueil de nos collègues et amis québécois, ajoutée aux effets d’un « été indien » radieux, a conforté à nos yeux l’exemplarité de ce que nous avons vu et entendu, sans toutefois nous ôter tout esprit critique quant à l’évaluation de ce que nos conditions politiques, sociales et culturelles rendent difficilement transposable chez nous.

Formation

Vous avez 300 dollars à dépenser sur un sujet... Cette phrase, exemple d’exercice de bibliographie au Collège d’enseignement général et professionnel François-Xavier Garneau, à Québec, résume assez bien le pragmatisme et l’efficacité de la formation des techniciens de documentation.

Équivalant à notre niveau « technico-professionnel » bac + 2, cette formation a comme débouchés les bibliothèques d’université ou de lecture publique et les entreprises. Les collèges canadiens assurent en trois ans une formation de passage entre le secondaire et l’équivalent du 2e cycle universitaire français. Nous nous sommes demandé s’il y avait quelque chose qu’on n’enseignait pas aux étudiants, tant le contenu des vingt-huit « cours » destinés à donner les compétences requises est dense. Les étudiants apprennent même à fabriquer des livres et à les réparer !

Est-il utile de préciser que les étudiants, futurs techniciens de documentation, de même que leurs camarades du secteur général et du secteur professionnel ont à leur disposition un Centre des médias-bibliothèque entièrement informatisé, qui contient plus de 60 000 volumes, 6 200 documents audiovisuels et logiciels, une salle de microfilms et de CD-Rom ?

La même densité pédagogique se retrouve à l’EBSI (École de bibliothéconomie et des sciences de l’information), à l’université de Montréal et à la GSLIS (Graduate School of Library and Information Studies), son équivalent anglophone de l’université McGill, elle aussi à Montréal.

Il s’agit ici de former, en deux ans, à la maîtrise en bibliothéconomie et sciences de l’information : cinquante-six cours à l’EBSI, quarante-trois à la GSLIS, notions fondamentales en première année, spécialisation en deuxième année, dont l’archivistique à l’EBSI. Il semble que la formation anglophone accorde plus d’importance aux services spécialisés, l’EBSI (penchant latin ?) donnant plus de place que son homologue à la théorie et à la recherche en bibliothéconomie.

Outre les débouchés traditionnels, très peu nombreux en lecture publique, les diplômés des deux écoles se dirigent de plus en plus vers les professions de « bibliothécaires spécialisés », de « bibliothécaires d’entreprises » ou corporate librarians, dans l’entreprise privée. Les Canadiens semblent ignorer les distinctions byzantines entre bibliothécaires et documentalistes, tant les sciences de l’information, la documentation spécialisée et la recherche sur supports informatisés font depuis longtemps partie des prestations des bibliothèques-centres de documentation et des formations de leurs personnels.

Il reste que la compacité d’une formation à dominance polyvalente, qui réunit en deux ans bibliothéconomie et « sciences de l’information » (information studies), est telle qu’il y a un problème d’adaptation aux nouveaux marchés de l’information et à l’information dans l’entreprise. Ces derniers nécessitent davantage des concepteurs de services nouveaux que des « bibliothéconomes » ou des virtuoses de l’interrogation de bases et banques de données.

En amont de la formation, se pose le problème des « prérequis » en informatique-bureautique et en programmation. Les étudiants devraient avoir un savoir et un savoir-faire préalables dans ces domaines, qu’ils sont loin de posséder tous. Il est vrai que, mises en regard de nos réalités nationales, ces objections font rêver... On ne prête qu’aux riches.

Il y a une mouffette sous ma remise

Les mots « clients » et « services à la clientèle » ont alerté nos oreilles de fonctionnaires, à propos de services qui pouvaient même être gratuits ! Il ne s’agit pas ici d’un simple tic de langage nord-américain. Les usagers des bibliothèques canadiennes paient un grand nombre de services pour un coût modique et il resterait à prouver qu’ils paient plus cher, par leurs impôts et directement, ce que notre gratuité nous fait payer par nos impôts locaux et nationaux et par de multiples et souvent obscurs paiements accessoires. Constatons simplement qu’on paie là-bas très officiellement ce que nous payons de plus en plus souvent dans le cadre d’un abandon progressif de la gratuité, qui avance masqué.

Les centres régionaux de lecture publique (ex-bibliothèques centrales de prêt) sont des « incorporées », c’est-à-dire des entreprises privées. Les CRSBP (Centre régional de services aux bibliothèques publiques) s’autofinancent grâce à des subventions gouvernementales et par le paiement des services fournis aux collectivités locales (paroisses et communes) : prêt de documents aux bibliothèques, location d’expositions, animation, conseil et conception de plans de locaux et d’aménagement mobilier et rôle d’intermédiaire pour l’achat de matériel informatique et de logiciels de gestion de bibliothèques. Les deux directeurs de CRSBP rencontrés (Montérégie et Québec-Chaudière-Appalaches) sont des chefs d’entreprises qui recrutent eux-mêmes leur personnel et négocient les conventions collectives avec les syndicats.

