De Gutenberg aux autoroutes de l'information

Nouvelles technologies, nouvel enjeu culturel ?

Françoise Legendre

L’agence de coopération des métiers de la lecture, du livre et de l’audiovisuel de Haute-Normandie (COMELLIA) organisait les 24 et 25 novembre 1995 un colloque dont le titre-même, De Gutenberg aux autoroutes de l’information : nouvelles technologies, nouvel enjeu culturel ? indiquait que les (déjà classiques) questions des nouvelles technologies allaient être abordées du point de vue de différentes disciplines. Regard d’historiens, de spécialistes de la communication, angles sociologique, éducatif, institutionnel, technique, commercial, bibliothéconomique, points de vue du libraire et de l’éditeur, c’est bien la dimension d’enjeu culturel qui devait être abordée en des interventions riches de questions : assistons-nous à une évolution ou à une révolution due à ces nouvelles possibilités de communication et d’accès à l’information ? Comment peut s’opérer l’appropriation de ces modes d’accès à l’information off-line ou on-line ? Comment les publics adultes et enfants, chercheurs ou non, en France ou à l’étranger, vont-ils pouvoir utiliser et maîtriser ces réservoirs multiformes d’informations en tous genres ? Quels sont les risques d’accentuation d’une société culturelle à deux vitesses ? Comment le vide juridique existant dans ces domaines va-t-il être comblé ?

Evolutions historiques

Jean Hébrard, inspecteur général de l’Education nationale, examinait l’histoire des supports documentaires et la nature de leur lien avec des changements de société ou des évolutions culturelles majeures. La question de base était ainsi posée : l’évolution des supports et des techniques induit-elle d’autres modes de pensée, d’autres façons d’être, d’autres sociétés ?

Les deux exemples choisis furent l’invention de l’imprimerie et la révolution des Lumières. Alors que l’invention de Gutenberg est généralement présentée comme une condition essentielle du développement des idées de la Réforme et de l’humanisme du XVIe siècle français, Jean Hébrard expliquait que la Réforme est autant fille de l’image que du texte imprimé, que l’humanisme italien est clairement antérieur à l’imprimerie. En fait, il semble que tout se passe comme si l’avènement de l’imprimerie venait seulement répondre à une poussée intellectuelle, une attente impérieuse, une question antérieurement posée. La presse de Gutenberg n’aurait que facilité une révolution déjà effectuée, à laquelle manquait seulement un appui technique correspondant.

La révolution des Lumières ne s’appuie pas non plus sur une révolution technique : les grands changements interviendront au XIXe siècle (presse à deux coups, possibilité d’intégrer l’image dans le texte, émergence des lois sur l’école...). Or le livre s’est déjà très largement répandu au XVIIIe siècle. L’alphabétisation est effectuée en ville, chaque citoyen peut lire et apporter une critique, les comportements de lecture ont évolué avec l’émergence de lecture d’évasion, d’émotion. Là encore, les comportements des hommes ont anticipé la révolution technologique qui les entérinera et les facilitera.

En fait, le changement important s’est produit il y a beaucoup plus longtemps, au premier siècle de l’ère chrétienne, avec l’apparition du codex. L’évolution de sa forme et de l’usage qui en sera fait ne semblent être qu’une approche lente et progressive du livre imprimé, dont le manuscrit est moins éloigné qu’on ne le pense : des moyens de duplication, de circulation, de commentaire des manuscrits existaient bien avant le XVe siècle.

La révolution technologique

On peut donc se demander si nous avons changé nos façons de communiquer et de garder en mémoire pour recevoir la révolution technologique d’aujourd’hui.

Les années 60 et 70 ont été celles de la grande peur de la maladie de lecture pour laquelle le mot illettrisme a été inventé : crise de la lecture, dyslexie, échec scolaire, ont commencé à faire douter de la santé de la lecture et du livre. La notion de lecture a pris la dimension d’une valeur et s’est distinguée de la lecture scolaire et utilitaire.

