La carpe et le lapin

ou le difficile mariage des universités et des bibliothèques

Jean-Claude Roda

La démocratisation de l'enseignement supérieur n'a pas été accompagnée par un changement des méthodes pédagogiques.Il en résulte un taux d'échec en premier cycle universitaire qui approche les 70 %. Face aux TD surchargés et aux bibliothèques saturées, les étudiants se révoltent. Que pouvons-nous faire ? Remettre la bibliothèque à sa place, au centre de la vie universitaire, l'ouvrir davantage, mieux la faire connaître et surtout la rénover. Encore faut-il savoir abattre les tabous et ne plus se cacher derrière l'opposition recherche-pédagogie.

Democratization of higher education did not go with a development of pedagogical methods. The result is a rate of failure of nearly 70 % within the first years. Tutorial classes are crowded, libraries are badly congested, and a strong protestation comes from the students. What can we do ? It would be necessary to put the library in the right place, at the centre of the university life, to open it more largely, to make it know better, and above all, to reorganize it. But in order to be successful, we must be able to pull the taboos down and to avoid ourselves hiding behind the opposition research-pedagogy.

Die Demokratisierung des Hochschulunterrichts wurde leider von keiner Veränderung der pädagogischen Methoden begleitet, was eine wichtige Mißerfolgquote (circa 70 %) im ersten Studienlauf zeitigt. Die Studenten können übervölkerte Klassenzimmer und saturierte Bibliotheken nicht mehr ertragen und erheben sich. Was können wir tun? Die Bibliothek an ihrer eigenen Stelle in der Mitte des Universitätslebens wiedersetzen, die Öffnungszeiten verbreitern, die Anstalt besser kennen lassen und vor allem erneuern. Wir müßen aber dazu Tabus abwerfen und den Schwindel der Opposition zwischen Forschung und Pädagogie entlarven.

La démocratisation du système éducatif a permis d’augmenter le nombre de jeunes diplômés, ce qui est une bonne chose en soi. En 1950, 5 % d’une classe d’âge obtenait le baccalauréat, 24 % en 1975, 30 % en 1985 et 62,4 % en 1995. C’est à partir de cette évolution qu’a été tenté le pari de conduire d’ici l’an 2000, 80 % d’une classe d’âge au bac : « La nation se fixe comme objectif de conduire d’ici dix ans l’ensemble d’une classe d’âge au minimum au niveau du certificat d’aptitude professionnelle ou du brevet d’études professionnelles et 80 % au niveau du baccalauréat » (Loi d’orientation sur l’éducation de 1989).

C’est ainsi que se remplissent les amphithéâtres de nos universités qui, débordées, font dès la première année un sérieux écrémage : on parle, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, d’un taux d’échec qui atteindrait cette année 70 %... C’est, qu’en principe, l’enseignement supérieur s’adresse à une élite, à de « jeunes adultes » d’environ dix-neuf ans, que l’enseignement du second degré a lâchés presque à regret. Leur niveau dépend évidemment de la valeur de ce dernier ; les connaissances de base et surtout la formation intellectuelle qu’il leur a données commandent l’aptitude des étudiants à assimiler une formation supérieure. A entendre le concert de lamentations qui s’élève de toutes les universités, on peut penser que le résultat n’est pas satisfaisant.

On nous dira que le phénomène d’inadaptation, dont la conséquence est d’accroître, en fin de parcours, le nombre de chômeurs chez les 18-25 ans, est un fléau spécifiquement français. Du coup, la classe politique réagit de façon tout à fait spécifique en rejetant la responsabilité sur l’Éducation nationale qui ne remplirait plus son rôle, incapable qu’elle serait d’apprendre à lire, écrire et compter ! Notre société moderne a besoin d’hommes et de femmes de mieux en mieux formés et qualifiés. Les enjeux économiques, technologiques nécessitent davantage de compétences professionnelles de haut niveau, diversifiées et larges, adaptables et réutilisables. Comment s’étonner alors de voir l’entreprise revendiquer la responsabilité de contribuer à la formation des jeunes !

Qu’il est dur d’être étudiant !

