Bibliothèque et État

naissance d'une raison politique dans la France du XVIIe siècle

par Olivier Tacheau

Robert Damien

Paris : PUF, 1995. - 316 p. ; 22 cm. - (Questions). ISBN 2-13-046694-X. ISSN 0752-0514. 178 F

Si le titre de cet ouvrage attise spontanément la curiosité de quiconque s'intéresse à l'histoire des bibliothèques et des politiques culturelles, force est d'admettre que la « normativité épistémologique, le paradigme et la matrice bibliothécaires » (sic) de sa quatrième de couverture réduisent aussi vite l'enthousiasme du lecteur potentiel, novice ou non, dès lors tenté de reposer le livre devant un tel vocable, ce qui est fort dommage vu l'intérêt réel de ce travail !

En fait, se cache sous ce titre par trop ambitieux - « La bibliothèque naudéenne » eût été sinon plus modeste, du moins plus juste -, l'analyse rigoureuse du projet bibliopolitique et de l'idéal type d'une bibliothèque nouvelle développés au XVIIe siècle par le futur, et premier, bibliothécaire de la Mazarine : Gabriel Naudé (1600-1653).

Robert Damien, professeur de philosophie à l'université de Franche-Comté, analyse ici les conceptions de ce « libertin sulfureux », approbateur de la Saint-Barthélemy et théoricien de la raison d'Etat, injustement, ou plutôt trop justement ignoré et condamné par les Lumières, alors que ses écrits, et notamment son Advis pour dresser une bibliothèque 1, préfiguraient clairement la bibliothèque moderne née de la Révolution française.

La bibliothèque universelle et publique

L'auteur montre au fil d'une rédaction souvent ardue et parfois redondante, comment Gabriel Naudé désire transformer la bibliothèque en une machine culturelle où l'Etat, dégagé de l'omnipotence de la Bible comme seule source de l'action, pourrait trouver les bases scientifiques d'une lecture non exempte d'une volonté de transformation de la réalité. Défenseur de la raison d'Etat contre les raisons d'Église, Naudé voit dans cette accumulation des savoirs l'instrument d'une connaissance critique et l'origine d'un conseil politique assurant la permanence du pouvoir (y compris par le coup d'Etat). A cet égard, la bibliothèque doit, selon Naudé, regrouper les connaissances du passé de la façon la plus ouverte et exhaustive possible.

Universelle par la composition de son fonds, la bibliothèque naudéenne se doit également d'être utile, et donc accessible à tous : « Elle sera ouverte pour tout le monde sans excepter âme vivante ». Cette instrumentalisation sociopolitique l'oppose donc tant à la bibliothèque jésuitique sélective qu'à la bibliothèque privée dédiée à l'utilisation et à la délectation solitaires.

Le bibliothécaire : conseiller-bibliographe

Le projet naudéen, inspiré du modèle italien, confère surtout une place centrale et nouvelle au bibliothécaire qui, substitué aux anciens confidents « aristo-ecclésiaux », deviendrait le principal intermédiaire entre cette masse d'informations et le souverain. La fonction de conseiller politique, désormais dévolue à celui dont le mérite acquis et prouvé est de savoir lire et retranscrire les enseignements de cette matrice bibliographique, s'oppose alors aux privilèges du sang et du rang dénoncés et combattus par Naudé.

Recenseur plus que censeur, le bibliographe devient alors l'unique médiateur entre savoir et action, et l'instigateur d'une philosophie politique recourant désormais à la raison pratique plutôt qu'à l'immanence de l'universel divin (droit naturel).

Mais Robert Damien montre aussi comment le plaidoyer naudéen pour cette fonction pédagogique nouvelle se trouve sous-tendu par des modalités différentes de penser et de classer le livre.

Le livre désacralisé et classé

En effet, Naudé introduit, au coeur même de la prolifération éditoriale du XVIIe siècle, une véritable rupture dans l'usage et la conception humaniste du livre en rejetant d'une part sa recherche « maniacobibliophilique » pour la beauté de sa facture ou la rareté de son édition, et d'autre part en refusant la privatisation de son contenu dont l'organisation et la mise à disposition ne peuvent se faire qu'au travers d'un catalogue méthodique et raisonné. Cet outil indispensable permettant une perception globale du fonds et une facilitation du travail intellectuel, doit, selon Naudé, s'organiser de façon thématique plutôt qu'alphabétique (mélange des genres) en respectant l'ordre naturel des Facultés : Théologie, Médecine, Jurisprudence, Histoire, Philosophie et Humanités.

Pragmatique et pratique, Naudé définit donc l'art de bien « gouverner » une bibliothèque et d'acquérir, gérer et conserver les collections d'ouvrages tant du point de vue bibliothéconomique qu'architectural.

Cette recherche, dont les apports et les qualités sont difficilement résumables ici, invite donc à questionner de manière renouvelée la place actuelle de la bibliothèque publique et le rôle de ses acteurs professionnels dans l'acquisition de la citoyenneté et l'exercice du pouvoir.

On regrettera cependant le cantonnement purement philosophique, et donc théorique du propos qui nécessiterait parfois d'être mis en perspective, notamment par l'étude du Naudé « praticien » (qu'en est-il advenu ?). Ceci permettrait peut-être de relativiser certains concepts portés par l'enthousiasme de l'auteur, dont celui de publicité qui mériterait fortement d'être mesuré à l'aune de la réalité historique.

  1. (retour)↑  A lire impérativement. Gabriel Naudé, Advis pour dresser une bibliothèque ; L'Advis, manifeste de la bibliothèque érudite / édition de 1644 reprise par Claude Jolly, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990, xxiv-164 p.