Nous sommes là à des années-lumière des BCP (bibliothèques centrales de prêt) françaises, d’autant plus que les bibliobus ont disparu : c’est un transporteur privé qui passe régulièrement prendre les cartons de livres et autres documents destinés aux bibliothèques-dépositaires. Dès signature de la convention entre le CRSBP et sa commune (avec paiement par celle-ci au prorata de la population desservie), le bibliothécaire local et bénévole a intérêt à se montrer à la hauteur. Il sera formé, conseillé, aidé, et pourra faire ses réservations par courrier électronique, adressé notamment au CRSBP de Montérégie qui est le plus informatisé.

Le tout un chacun, en proie à une énigme documentaire et bibliographique, peut aussi interroger le service Info-Biblio de cette bibliothèque par téléphone, fax ou Internet. Si une mouffette (petit animal très malodorant analogue au putois) a élu domicile sous votre remise, comment allez-vous vous en débarrasser ? Réponse d’Info-Biblio, après consultation de spécialistes : « Essayez les boules à mites ». Aucune question n’est de nature à déstabiliser la sérénité de la responsable du service, qui facturera au demandeur les coûts techniques : photocopie de documents, télécopie, emprunt de documents extérieurs aux fonds du réseau constitué par le CRSBP et ses bibliothèques-relais, etc.

Souriez, nous vous avons à l’œil

Les bibliothèques universitaires et de lecture publique dont nous avons rencontré les directeurs et chefs de services ont des points communs.

La formation de leur personnel y est souvent d’un même haut niveau, mais un bibliothécaire passe rarement (et difficilement à ce qu’il semble) d’une catégorie d’établissement à l’autre. L’« empilage » des services – y compris dans le sens le plus physique de la multiplication des salles, niveaux, étages et locaux spécialisés – y est impressionnant. Les services de référence, d’accès à l’information automatisée (CD-Rom en réseaux, catalogues) et la facilité d’accès des préposés à l’information du public, mettent en valeur une fonction de service d’information aussi importante que celle de fourniture des documents primaires proprement dite. Le libre accès généralisé aux collections est une pratique dont l’ancienneté est évidente.

Il y a dans ces bibliothèques une simplicité de bon aloi et un aspect « informel » des relations qui ne nuisent en rien, bien au contraire, à l’efficacité et à la qualité des prestations. En témoignent les panneaux « Souriez, nous vous avons à l’œil » vus à la bibliothèque de l’université Laval sous les caméras de surveillance placées à l’entrée. L’humour est ici la contrepartie naturelle d’une large acceptation par la population universitaire des contraintes de sécurité des collections. Ce mode de relations avec le public a indiscutablement des aspects commerciaux et une logique de consommation semble se substituer à celle de l’usage d’un service public. Peut-être... mais pour quatre dollars, l’usager de la bibliothèque Gabrielle Roy peut emprunter deux œuvres d’art, faire une heure de traitement de textes ou emprunter un de ces best-sellers que tout le monde demande en même temps. Quant à l’étudiant, s’il paie de 1 700 à 3 000 dollars par an l’inscription à l’université (il y a des bourses, des facilités de paiement, des prêts, etc.), cela lui donne accès à des bibliothèques qui relèvent de la futurologie pour ses homologues français.

Des bibliothèques belles et agréables à l’usage

Le Québec est un pays original et attachant où le pragmatisme nord-américain s’exprime en français. Les bibliothèques sont belles et agréables à l’usage, alors qu’à l’évidence, on n’a pas fait passer prioritairement la recherche esthétique avant l’adaptation fonctionnelle. Le perfectionnisme des formations et des prestations de service public nous a séduits ; la fonction de conseil et de formation des agents des bibliothèques est remarquablement développée. En témoignent les « conseillers spécialisés » qui, à la bibliothèque de l’université Laval, occupent une fonction-charnière entre les enseignants et les bibliothécaires, en assurant à la fois la formation bibliographique des usagers et le développement des collections dans leur domaine scientifique et technique de compétence.

La formation des médiateurs est une activité de plein exercice des universités qui s’y consacrent, ce en quoi nous avons encore de gros progrès à faire, en prenant garde à l’inadaptation de modèles que l’on chercherait simplement à copier. Un dynamique directeur de CRSBP faisait observer que les bibliothécaires doivent faire attention aux dérives d’absconses recherches théorisantes (les sciences de l’information ne tiennent-elles pas quelquefois de la nébuleuse ?) et qu’ils doivent avant tout chercher à être de bons concepteurs et animateurs de services. Bien vu... non ?