Il ne faut plus gérer la formation à court terme sans relation avec les phénomènes socio-économiques, mais également sans se préoccuper de l’évolution qui affecte le public auquel elle est destinée. Les étudiants de 1995 ne sont pas ceux des années 60 ; qu’ils sont loin les « héritiers » de Bourdieu et Passeron ! Il est urgent de comprendre que le débat dépasse largement la question des diplômes et même de l’Éducation nationale, et que la balle est dans le camp de la société tout entière. Dès l’affaire du CIP (contrat d’insertion professionnelle), Yves Lichtemberger, ancien directeur du CEREQ (Centre d’études et de recherches sur les qualifications), n’hésitait pas à affirmer que « l’ascenseur social français est bloqué », qu’aucun diplôme ne peut plus garantir d’emploi. Si une telle affirmation est de nature à ébranler notre confiance dans le système éducatif qui était censé permettre à tous d’évoluer en fonction des seuls mérites, il faut toujours affirmer que les non-diplômés seront exclus, pourrait-on dire, en priorité.

L’anxiété de la jeunesse est légitime, mais le diplôme reste une nécessité. Tout diplômé n’est pas garanti d’obtenir un emploi, mais sans diplôme, il est assuré, hélas, d’être un laissé pour compte.

C’est la faute au lycée !

La présence importante des lycéens lors des dernières manifestations d’étudiants a montré que le « peuple adolescent », selon l’expression du sociologue Michel Fize 1, est solidaire, qu’il dépasse les clivages de l’Éducation nationale. Le lycée et l’université sont devenus les lieux de l’adolescence qui se prolonge, précisément, au gré des études. Emportés par la vague engendrée par l’ouverture totale des portes du lycée, tous les jeunes vivent avec cette interrogation angoissante : feront-ils partie de la minorité qui aura un emploi ?

En même temps, l’arrivée en masse de nouveaux publics au lycée ne s’est pas faite sans modifications profondes des comportements. Comme l’a constaté le sociologue Robert Ballion 2, le lycéen d’aujourd’hui, même dans les filières les plus prestigieuses, est tenté de gérer sa scolarité en consommateur-calculateur, mesurant son travail à l’aune des points obtenus à l’examen. Il serait, au dire des professeurs, moins curieux, il n’attendrait pas de l’institution scolaire qu’elle l’aide à forger des valeurs, ni qu’elle contribue à son épanouissement. Comment espérer alors qu’il n’ait pas de difficultés une fois immergé dans l’université ?

L’université de masse

Contrairement à ce qu’on a feint de croire dans l’introduction de cet article, l’enseignement supérieur ne s’adresse plus à une « élite » sélectionnée en fonction de ses études antérieures ; il est dépendant du second degré et le niveau de ses étudiants dépend de la valeur de ce dernier. Les connaissances de base acquises au lycée et, surtout, la formation intellectuelle qui y est donnée, commandent l’aptitude des étudiants à assimiler la formation supérieure. Or, de l’avis de tous les universitaires, mais également des professeurs de lycée, ce dernier est asphyxié par l’encyclopédisme démesuré de ses programmes et n’a plus la capacité d’ « apprendre à apprendre », son seul but étant le baccalauréat. Les raisons en sont diverses : mesures de circonstance pour le recrutement des maîtres, insuffisance des crédits, abandon progressif de l’écrit et de la mémorisation, hésitations pour adapter la pédagogie à un recrutement élargi...

Ces conditions générales ont eu des répercussions particulièrement graves pour les disciplines littéraires. Nous avons assisté à l’abandon progressif des textes majeurs et à la promotion par les nouveaux manuels de véritables digests, sans odeur ni saveur qui ne sont évidemment pas de nature à inciter à la lecture : le Père Goriot expurgé de ses descriptions n’est plus tout à fait du Balzac.