Par ailleurs, la relation aux supports de l’information s’est transformée : la radio, puis la télévision ont introduit une rupture dans la relation sociale qui existait auparavant autour du livre. L’utilisation des médias par les systèmes totalitaires pose effectivement question. Notre relation à l’écrit et à l’information a évolué tout au long du XXe siècle.

La demande, l’attente préexisteraient donc aux évolutions technologiques qui ne viendraient que les satisfaire. Ainsi, supports numériques et réseaux de réseaux viendraient, non pas apporter une révolution dans nos modes de travail, de recherches ou de loisirs, mais s’inscrire dans un itinéraire depuis longtemps initié, où la circulation rapide et planétaire d’informations écrites, sonores et visuelles en évolution constante générera sans doute des modes de sociabilité différents.

Cependant, si les possibilités de connexion à Internet offrent un horizon si large qu’il en paraît infini, comme le montrait la démonstration commentée de Hervé Le Crosnier, maître de conférences à l’université de Caen, si les organismes les plus variés (universités, laboratoires, journaux, collectivités locales, etc.) sont de plus en plus nombreux à proposer des informations de tous ordres sur le net, si le nombre des particuliers, chercheurs, étudiants, usagers divers, est chaque jour croissant, la question de l’orientation des utilisateurs reste entière.

Les bouleversements liés à ces nouvelles technologies de l’information sont importants. Henri Hudrisier, maître de conférences à l’université de Paris VIII, en soulignait les différentes facettes. Au niveau planétaire, le déséquilibre entre nations développées et nations en voie de développement peut s’accentuer, et la façon d’apprendre et de connaître de chacun se trouver profondément changée. Le glissement des mass media vers les self media est une donnée essentielle de cette évolution. Le nouveau « balisage » des textes, la disparition progressive des limites, entre le dire, l’écrire, le film, la photographie, la parole enregistrée ou écrite, l’introduction dans les modes de travail, de processus, d’exhaustivité systématiques constituent des évolutions de fond qui mettent en jeu l’ergonomie cognitive. La communication entre différentes cultures, différents langages, rendue possible par les nouvelles technologies, bouscule la représentation de chacun dans sa relation à l’autre, à la langue, à la connaissance. Le ressenti symbolique que chacun se construit dès l’enfance se trouve touché par les bouleversements qui interviennent dans les modes de communication.

Les usages des nouvelles techniques

L’étude des usages des nouvelles techniques introduites dans nos sociétés par le passé peut éclairer sur l’évolution attendue de l’usage des nouveaux supports d’informations. Patrice Flichy, chercheur au Centre national d’études des télécommunications, exposait les principales étapes repérées dans la dynamique de l’appropriation de nouvelles techniques.

Une phase d’expérimentation, de test, initie le processus, avec des stratégies de séduction indispensables à différents niveaux (développement industriel, commercialisation, apprentissage individuel de la nouvelle technique : pensons à l’introduction de la télécommande ou du minitel).

Une deuxième étape d’usages, que Patrice Flichy qualifie d’usages de substitution, succède à la première : l’argumentation principale du téléphone à ses débuts se faisait en présentant le nouveau moyen de communication comme le substitut idéal du télégraphe ; plus tard, le minitel fut présenté comme substitut de l’annuaire papier.

Les changements considérables, conséquences de l’introduction d’une nouvelle technique, sont mal mesurés au départ : nouvelles sociabilités liées au téléphone, services du minitel, changement profond du mode de consommation de la télévision due à la télécommande, pour ne citer que quelques exemples, sont intervenus dans la durée...

Une phase de maturité doit ensuite intervenir, dans un contexte de marché stabilisé : les usages trouvent leur place, éventuellement en deçà des prédictions grandioses intervenues précédemment. On promettait dans les années 50 un avenir extraordinaire à la télévision éducative, c’est finalement le loisir qui s’est affirmé comme forme d’usage dominante. Comme cela se constate de façon générale, un verrouillage des usages rend le développement d’un autre usage très improbable.

