La lecture en prison

Dix années de partenariat Justice-Culture

Isabelle Masse

On connaît peu les bibliothèques de prison, on parle peu de la lecture en prison. Les unes et l’autre sont pourtant bien vivantes, comme l’auront prouvé les rencontres nationales sur la lecture en prison 1. Pour Pascal Sanz, de la FFCB, Jean-Sébastien Dupuit, directeur du livre et de la lecture, et Bernard Prévost, de la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP), ces dix années de partenariat Justice-Culture sont un exemple réussi de coopération entre administrations. Le cadre réglementaire, le partenariat, les pratiques de lecture, l’offre culturelle et son intégration dans l’institution carcérale, ainsi que l’aide au détenu dans la lutte contre l’illettrisme ou l’aide à la formation et à la réinsertion, furent les principaux thèmes abordés, étayés par des exemples de ce qui existe et fonctionne.

Le Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique et le Conseil de l’Europe dans ses recommandations insistent clairement sur la nécessité de mettre des bibliothèques à la disposition des personnes incarcérées 2. Depuis août 1985, figure dans le Code de procédure pénale, la notion d’accès direct à la bibliothèque pour ces personnes (voir encadré ci-dessous).

A ce jour, deux tiers des établissements pénitentiaires sont pourvus de bibliothèques. Reste à persuader les personnels – de direction et de surveillance – de l’importance de la présence des livres et de la lecture pour les détenus.

Le cadre réglementaire

Gérard Brugière, chargé du développement de la lecture à la DAP, présentait le cadre réglementaire au sein du ministère de la Justice. Les décrets d’août 1985 ont marqué le passage à des préoccupations intégrant les grands principes de la lecture publique. Entre cette année-là – date de la première convention entre la DAP et la DLL – et 1995, cent vingt bibliothèques ont été créées ou restructurées dans les 183 établissements pénitentiaires existants, pour l’ensemble des personnes incarcérées.

Le 14 décembre 1992, la DLL et la DAP ont publié une circulaire sur le fonctionnement des bibliothèques et le développement des pratiques de lecture dans les établissements pénitentiaires 3.

Cette circulaire définit les objectifs et les missions des bibliothèques de prison, qui sont la formation et l’insertion sociale et professionnelle, l’intégration du fonctionnement de la prison dans la cité, la structuration de l’individu et la connaissance de son environnement, la détection et la lutte contre l’illettrisme. Les responsabilités sont partagées entre l’administration pénitentiaire (personnels, service socio-éducatif), les bibliothécaires (détachement à temps partiel), les associations, et d’autres partenaires extérieurs (signature de conventions). Les bibliothèques doivent être en accès direct, présenter l’ensemble des supports existants (livres, disques, cassettes...), assurer une aide au choix des livres, à l’apprentissage d’une recherche documentaire de base, et mettre en place des ateliers et des actions culturelles. Le développement de la lecture fait partie du projet d’établissement ; le budget de fonctionnement, pris sur le budget global de l’établissement, est annuel et mis à la disposition des bibliothécaires professionnels 4. Peuvent s’y ajouter des subventions extérieures (Centre national du livre, conseils généraux ou régionaux, fondations ou associations diverses).

Cependant, un écart très important existe entre les textes et leur application. La réglementation traduit bien une volonté politique, mais le manque de moyens pour la faire appliquer est flagrant, les directeurs d’établissements pénitentiaires ne se sentant pas toujours impliqués, et la prise en compte budgétaire étant souvent absente. Du côté de la DLL, il n’existe pas de texte précisant les missions des différentes structures de lecture publique envers ces publics particuliers. En fait, les bibliothèques de prison ne peuvent se développer que si les élus locaux se sentent concernés.

Mais l’évolution est réelle et remarquable, grâce aux DRAC (Directions régionales des affaires culturelles), aux DRSP (Directions régionales des services pénitentiaires) 5, et aux agences de coopération entre bibliothèques.

Les pratiques de lecture en prison

Jean-Louis Fabiani, Fabienne Soldini, et Huguette Rigot, sociologues, présentaient les résultats d’une enquête réalisée à la demande des ministères de la Culture et de la Justice, enquête menée en 1994 sur huit sites dans différents types d’établissements pénitentiaires 6. Cette étude est une première tentative destinée à mesurer les effets d’une politique, afin d’apporter un éclairage, et de réfléchir à une orientation de l’action.