Cette évolution de l’enseignement secondaire et l’accroissement massif des candidats aux études supérieures ont d’ailleurs incité certaines universités à prendre des mesures de sauvegarde, notamment de lutte contre l’échec en premier cycle, la création d’un niveau intermédiaire entre les études supérieures et les études secondaires, au moyen, en quelque sorte, d’une année préparatoire à l’université. De telles transitions, délicates à organiser, allongent les études supérieures ; elles ont souvent un caractère hybride qui n’est pas sans ambiguïté. Par la force des choses, une partie des objectifs de l’enseignement supérieur de base est donc constitué de « rattrapage », destiné à compléter les études secondaires ou pallier leurs carences. Le temps disponible à la véritable formation supérieure est diminué d’autant, alors que le progrès des connaissances implique qu’il soit allongé afin que les étudiants puissent assimiler des notions qui deviennent de plus en plus complexes. Dès lors, comment s’étonner que des voix s’élèvent pour qu’on débarrasse l’université du premier cycle !

Un quart des enseignants interviewés en 1994 par Marie-Françoise Faye-Bonnet, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Paris X-Nanterre, prône l’abandon du premier cycle et affirme que l’université devrait concentrer ses efforts sur les 2e et 3e cycles 3...

L’enseignement magistral

D’autres universitaires, tout aussi nombreux, s’interrogent autant sur les objectifs de l’université que sur l’efficacité de leurs enseignements. Certains murmurent qu’à l’université, la pédagogie consiste, le plus souvent, à gérer les flux d’étudiants ! Tous sont d’accord pour dire que les étudiants de premier cycle ont des difficultés de compréhension des connaissances dispensées dans les cours magistraux classiques, des problèmes méthodologiques de prise de notes et de travail personnel, d’appropriation de ces cours, sans compter un réel manque de relation enseignants/étudiants.

L’enquête sur le cours magistral effectuée par Marguerite Altet, professeur de sciences de l’éducation à l’université de Nantes 4, met en lumière les difficultés rencontrées par les étudiants pour suivre un cours. 63 % trouvent que c’est trop rapide, 53 % y voient trop de connaissances nouvelles, 56 % se heurtent à trop de références inconnues, 40 % ont des problèmes de vocabulaire, 38 % ne connaissent pas les auteurs cités, 49 % ne parviennent pas à prendre des notes convenablement.

A quoi peuvent bien ressembler ces cours magistraux ? On peut aisément les définir par quelques caractéristiques qu’on retrouve partout. Ce sont des monologues qui exposent, citent, mais n’expliquent pas ; il s’agit d’un discours, d’une énonciation, sans communication réelle avec l’auditoire ; c’est une intervention scientifique spécialisée qui attribue aux étudiants une connaissance a priori. L’enseignant n’intervient pas sur l’étudiant lambda, mais sur les connaissances qu’il est censé avoir ! Telles sont les conclusions de cette enquête.

La mission impossible de l’enseignant-chercheur

Si, malgré toutes les réserves faites ici et là, l’intérêt pour les questions pédagogiques commence à se développer dans l’université, il faut bien reconnaître que les progrès sont lents.Il existe, en effet, chez les enseignants du supérieur, une contradiction entre leurs obligations statutaires définies exclusivement en charge d’enseignement, et les critères de promotion qui portent essentiellement sur les activités de recherche.

En outre, la loi d’orientation de 1989 (loi Savary), en accroissant l’autonomie des universités, a considérablement augmenté la participation des enseignants-chercheurs à la gestion de leur université et, de ce fait, les instances de concertation et de discussion. Les semaines sont jalonnées de toutes sortes de réunions d’un intérêt, il faut bien le dire, inégal, mais néanmoins obligatoires. On comprend que certains enseignants du supérieur se sentent peu concernés par la réflexion pédagogique !

Avec les discours promotionnels du multimédia et des autoroutes de l’information, de nombreuses voix s’élèvent pour entonner un hymne nouveau dans lequel l’enseignement assisté par ordinateur apparaît comme la seule prophylaxie possible face au mal qui ronge nos universités. C’est oublier un peu vite que la pédagogie résulte d’une alchimie complexe et qu’il n’est pas plus facile de faire un didacticiel attrayant qu’un cours magistral captivant.

D’autre part, la révolution tant annoncée de l’édition électronique tarde à venir : seulement deux millions de CD-Rom étaient installés en Europe au début de l’année.