Cependant, des phases de développements successifs peuvent se produire, et l’avenir de la micro-informatique, d’Internet et des nouveaux supports d’information ne peut être décrit sans points d’interrogation.

Du savoir au pouvoir

Intitulée « Du savoir au pouvoir », la deuxième journée allait confronter les regards et réflexions de professionnels : libraire, éditeur, bibliothécaire, pédagogue, journaliste...

Alain Chaptal, directeur de l’Ingénierie éducative au CNDP (Centre national de documentation pédagogique), évoquait l’introduction du multimédia dans l’enseignement supérieur, rappelant qu’on a vu naguère des appareils censés venir en aide au pédagogue, et qui, en définitive, ne parvenaient qu’à en alourdir la tâche. Pour lui, le multimédia devrait connaître un sort différent, car le support est utilisé directement par l’enfant, l’enseignant se plaçant davantage en médiateur qu’en détenteur de savoir.

Gilles de La Porte, libraire au Havre, diffuse des produits multimédias en librairie traditionnelle. Le problème de ce support se pose différemment de celui du livre, car la loi Lang ne s’applique pas à ces produits. Le CD multimédia se situant entre le document et le jouet électronique, sa distribution par les grandes surfaces conduit à une baisse des prix de détail qui place le libraire dans une position difficile.

Responsable de l’édition et de l’image à la Réunion des musées nationaux, Anne de Margerie évoquait la complexité et la longueur du travail de conception d’un support multimédia. Il est clair que les coûts de réalisation de ces documents doivent être amortis par un nombre d’exemplaires élevé.

Anne-Marie Bertrand, du service Études et recherche à la Bibliothèque publique d’information, réaffirmait le rôle du médiateur (bibliothécaire ou enseignant) qui, face à la profusion des sources et des moyens d’information, s’impose comme garant de l’égalité d’accès au savoir et à la culture du plus grand nombre.

Les participants ont pu assister à une présentation des productions de la Cinquième et Claude Delafosse, de Bayard Presse, a mis en évidence, à travers sa démonstration de la « Machine à remonter le temps », le caractère à la fois éducatif et ludique des produits multimédias.

La table ronde, dernière partie du colloque, réunissait Bernard Cassen, du Monde diplomatique, Pierre Forest, de la Sacem (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), Leonidas Kalogeropoulos, co-auteur avec Alain Laramée, de Multimédia et autoroutes de l’information *, Michel Melot, et Dany Vandromme, directeur du Centre de ressources informatiques de Haute-Normandie. Les débats, au cours desquels la salle est souvent intervenue, ont permis d’aborder les problèmes politiques et juridiques posés par les nouveaux médias : le multimédia et les réseaux face aux droits d’auteur, les enjeux économiques, la domination de fait des Anglo-Saxons et l’interrogation sur la possibilité qui subsiste de défendre un multimédia francophone. Internet, réseau des réseaux créé par des militaires, puis « capturé » par la communauté scientifique, échappe désormais à tout contrôle et pourrait bien n’être régi, au bout du compte, que par les intérêts commerciaux.

La sphère éducative semble s’ouvrir largement sur les nouvelles technologies de l’information : cela implique, pour les médiateurs, bibliothécaires ou enseignants, qu’ils sachent évoluer, pour que leur rôle soit pleinement utile. Mais la sphère politique saura-t-elle prévoir, et par conséquent contrôler, l’évolution des autoroutes de l’information ?

A la séance d’ouverture, Yvon Robert, maire de Rouen, avait déclaré : « Il faut que ces techniques soient utilisées fondamentalement pour développer la lecture ». C’est là en effet que réside tout le problème : la subordination des moyens techniques à la diffusion de la culture et à la circulation des idées dans le monde de demain.

  1. (retour)↑  Leonidas KALOGEROPOULOS, Alain LARAMEE, Multimédia et autoroutes de l’information : pour comprendre la diversité des outils et en saisir les enjeux, Paris, Nathan, 1995, 159 p. (Les livres de l’entreprise).