Les bibliothèques les plus anciennes sont celles où le choix se fait à partir de listes classées par titres, auteurs, genres. Rien ne figure sur le contenu, les détenus choisissent les livres sans les voir, ni les toucher. Les plus récentes (la majorité) sont en accès direct – les détenus, par petits groupes, choisissent leurs livres, dans un temps de présence limité (une demi-heure à trois quarts d’heure) –, ou en accès libre – les détenus peuvent y rester autant de temps qu’ils le veulent. Ces bibliothèques sont en général situées dans le bâtiment des activités socio-éducatives, dans un espace spécifique, où les détenus peuvent se rencontrer, discuter, être conseillés par les bibliothécaires ou d’autres détenus. Ce système sans contrainte de temps est efficace et motivant. La lecture n’intéresse cependant qu’une minorité de détenus et reste toujours une activité marginale par rapport au sport ou à la télévision.

Les lecteurs confirmés, familiers avec le livre, qui lisaient déjà avant leur incarcération, continuent à le faire. Certains cessent parfois de lire en prison, le manque de concentration dû au bruit, ou au stress y sont pour beaucoup.

Les nouveaux lecteurs, qui découvrent la lecture en prison, souhaitent rompre la monotonie, l’ennui, maîtriser leur temps (refus de la télévision par exemple) ; ils y sont incités une fois incarcérés, souvent par d’autres détenus.

Les ex-lecteurs – ceux qui lisaient enfants et adolescents, et qui ont cessé de lire après l’école –, reprennent cette activité, pour les mêmes raisons que les nouveaux lecteurs. Les parcours lectoraux sont cependant complexes, et les pratiques alternatives dans une intermittence lecture/non-lecture. Certains multirécidivistes sont souvent lecteurs en prison, mais non-lecteurs dehors ; d’autres peuvent cesser de lire lors d’une affectation à un poste de travail.

Certains détenus souhaitent « s’évader », sortir par l’esprit de leurs cellules, tromper une attente, combler un vide. Les romans paralittéraires sont alors les favoris : SAS, collection Harlequin, bandes dessinées. D’autres préfèrent les ouvrages de philosophie (Friedrich Nietzsche), de psychologie et de psychanalyse (Françoise Dolto), de parapsychologie, d’occultisme, les livres religieux, les biographies... La préparation à la sortie a aussi une grande importance, qui se traduit dans le choix des livres : outils d’études, ouvrages techniques...

Au début des longues incarcérations, la lecture est souvent un réconfort dans un nouvel univers, une nouvelle organisation sociale. Elle peut faciliter le passage à la détention, la séparation d’avec la vie antérieure, mais elle reste aussi un lien avec cette existence antérieure.

Les réalisations

Des représentants de l’administration pénitentiaire et des affaires culturelles de quelques régions témoignèrent de la possibilité d’un travail efficace, en partenariat, et de l’existence de bibliothèques de prison bien réelles. Les signatures de conventions sont toujours le minimum à partir duquel partenariat et coopération peuvent être menés.

A Nantes, par exemple, une convention a été signée entre la ville, la région, le conseil général, l’université, la DRAC, etc., ce qui a permis de développer la lecture et des animations autour du livre et de l’écriture à partir des structures existant à la maison d’arrêt et au centre de détention. En Aquitaine, à la suite de la signature d’une convention entre la DRAC et la DRSP, l’agence Coopération des bibliothèques en Aquitaine a été chargée de faire un état des lieux de la région et de mettre en place un réseau culturel interétablissements. Une action semblable a été menée en Languedoc-Roussillon.

A Fleury-Mérogis, un protocole de fonctionnement interne des bibliothèques existe entre la direction du Centre pénitentiaire d’une part, et l’association Lire, c’est vivre 7 d’autre part. La bibliothèque, ou plutôt les bibliothèques, de la maison d’arrêt sont en accès direct, et prises en charge par un petit groupe de bibliothécaires ; elles sont le résultat de la volonté affirmée du directeur de l’établissement, et de l’action des éducateurs. Les bibliothécaires animent un cercle de lecture à Fleury-Mérogis, au cours duquel les détenus ont l’occasion de s’exprimer, de parler de leurs lectures, de lire à haute voix 8.

Législation et bonnes volontés

Pour Michel Melot, président du Conseil supérieur des bibliothèques, chargé de la synthèse finale, les chiffres décrivant la population carcérale 9 sont un plaidoyer extraordinaire en faveur de l’éducation et de son efficacité sociale, en faveur de l’apprentissage de la lecture et de l’obtention de diplômes. Le rôle de la lecture est essentiel, et particulièrement utile dans cet environnement : lecture « évasion », lecture « refondation », lecture « moyen de réinsertion »... Dans de nombreux endroits, la réglementation n’est pas appliquée, le constat en sera fait tout au long de ces deux jours. Les décrets existants doivent être mis en pratique, et l’écart constaté entre textes et réalité le plus réduit possible.

Il serait également souhaitable de définir les compétences des autorités concernées, de voir villes et départements coopérer pour mettre en place et entretenir des services de lecture publique dans les prisons. Pour Michel Melot, associations et agences de coopération font un travail d’une remarquable efficacité, ces dernières étant incitées à intégrer ce domaine dans leur programme de travail, mais sans être chargées de tout.