Si l’intrusion du multimédia peut être comparée à l’invention de l’imprimerie, rappelons qu’aujourd’hui comme hier il faut, pour tirer bénéfice des nouvelles technologies, trouver de nouveaux modes de relation enseignant/enseigné. En trois mots comme en mille, « changer de pédagogie ». Est-ce possible ? Sans doute, mais à condition de garder les pieds sur terre.

Les leçons de l’échec

En somme, qu’attend-on de la communauté universitaire pour satisfaire les exigences de la société vis-à-vis de ses cadres ? La formation de l’enseignement supérieur doit donner aux étudiants un large panorama de connaissances, développer leur jugement critique par la comparaison, l’apprentissage du travail personnel. Pour se faire une opinion, les étudiants doivent apprendre à se documenter, à connaître les sources d’information, à utiliser les instruments bibliographiques quels qu’en soient les supports, électroniques ou plus banalement papier, bref, à fréquenter les bibliothèques !

C’est ce qui leur permettra ensuite de travailler seuls, quelle que soit leur profession. C’est aussi ce qui leur permettra de se tenir au courant une fois qu’ils auront quitté l’université ou, autrement dit, d’opérer eux-mêmes un certain recyclage permanent, indispensable tant au professeur qu’au chercheur et au praticien. En réalité que constatons-nous ? Plus de 40 % des étudiants inscrits à l’université n’ont jamais mis les pieds à la bibliothèque universitaire ! On peut s’interroger sur ce manque d’intérêt et le moins hardi des chefs d’entreprise y trouverait de belles opérations de marketing et un marché plein de promesses...

Depuis longtemps, on tient à jour des statistiques de fonctionnement qui renseignent le gestionnaire sur le nombre de lecteurs inscrits, sur leur fréquentation (nombre d’entrées), le nombre de livres empruntés ou communiqués sur place. Grâce à l’informatique, on peut également savoir quels sont les ouvrages le plus souvent empruntés et même à quel moment de la journée.

Tout cela figure en bonne place dans le bilan annuel et représente la première partie de l’ESGBU (Enquête statistique générale des bibliothèques universitaires). Ces statistiques appellent cependant trois remarques :

– la banalisation de leur pratique a conduit un grand nombre de responsables des bibliothèques à un fatalisme mathématique cachant l’objectif fondamentalement pratique de la méthode statistique : fournir une estimation en vue de l’action. A quoi bon savoir si on ne peut pas, ou si on ne veut pas, agir ?

– si les statistiques de fonctionnement nous apportent des informations précieuses, elles ne nous renseignent que sur notre établissement ; pour indispensables qu’elles soient, elles ne nous renseignent pas sur les attentes du public qui n’a pas forcément besoin de réformes spectaculaires, mais dont il faut entendre les souhaits. Remarquons au passage que, dans les bibliothèques aussi bien que dans les administrations, on parle le plus souvent du public en termes d’usager, rarement de client, ce qui est révélateur d’un état d’esprit ;

– enfin, les statistiques, notamment celles du prêt, heurtent nos convictions professionnelles qui nous orientent davantage vers la recherche que vers la pédagogie et le soutien du premier cycle.

Chaque fois qu’on interroge les étudiants et qu’on leur demande de porter un jugement sur leur bibliothèque, ils se plaignent du manque de manuels. Pour des raisons tout autant budgétaires que déontologiques, nous répugnons à multiplier le nombre d’exemplaires d’ouvrages qui deviendront obsolètes dans quelques années et qu’il faudra alors mettre au rebut. Pourtant, acheter cinq exemplaires d’un manuel quand on sait que cinq cents étudiants en première année de DEUG (diplôme d’enseignement universitaire général) en ont besoin en même temps semble aller à l’encontre des conclusions qu’imposent les statistiques de prêt.

Si on tenait compte et si on voulait vraiment savoir combien de manuels il faut acheter pour neuf cents étudiants de première année, on diviserait le nombre d’étudiants par le nombre de prêts théoriques, environ vingt par année universitaire. Cela donne quarante-cinq exemplaires !

Vers une mutation de l’université ?

