Les journées Jacques Cartier sur les autoroutes de l'information
Odile Riondet
Les 6, 7 et 8 décembre 1995, les rencontres Jacques Cartier rassemblaient à Lyon de nombreux intervenants originaires du Québec, mais aussi d’Europe – France, Belgique, Suisse, et Luxembourg. Un des thèmes abordés était les autoroutes de l’information, au travers de multiples interrogations. Quels services les Québécois prévoient-ils ? Où en est la France dans la déréglementation ? Quels sont les enjeux démocratiques des nouvelles technologies ? La francophonie a-t-elle ses chances ? Et surtout, comment le droit évolue-t-il dans ce domaine ?
Des projets commerciaux
Parler des autoroutes de l’information n’est pas s’intéresser obligatoirement aux bibliothèques et aux bases de données. Les Québécois nourrissent des projets d’audiovisuel interactif payants – téléachat, vidéo à la demande, banque à domicile –, ou prévoient la mise à disposition gratuite d’informations gouvernementales. Dans cette logique, on parle moins d’usagers que de consommateurs, et les questions de droit évoquées intègrent le droit commercial – le problème de la preuve dans le commerce électronique –, et la protection de la vie privée – les recoupements possibles de fichiers.
L’éthique spontanée des pratiquants du net, ou Netiquette * peut-elle suffire face à l’augmentation des services, à leur diversification (messageries, services commerciaux) ? Le droit doit-il avant tout entériner les pratiques ou les encadrer ?
Dans le commerce, le droit intervient toujours en aval, c’est-à-dire pour confirmer une réglementation informelle. Serge Parisien, professeur au Centre de recherche en droit public de l’université de Montréal, s’est demandé si l’exclusion d’un milieu d’affaires n’est pas la plus grave des sanctions, avant même toute sanction juridique. La tradition anglosaxonne privilégie le droit non écrit, le droit coutumier. C’est vrai en matière de commerce, et aussi pour le droit de la propriété intellectuelle. Un rapport américain préconise d’ailleurs l’abolition pure et simple du droit d’auteur.
Le droit d’auteur
Le droit d’auteur relève à la fois du droit de la personne – droit moral –, et du droit de la propriété – droit patrimonial. Dans ce domaine, Internet bouleverse-t-il beaucoup les habitudes ? La réponse est positive pour certains : le droit classique implique espace et temps. Et avec les autoroutes de l’information, l’espace comme le temps sont bouleversés. Mais ce n’est pas l’avis de tous.
Un réseau est bien situé quelque part. Il est technique ; les éventuels délits sont commis dans des lieux d’implantation, avec des raccordements, des machines. Pour Pierre Trudel, professeur au Centre de recherche en droit public de l’université de Montréal, une surveillance n’est-elle pas toujours exercée, même chez les plus libéraux ? Quel État ne contrôle pas l’implantation des réseaux sur son territoire ? L’objet de la propriété intellectuelle, pour sa part, a toujours été immatériel. On ne peut que verrouiller les supports.
Deux prises de position sont possibles : selon la convention de Berne, l’auteur a droit à la protection du pays de transmission, même s’il n’est pas protégé dans le pays d’origine. Pour le moment, dans le cas des supports numériques, l’Union européenne a préféré – mais, est-ce bien approprié ? – s’aligner sur ce qui se passe en matière de diffusion par satellite : le droit applicable est celui du pays émetteur.
Sachant qu’avec Internet, un récepteur peut à son tour se transformer en émetteur, il vaudrait mieux, selon André Kéréver, conseiller d’Etat honoraire, appliquer le droit du pays de réception, car la récupération peut alors se faire sous forme de copies matérielles, donnant naissance à un acte d’exploitation illicite. Qui faut-il attaquer ? Sans doute pas les usagers. En revanche, pour François Dessemontel, professeur à la faculté de droit de l’université de Lausanne, la responsabilité des serveurs est en première ligne.
En tout cas, la Confédération de gestion collective des droits (Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs, ou CISAC) cherche à augmenter l’efficacité des échanges de données. L’objectif est vital. Les transactions interactives pourraient représenter 20 % du marché d’ici trois ou quatre ans et jusqu’à un tiers dans certains pays d’ici dix ans. Chaque œuvre pourrait être identifiée automatiquement.
Pour Daniel Gervais, secrétaire général adjoint du CISAC, les utilisations pourraient être repérées en temps réel, taxées en fonction de leur régularité, et verrouillées sur certains points (reproduction papier, répétition de la demande...). Il est assez logique de prévoir que, d’ici quelque temps, la majorité des informations et produits circulant sur Internet seront cryptés. Les partisans du droit d’auteur insistent alors sur la question du fondement du cryptage des informations. Le droit d’auteur est nécessaire pour justifier les barrières et les sanctions.
Les chances de la francophonie
Pour les francophones, la situation est préoccupante, car 90 % des informations circulant sur Internet sont en anglais. Vouloir changer cet état de fait revient à lutter contre une réalité élémentaire de marché : comment réduire le coût des produits francophones ? Par le simple jeu de l’inégalité numérique des populations concernées, la culture francophone sera laminée. Il faut impérativement réglementer l’offre. En matière culturelle, l’application de politiques protectionnistes dites frileuses, pour réglementer l’actionnariat étranger, favoriser la création et la diffusion de produits canadiens, exiger des quotas de contenus, est parfois nécessaire, explique Robert Pilon, vice-président de l’Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, à Montréal.
Cette préoccupation est apparue comme beaucoup plus forte que les doutes sur l’intérêt même des autoroutes de l’information pour la société, et les risques éventuels qu’elles pourraient engendrer. D’une même voix, les deux orateurs chargés de présenter les enjeux démocratiques l’ont affirmé : Internet offre de nouveaux lieux de discussion, la liberté de parole va sensiblement prendre de l’ampleur. C’est un service réellement universel et d’une simplicité enfantine. La preuve ? Des enfants de six ans s’y promènent à l’aise. Il suffit d’en démocratiser l’accès en l’offrant par exemple en bibliothèque. Proposition à laquelle souscrit Patrick Bazin, directeur de la bibliothèque municipale de Lyon. Le texte s’échappe du livre. Le livre lui-même n’est qu’une réponse possible à la demande d’information.
Dans la dernière heure, quelques voix interrogatives se sont élevées. Qu’est-ce au juste que cette société de l’information dont on parle ? S’y dirige-t-on vraiment ? Est-ce une révolution ou une simple évolution ? N’est-il pas dommage que les discours généraux qui la magnifient ne s’appuient sur aucune analyse d’usage ? s’est demandé Marc Ménard, de la Société québécoise de communication et de recherche en informatique de l’université du Québec, à Montréal. Les sciences humaines sont-elles pessimistes, comme reprochait alors à l’orateur un participant ? Manquent-elles d’imagination et de confiance dans l’avenir ? Ou ceux qui parlent des nouvelles technologies sans évoquer leurs éventuels exclus sont-ils trop optimistes ?
L’affrontement des thèses n’a pu que tourner court. Le colloque s’achevait. On n’a fait que constater le désaccord. Des travaux manquent encore sur les publics, sur les usages, sur la réalité de la réception de la technologie. L’histoire des autoroutes de l’information ne fait que commencer.