Cependant, quelles que soient les mesures législatives prises, les bonnes volontés sont indispensables, et doivent être multiples dans la concertation, la sensibilisation, la formation de personnels de nature très différente (surveillants, détenus, bibliothécaires).

Enfin, il n’y a pas de bibliothèques sans discours autour de la bibliothèque, sans son inscription dans l’institution, dans l’environnement carcéral, et dans l’ensemble de la lecture publique française.

Illustration
Cadre réglementaire

  1. (retour)↑  Ces rencontres étaient organisées par la Direction de l’administration pénitentiaire (DAP), la Direction du livre et de la lecture (DLL), la Délégation interministérielle à la Ville (DIV), et la Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB), les 27 et 28 novembre 1995, au FIAP Jean Monnet, à Paris.
  2. (retour)↑  Cf. Bulletin des bibliothèques de France, 1995, t. 40, n° 4, p. 10.
  3. (retour)↑  Fonctionnement des bibliothèques et développement des pratiques de lecture dans les établissements pénitentiaires : circulaire du 14 décembre 1992 / Ministère de la Justice, Direction de l’administration pénitentiaire ; Ministère de l’Éducation nationale, de la Culture et de la Communication, Direction du livre et de la lecture, 54 p.
  4. (retour)↑  Les établissements peuvent aussi mettre en place un détenu chargé de la gestion quotidienne de la bibliothèque. Ce détenu est choisi en concertation entre le personnel de l’administration pénitentiaire, et l’intervenant bibliothécaire ; il est nommé ensuite par le chef d’établissement sur certains critères, à définir avec les éducateurs – stabilité, capacité d’écoute, autonomie, etc. Sa formation est assurée par les bibliothécaires.
  5. (retour)↑  Les directions régionales sont au nombre de neuf. Elles regroupent les régions administratives, par exemple la DRSP de Bordeaux couvre les régions Aquitaine, Poitou-Charentes et Limousin.
  6. (retour)↑  Jean-Louis Fabiani, Lire en prison : une étude sociologique, avec la participation de Fabienne Soldini, Paris, Bibliothèque publique d’information, 1995, 289 p. (Études et recherche).
  7. (retour)↑  L’association Lire c’est vivre (23 bd Pasteur, 92170 Vanves) a été fondée en 1987 par un groupe de bibliothécaires professionnels de l’Essonne. Elle a pour objet « le développement de la lecture en milieu pénitentiaire » et travaille à la Maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. Responsable de l’aménagement des lieux-bibliothèques, de la constitution et de l’entretien des fonds de livres, elle intervient dans le choix des détenus classés dans les bibliothèques, est responsable de leur formation, et de l’animation-lecture (cercles de lecture, ateliers d’écriture). Enfin, elle publie et diffuse la revue Liralombre. La direction de Fleury-Mérogis est responsable de la mise à disposition de l’association des moyens nécessaires (affectation d’une secrétaire à la bibliothèque centrale, inscription d’un budget livres et abonnements dans le budget de l’établissement, fournitures courantes, etc.). Elle assure l’information du personnel de surveillance, organise les réunions régulières d’une commission bibliothèque, etc. Une concertation est nécessaire avec le corps enseignant, en articulation avec les animateurs socio-éducatifs.
  8. (retour)↑  Les intervenants peuvent être aussi des personnes extérieures au système pénitentiaire (auteurs, traducteurs, critiques littéraires). Les détenus sont des volontaires, en groupes hétérogènes – entre 30 et 35 ans, de nationalités différentes, avec des habitudes de lecture différentes, et des motivations variées : volonté d’apprendre, de parler, ou simplement de sortir de leur cellule. Les discussions se font autour de grands textes universels, classiques ou contemporains (Dostoïevski, Flaubert, Kafka, Camus, Toni Morrison, Paul Auster, Vian). L’accompagnement est modulé suivant le niveau du groupe. La lecture à voix haute de passages choisis par les bibliothécaires ou les détenus est essentielle, ainsi que la possibilité d’écrire, de garder une trace.
  9. (retour)↑  Au 1er juin 1995, la population pénale était de 57 638 détenus. Les femmes représentent 4 % de l’ensemble, les étrangers 30 %. La durée moyenne de détention est de sept mois et demi, la moyenne d’âge de 30 ans. En ce qui concerne le niveau d’instruction, 11 % des détenus sont illettrés dans leur langue maternelle ; 52 % sont au niveau de l’école primaire ; 19 % au niveau de l’école secondaire ; 12 % au niveau de l’école secondaire professionnelle ; 3 % au niveau universitaire. 27 % des étrangers se déclarent illettrés. La corrélation entre diplôme et récidive est très forte. Les personnes ayant au minimum un BEPC ont jusqu’à neuf fois moins de risque de subir une seconde détention.