L’Éducation nationale en général, et les universités en particulier, n’en finissent pas de poursuivre leur mutation : autrefois, l’enseignant avait pour mission de transmettre un savoir, aujourd’hui on lui demande simultanément d’être l’éducateur, le père, la mère, le gendarme et accessoirement d’enseigner. Pour la bibliothèque universitaire, c’est un peu la même chose : elle n’est plus ce temple du savoir où on pénétrait sur la pointe des pieds, mais un lieu de convivialité où on donne rendez-vous à ses amis, où on travaille, où on fait sa correspondance, bref un lieu polymorphe qui ouvre, décloisonne et structure l’esprit. C’est en tout cas l’attente de nos étudiants. Mais comment parler de convivialité quand les horaires d’ouverture restent confidentiels ou du moins inadaptés au regard des horaires de cours qui vont de huit heures du matin à huit heures du soir ! On voit souvent des bibliothèques ouvertes, mais sans public, en période d’examens ou quand les étudiants ont déjà quitté l’université, alors qu’elles demeurent obstinément fermées au moment où cette dernière bourdonne comme une ruche, de huit à neuf heures le matin, de dix-huit à vingt heures, le soir.

Le mariage de la carpe et du lapin

S’il est intéressant de savoir que les étudiants de maîtrise empruntent plus, proportionnellement, que les étudiants de premier cycle, il est surtout important de se demander pourquoi. Parce qu’ils ont plus de temps pour lire ? Parce qu’ils sont davantage sollicités par les enseignants ? Ou parce qu’ils connaissent mieux la bibliothèque que les étudiants nouvellement arrivés ?

Tous les sondages réalisés ces dernières années dans nos universités donnent le même son de cloche : 50 % des étudiants entrant en première année estiment qu’ils n’ont pas besoin de la BU pour faire leurs études. Encore sous l’influence du lycée dont la pédagogie est loin d’être fondée sur le CDI (centre de documentation et d’information) et la lecture, confortés par bon nombre d’enseignants qui affirment sans ciller que « leur cours suffit », ils s’accommodent des cours magistraux et répugnent, au contraire, au véritable travail personnel qui permet d’accéder à l’autonomie intellectuelle.

D’une part, on se heurte au désintérêt de nos enseignants pour la bibliothèque : ils négligent, par exemple, de nous faire connaître les changements de programmes, ce qui a forcément des conséquences fâcheuses sur nos achats documentaires, mais plus grave encore, ils oublient leur rôle de prescripteur de lectures 5 ; d’autre part, on subit la frilosité de bon nombre de conservateurs qui, ne pouvant s’identifier aux enseignants, ont tendance à les ignorer. Entre les deux, les étudiants font ce qu’ils peuvent pour tirer leur épingle du jeu.

Qu’on pardonne cette affirmation tautologique : à partir du moment où on a des préjugés, on a peu de chances de communiquer avec l’autre, mais quand le courant passe entre enseignants et conservateurs, on est surpris par les résultats !

Propositions pour les bibliothèques

Partant de là, que faut-il faire, comment renverser les mentalités ? Tout d’abord, on vient de le dire, réconcilier enseignants et conservateurs pour qu’ils bâtissent, ensemble, un plan de sauvetage des étudiants de première année. Reprendre les vieilles recettes qui ont fait leurs preuves, par exemple, organiser des visites de la bibliothèque par groupes et de préférence dans le cadre des travaux dirigés et ceci dès les premiers jours de la rentrée. Ces visites seraient conduites par le personnel de la bibliothèque préalablement formé, car le métier de guide ne s’improvise pas, mais surtout elles seraient construites sur un « projet pédagogique » différent dans chaque établissement, et même dans les diverses sections d’un établissement : on donnera vraisemblablement priorité aux revues en droit, aux manuels, notamment aux livres d’exercices en sciences...

