Le rôle social des bibliothèques en milieu urbain

Isabelle Masse

Le 5 février 1996, la section des bibliothèques publiques de l’Association des bibliothécaires français et la Bibliothèque publique d’information (BPI), organisaient une journée d’étude intitulée « Le rôle social des bibliothèques en milieu urbain ».

Le difficile contexte économique et social, l’évolution rapide de la société, touchent la plupart des secteurs professionnels, et les bibliothèques n’y échappent pas. Les relations avec des publics nouveaux, les demandes en formation continue, les problèmes particuliers posés par l’implantation d’annexes dans des quartiers défavorisés, par l’accueil des groupes d’adolescents... rendent souvent les conditions de travail délicates, matériellement et psychologiquement. Faut-il faire entrer ces nouvelles données dans les pratiques et les formations ? Les bibliothécaires déborderaient-ils de leur rôle que certains voient comme culturel avant tout ?

Point d’appui

Pour Bernard Lahire, sociologue à l’université Lumière-Lyon II, la bibliothèque joue un rôle dans des parcours scolaires réussis. Elle est un point d’appui dans les stratégies familiales éducatives, un moyen de faire entrer les enfants dans le monde des livres – que ces enfants viennent de milieux favorisés ou défavorisés, lecteurs ou non lecteurs –, de concrétiser un goût pour la lecture.

La bibliothèque a aussi un rôle de structuration pour certains chômeurs de longue durée qui, en s’y rendant, parviennent à maintenir certains liens sociaux, organisent leurs journées, se « redonnent le moral ».

Michèle Petit, anthropologue au CNRS, fait partie d’une équipe qui a engagé une recherche sur des jeunes issus de milieux peu favorisés ayant vu le cours de leur vie infléchi par la fréquentation d’une bibliothèque *. Leur nombre étant limité, la recherche a donc insisté sur la singularité, et non sur la représentativité. Pour ces jeunes, la lecture a une place particulière ; elle permet d’accéder au savoir, d’élaborer un monde à soi, de se construire hors du cadre familial, de développer l’esprit critique, d’apprendre l’autonomie, elle est souvent aussi un espace de rêverie. La bibliothèque est également le complément essentiel de l’école, un lieu où travailler, elle crée une ambiance propice à l’étude.

Les médiateurs du livre

ATD-Quart Monde et la Direction du livre et de la lecture ont lancé en 1992 une action de formation d’une douzaine de médiateurs du livre, sortes de « passeurs » entre bibliothèques et quartiers en difficulté. Anne Kupiec, de l’IUT-Métiers du livre de Paris X-Nanterre, présentait les premiers résultats d’une étude portant sur les activités et sur la formation de ces médiateurs, afin de prévoir de futures formations.

L’activité la plus fréquente est la bibliothèque de rue, et les publics les plus touchés sont les enfants de six à douze ans. Les premiers résultats sont globalement positifs. Ont été constatées une augmentation du nombre des lieux de desserte, des inscriptions, et des prêts, et l’apparition de nouvelles relations avec les partenaires sociaux, municipaux, et scolaires. Deux tiers de ces médiateurs considèrent leur fonction comme spécifique, cette spécificité étant cependant plus relative qu’on aurait pu l’imaginer, incluse dans ce que doivent être les missions de la bibliothèque. Dans les établissements, la réflexion a progressé. Pour certains bibliothécaires, c’est une autre façon de mettre en relation les collections et les publics. Pour d’autres, les médiateurs ont une fonction sociale, mais ils ne doivent pas se transformer en travailleurs sociaux, la bibliothèque étant un établissement culturel avant tout.

Approches de terrain

Au cours de la table ronde de l’après-midi, quelques expériences concrètes furent évoquées, celle de la bibliothèque de Sevran, située dans le hall de la gare du RER, qui a installé un fonds d’ouvrages sur la recherche d’emploi dans le « centre social » voisin, et qui reçoit des groupes d’alphabétisation, ou le point lecture fixe mis en place par la médiathèque de Valence dans un quartier de la ville où le bibliobus était devenu insuffisant.

A Grenoble, le réseau des bibliothèques municipales a un rôle de maintien d’une certaine vie sociale dans les quartiers. La bibliothèque est un endroit privilégié, un lieu de rencontres, d’échanges, d’étude, une manière d’apprendre les règles de comportements sociaux. Catherine Pouyet insista sur le problème de la formation des personnels, à l’accueil par exemple – savoir affronter les conflits, créer des relations sur le quartier... –, et sur le flagrant manque de moyens dans les domaines économique (frais de fonctionnement et d’entretien) et sécuritaire (protection contre les dégradations et les vols).

Pour Anne-Marie Bertrand, la politique de modernisation, le libre accès aux collections, le principe d’autonomie de l’usager, les animations conçues pour attirer de nouveaux publics, ont changé l’image de la bibliothèque. Nouveau visage, nouveaux usages, elle est devenue un lieu de sociabilité, de convivialité – rencontres, rendez-vous... –, un lieu de socialisation, un lieu de liberté par sa neutralité, son caractère de légitimité entre l’école et la famille.

Elle participe à l’animation, à la réanimation, à la valorisation des quartiers, au maintien du lien social, dans une forme de lutte contre la relégation ; elle a un rôle dans la qualité de vie collective par l’égalité d’accès pour tous, dans la qualité du service public par son ouverture. Ses locaux sont souvent utilisés comme espace public, indépendamment de l’aspect culturel ou politique. Mais l’espace social peut alors prendre le pas sur le projet culturel, et devenir aussi un lieu de trafic, de violence, d’incivilité, ce qui pose le problème du rôle et de la formation des bibliothécaires.

  1. (retour)↑  Cette recherche, intitulée Intégration sociale et citoyenneté : le rôle des bibliothèques municipales, a été commandée par le Service études et recherche de la Bibliothèque publique d’information et financée par la Direction du livre et de la lecture. Elle s’appuie sur des enquêtes effectuées à Bobigny, Bron, Mulhouse, Hérouville Saint-Clair, Auxerre et Nyons. Les résultats paraîtront dans un ouvrage édité par la bpi à l’automne 1996.