La pensée communicationnelle
Bernard Miège
Armand Mattelart
Michèle Mattelart
Ces deux petits livres, rédigés par des professeurs d'université connus dans le monde des sciences de la communication, visent le même objectif : fournir au lecteur, prioritairement étudiant, un premier survol des théories qui balisent leur champ de compétence. Ils méritent d'être comparés non seulement parce qu'ils se ressemblent et que leur publication coïncide, mais aussi parce que les auteurs sont proches dans leurs positions scientifiques et idéologiques.
Leur structure diffère pourtant, mais pas de la façon dont leurs titres pourraient le laisser entendre. Le livre de Bernard Miège, strictement chronologique, commence dans les années 50, et se termine par « un programme de travail pour les sciences de l'information et de la communication ». Au contraire, Armand et Michèle Mattelart regroupent les théories par chapitres thématiques, « l'histoire » suggérée dans le titre est une histoire plurielle, soit celle de chacun des thèmes, soit une tentative de parallèle entre histoire sociale et histoire des courants théoriques. Ils n'emploient d'ailleurs pas le terme de « science », au singulier ou au pluriel, pour décrire leur objet et, dès l'introduction, refusent une approche chronologique.
Des positions distinctes
Cette différence illustre deux projets ou deux positions distinctes. La pensée communicationnelle est, pour son auteur, une pensée qui s'est construite au fil des années. Si elle n'est pas « unifiée », elle participe néanmoins activement à la formation d'un « champ » de la communication. Bernard Miège s'est fortement impliqué dans l'organisation académique de la discipline. Son livre est une pierre de plus dans cet engagement. Pour les seconds, les théories de la communication se sont construites, d'abord, par des emprunts faits aux sciences légitimes, et par des analogies plus ou moins maîtrisées. Elles reflètent les enjeux de leur époque. Ces auteurs ont plus une ambition de géographes que d'ingénieurs ; dans cet ouvrage, ils balisent, ou dénoncent, plus qu'ils ne construisent. Leur combat est plus extérieur mais pas moins engagé, comme en témoigne par exemple leur conclusion qui déplore les difficultés grandissantes pour le champ « à se dégager d'une image instrumentale » qui se fait le complice des « sociétés de contrôle ». Ces partis pris ont des conséquences sur la lisibilité de l'un et l'autre ouvrage.
L'ouvrage d'Armand et Michèle Mattelart est plus complet et rigoureux, mais aussi plus touffu. La lecture de ce second livre donne l'impression d'une grande richesse, mais aussi d'un foisonnement quelque peu désordonné. Il n'est pas fait pour être lu d'un seul trait. On apprécie l'effort de présentation des courants à partir de leur fondement théorique. On apprécie également l'index et l'abondante bibliographie. On admire la performance qui consiste à présenter plus de trois cents auteurs en cent vingt pages et l'érudition qu'elle suppose. Évidemment, on n'échappe pas à quelques raccourcis et caricatures, et on peut toujours préférer d'autres regroupements à ceux choisis, mais c'est la loi de ce genre d'ouvrage dont l'objectif est plus l'initiation que la transmission de connaissance. Les courants présentés sont sans surprise (à l'exception peut-être du premier chapitre qui fait curieusement remonter les théories de la communication à Adam Smith et François Quesnay : chauvinisme économiste ?). On y trouvera présents la sociologie américaine des médias, les théories des ingénieurs, les analyses de l'industrie culturelle (au singulier et au pluriel) et de son rapport avec le pouvoir ou encore les courants plus proches de la communication quotidienne, de l'ethnographie ou de la psychosociologie. Les sciences sociales, sociologie, économie politique, sciences du politique, y ont la part belle, la linguistique et l'analyse de discours y sont plus succinctement présentées. Plus gênantes pour nous sont les lacunes qui concernent le monde des sciences de l'information et des bibliothèques, lacunes qui, paradoxalement, sont moins marquées dans l'ouvrage, pourtant moins complet, de Bernard Miège.
Dans celui-ci, les courants théoriques sont donc regroupés de façon apparemment plus ordonnée. C'est une démonstration qui se lit de façon linéaire. La première partie présente trois « courants fondateurs » : « le modèle cybernétique », « l'approche empirico-fonctionnaliste des médias de masse », « la méthode structurale et ses applications linguistiques ». La seconde partie constate l'élargissement des problématiques des décennies 70 et 80 en proposant de les diviser en six groupes. Prenant acte de cet élargissement, l'auteur développe ensuite les enjeux qui lui semblent les plus importants pour l'avancée des sciences de l'information et de la communication. Parmi ceux-ci, il insiste tout particulièrement sur les spécificités et l'interdisciplinarité du champ. Relevons, dans cette dernière partie, trois pages sur les rapports entre information et communication.
Les sciences de l'information oubliées
Malgré tout, les lecteurs plus familiers des sciences de l'information ou de la bibliothéconomie pourront regretter que les recherches menées dans leurs domaines soient à l'évidence les plus ignorées.
Prenons quelques exemples. Les auteurs méconnaissent largement les apports des historiens du livre et de la communication, et leur utilisation de l'histoire est quelque peu superficielle. La bibliométrie, dans ses résultats, comme dans ses dérives, est absente (l'expression de « collège invisible » n'est reprise par Armand et Michèle Mattelart que pour caractériser l'école de Palo Alto !). L'économie de l'information n'est traitée qu'au travers des industries culturelles ou « la société d'information ». Qu'en est-il de l'information en entreprise et de la productivité, des discussions sur la notion de « biens collectifs », ou encore des apports de l'économie et de la gestion des services ? Mais doit-on reprocher ces absences aux auteurs de synthèses, toujours délicates à réaliser, ou aux chercheurs qui n'ont su encore faire valoir les apports de leurs résultats pour l'ensemble de la communauté scientifique de l'information et de la communication ?
Après la sortie de ces deux ouvrages, plus personne ne pourra douter en tout cas de la réalité et de la richesse des théories ou des sciences de la communication. Plus personne ne devrait douter non plus que le pluriel s'impose. Mais le lecteur acquiescera sans doute aussi au jugement du Comité national d'évaluation : « Les sciences de l'information et de la communication (SIC) se sont constituées à partir de disciplines existantes et s'emploient depuis plus de vingt ans à construire un champ « interdisciplinaire » : il n'y a pas « une » science de l'information et de la communication ; la question est donc de savoir quelle peut être l'unité « scientifique » d'un ensemble pluriel, si elle existe aujourd'hui, ou à quelles conditions elle peut émerger » 1.
Dans les années 70, certains ont pu penser que l'unité pouvait se réaliser autour de quelques concepts de base, issus de la cybernétique. Aujourd'hui, plus personne ne semble défendre cette position. Ces publications, qui reprennent en les synthétisant plusieurs éléments déjà présentés par les mêmes auteurs sous d'autres titres, affirment la nécessité d'intégrer une pensée plurielle. Elles s'inscrivent dans un mouvement éditorial récent. Ce renouveau est représentatif de la petite histoire académique française du domaine. Les pères fondateurs de ce qui est aujourd'hui « la 71e section » avaient montré l'exemple en proposant des théories générales 2. Nous assistons aujourd'hui à une seconde vague de parutions, qui témoigne de la maturité de la première génération d'universitaires à s'être impliqués dans le développement de cette section académique et du succès des formations qu'ils ont construites 3.