Si ces visites sont la condition nécessaire de l’accueil des nouveaux étudiants, elles ne peuvent suffire, tout simplement parce qu’elles ne permettent pas d’entrer dans le détail de la recherche documentaire. On constate un fait, maintes fois vérifié par les personnels de la bibliothèque : consulter les catalogues devient vite une véritable épreuve pour les étudiants et faire la différence entre les divers types de documents est au dessus de leurs forces. C’est certainement ce qui explique le succès du libre accès aux documents, même s’ils sont le plus souvent assez mal rangés, et du « butinage » sur les rayons de la bibliothèque, sans aucune logique ni plan documentaire. Faire une recherche documentaire cohérente suppose la compréhension d’un certain nombre de codes tels que les modes de rédaction de la notice, les principes d’indexation. Il faut aussi connaître le sens des mots thésaurus, index, ou sommaire, notions qui s’apprennent comme n’importe quelle autre et qui nécessitent cours et travaux pratiques. Certes, il n’est pas question de faire de nos jeunes étudiants des professionnels, mais il faut leur donner les moyens de se diriger dans l’univers de plus en plus complexe des bibliothèques. L’organisation des enseignements en première année doit faire une place à cet enseignement qui pourra être assuré par les bibliothécaires, mais également par des PASTE (Professeurs associés en service temporaire) recrutés dans ce but par la bibliothèque ou, pourquoi pas, par l’UFR (unité de formation et de recherche).

Une des plus importantes missions que devrait se donner la bibliothèque est de développer le goût du savoir grâce à une bonne maîtrise de l’information, bien entendu, mais également en facilitant l’accès au document. Qu’en est-il exactement ? Les étudiants, on le sait, ont le plus grand mal à trouver les manuels dont ils ont besoin, pour la bonne et simple raison que la bibliothèque les achète en nombre d’exemplaires insuffisants. Connaît-on beaucoup de bibliothèques qui acceptent d’acheter les ouvrages de base par lots de cinquante exemplaires ? Et pourtant, quand une première année se partage en plusieurs amphithéâtres de quatre cents places, à qui peuvent servir les dix ou douze exemplaires disponibles ?

Cela tombe sous le sens, il faut donner à la bibliothèque les moyens d’acheter tous ces manuels et mettre sur pied un véritable plan de développement des collections du premier cycle. Pour cela, il faut surtout changer les mentalités des conservateurs 6 ! Une bonne façon de les y aider serait « d’affecter » une part des crédits mis à la disposition de la BU aux acquisitions documentaires du premier cycle et uniquement du premier cycle.

La démarche qualité

Un certain nombre de mesures, peu coûteuses et simples du point de vue technique, mais qui nécessitent une véritable prise de conscience du personnel pour qu’il se mette dans la peau du « client », pourront améliorer les performances de la bibliothèque et, par voie de conséquence, celles des étudiants : il s’agit de l’annualisation du temps d’ouverture des bibliothèques, de l’extension du monitorat et, enfin, de la formation à la recherche de la qualité.

Les bibliothèques universitaires sont désormais ouvertes cinquante heures par semaine, en moyenne, pendant à peu près dix mois, ce qui représente pas loin de 2 400 heures d’ouverture par an ! Si on accepte de réduire les horaires d’ouverture pendant les mois de juin, juillet et septembre, mettons à trente-sept heures, ce qui correspond, dans la plupart des bibliothèques, à l’horaire hebdomadaire du personnel, on supprimera les problèmes de permanence sans gêner le public. Les treize heures « économisées » pendant les mois d’été seraient alors reportées, exactement ou non, sur les mois qui correspondent à l’activité maximum de l’université. Ceci conduirait à une moyenne de cinquante-quatre heures d’ouverture !

Puisque toutes les bibliothèques universitaires fonctionnent aujourd’hui avec l’apport des moniteurs, qui assurent chacun cinquante heures par mois, soit douze heures par semaine en moyenne, on pourrait compléter l’annualisation des horaires d’ouverture en recommandant le recrutement des moniteurs en plus grand nombre mais pendant les seuls mois d’ouverture maximum. Si le problème des effectifs est réel, il ne doit pas devenir un prétexte pour ne jamais rien tenter. Une bonne organisation permet parfois des miracles. A la bibliothèque de l’université de Toulon, en 1992, seize agents assuraient l’ouverture d’une bibliothèque unique qui accueillait 5 000 étudiants ; en juin 1995, dix-huit agents assuraient l’ouverture de quatre bibliothèques qui accueillent, au total, 8 000 étudiants.

Toutes les enquêtes de satisfaction dénoncent partout les mêmes dysfonctionnements : difficulté d’obtenir des renseignements précis quand on cherche un document, difficulté à trouver le bon interlocuteur, problèmes d’amabilité, d’attente... Si on veut changer quelque chose, il faut obtenir une prise de conscience du personnel, agir sur les comportements. Les stages « qualité » ne manquent pas ! Prenons le cas du téléphone, le test est facile : si on appelle n’importe quelle bibliothèque universitaire, entre dix-sept et dix-huit heures, tantôt il n’y a personne pour répondre, tantôt quelqu’un décroche après plusieurs sonneries, mais c’est la mise en attente... Les Quatre saisons de Vivaldi c’est bien, mais pas trop longtemps ! Et quand enfin on tient un interlocuteur, il ne se présente pas, on ne connaît pas sa fonction, et de toute façon il n’est pas au courant. Il existe de très bons stages d’accueil téléphonique, n’en privons pas nos agents. Et si c’est par manque de personnel qu’on ne répond pas, on peut toujours doter l’agent de permanence d’un téléphone portatif, ce n’est plus très cher !

Inscrire les choix dans la durée

Jusqu’à présent, les bibliothèques universitaires ont été les témoins impuissants d’une dérive que tout le monde dénonce, mais contre laquelle bien peu s’arc-boutent. Or la cote d’alerte est dépassée, tout cela doit changer ! Si elles le veulent, les BU peuvent devenir le moteur du changement au sein de la grande institution qu’est l’université.

Qu’il s’agisse de modernisation des services ou de développement général des moyens, les progrès ne peuvent être appréciés qu’à l’aune des résultats. Il ne suffit pas de bien faire, encore faut-il s’assurer que le « client » est satisfait. Si ce dernier n’a pas perçu toutes les améliorations du système, c’est peut-être parce qu’on n’a pas su les mettre en évidence, c’est sûrement parce qu’il n’en a tiré aucun profit !

D’autre part, la démarche de modernisation ne doit pas correspondre à une nécessité passagère, elle doit, au contraire, s’inscrire dans la durée. C’est pourquoi tous les projets doivent être précédés d’un bilan méticuleux de la situation alliant quantitatif et qualitatif pour la mise en œuvre d’une politique efficace dont le tutorat et surtout la formation à la pratique documentaire seront la pierre angulaire.

Le statut et les missions de l’enseignant-chercheur, la situation de l’université aujourd’hui et l’opinion des universitaires sur leur métier peuvent certes aider à comprendre le taux si élevé de l’échec en premier cycle. On aurait tort, cependant, d’escamoter l’importance de l’accueil en bibliothèque. Certes, les technologies de l’information peuvent être un formidable moteur universitaire, à condition de ne pas oublier qu’il n’est pas plus facile de faire un didacticiel attrayant qu’un cours captivant ! Et d’ailleurs, ce n’est pas parce que cela est possible que cela se fera.

Ce qui est certain, par contre, c’est que la fréquentation des bibliothèques améliore les performances universitaires. L’un ne peut pas aller sans l’autre. C’est le sens qu’il faut donner au mariage de la carpe et du lapin.

Novembre 1995

  1. (retour)↑  Michel Fize, Le peuple adolescent, Paris, Julliard, 1994, 180 p.
  2. (retour)↑  Robert Ballion, Le lycée, une cité à construire, Paris, Hachette-Education, 1993.
  3. (retour)↑  Marie-Françoise Faye-Bonnet, Les enseignants chercheurs physiciens, Paris, PUF, 1994.
  4. (retour)↑  Marguerite ALTET, La formation professionnelle des enseignants, Paris, INRP-SFP, 1994.
  5. (retour)↑  Cf. Jean-Claude Roda, L’appétit vient en lisant, La Garde, Association Coralie, 1995, p. 25-37.
  6. (retour)↑  Cf. Jean-Claude Roda, « L’Évaluation des bibliothèques, pour quoi faire ? », Bulletin des bibliothèques de France, 1994, t. 39, n°1, p. 54-60.