Un aspect de la crise des universités
L'interuniversitaire en question
Benoît Lecoq
Loin d'être un mouvement interne au monde des bibliothèques, la crise que viennent de vivre les bibliothèques interuniversitaires est bien le produit d'une crise des universités françaises. Elle laisse craindre que, par ricochet, les services communs de documentation soient eux-mêmes affectés par ce phénomène. Après avoir brièvement retracé l'histoire de l'interuniversitaire, on examine ici les enjeux de la situation ainsi que les arguments des uns et des autres.
Far from being a movement within the world of libraries, the recent crisis of the bibliothèques interuniversitaires is the result of the crisis within the French universities. As an indirect result, the services communs de la documentation might be themselves touched by this phenomenon. After a short history of the interuniversity libraries'system, the author examines the stakes of the situation, with the arguments of the different protagonists.
Die Krise, die die gemeinsamen Universitätsbibliotheken erlitten haben, ist gar keine interne Bewegung des Bibliothekswesens, sondern ja das Ergebnis einer Krise der französischen Universitäten. Sie läßt auch fürchten, daß die gemeinsamen Dokumentationsdienste selbst der Reihe nach von diesem Phänomen angegriffen werden. Nach einer kurzen Geschichte des Universitätsbunds untersucht hier der Verfasser die Wetten der Lage sowie die gegenseitigen Argumente, die darüber enstanden sind.
Dix ans après la promulgation du décret du 4 juillet 1985, le moment est venu de s’interroger sur l’une de ses conséquences aussi indirecte que décisive : l’affaiblissement progressif des bibliothèques interuniversitaires (BIU) et, plus généralement, des structures interuniversitaires.
Après une première crise qui avait vu divorcer, selon des modalités variées, mais rarement par consentement mutuel, les établissements composant les BIU d’Aix-Marseille, Grenoble, Lille, Lyon et Rennes, un second tir, tendu et nourri, a eu raison de quelques fleurons symboliques comme Toulouse et Bordeaux. Quant à la BIU de Nancy, qui s’était jusqu’à présent maintenue, en dépit de l’opiniâtreté autonomiste d’une partie de ses troupes, sa disparition vient d’être pour ainsi dire programmée. Le caractère passionnel qui entoure parfois le débat qu’ont inévitablement suscité ces vagues d’éclatements (n’a-t-on pas entendu s’élever des voix pour réclamer la mise à mort des dernières survivantes ?) signale que les enjeux personnels et les luttes de pouvoir ne sont pas toujours étrangers à cette situation.
Toutefois, on négligera ici cet aspect des choses, local et anecdotique, pour faire porter la réflexion sur trois questions essentielles. S’agit-il d’une turbulence ponctuelle, limitée aux seules BIU, ou bien n’est-ce pas au contraire le signe annonciateur d’un mouvement qui risque de s’étendre aux services communs de documentation des universités ? Ce phénomène est-il interne au microcosme bibliothéconomique ou n’y a-t-il pas lieu de l’interpréter davantage comme l’un des reflets de la crise générale que traversent les universités françaises ? Enfin, faut-il n’y voir qu’une simple question d’adéquation fonctionnelle des structures ou ne doit-on pas plutôt être amené à redouter que cette crise porte atteinte à la cohérence d’un réseau appuyé sur le crédit d’établissements importants aux missions spécifiques ?
Une histoire récente
L’histoire de l’interuniversitaire est une histoire récente : elle remonte à 1970, année où, en vertu des dispositions de la loi Edgar Faure, le nombre des universités passe de vingt-deux à cinquante-sept.
C’est tout naturellement – et sans que cela donne lieu à débats – que l’on s’achemine alors vers l’organisation la plus simple : si plusieurs universités cohabitent au sein d’une même agglomération, leurs services transversaux (et, au premier chef, la bibliothèque préexistante) deviennent interuniversitaires, moyennant la signature d’une convention entre les universités concernées : celles-ci sont alors cocontractantes 1 ; à l’une ou plusieurs d’entre elles sont rattachés des services interuniversitaires.
Sans doute faut-il ajouter que la conjoncture politique et culturelle née de la crise de mai 1968 avait créé un climat favorable à une solution de ce type : les universitaires étaient alors les premiers à prôner les vertus de l’interdisciplinarité et du décloisonnement intellectuel ; les structures fédératives avaient le vent en poupe ; l’autonomie des universités n’était pas à l’ordre du jour. Ainsi se mit en place, dans les académies de Paris et de sa couronne, de même que dans la plupart des grandes capitales régionales, un puissant ensemble de BIU appelées à devenir des établissements d’envergure 2.
Le décret du 4 juillet 1985, complété par celui du 27 mars 1991, ouvrit une première brèche dans la forteresse des structures interuniversitaires. Le texte ne prévoyait que deux possibilités : soit la gestion commune des bibliothèques universitaires était assurée au sein d’un service interétablissements de coopération documentaire (SICD), simple changement de désignation statutaire ; soit l’ancienne BIU était morcelée entre plusieurs services communs de documentation (SCD) rattachés à leurs universités respectives, le SICD se contentant de mettre en œuvre quelques-unes des missions communes.
Or, malgré la publication d’une circulaire détaillée qui indiquait les procédures les plus adéquates 3, il apparut très vite qu’il était délicat de mettre en œuvre, par convention, les nouveaux statuts, notamment lorsque des BIU étaient en jeu. Soucieux d’affirmer leur autorité sur la documentation, joyeux d’en revendiquer la tutelle et, du même coup, de rejeter celle de la lointaine direction ministérielle parisienne, la plupart des présidents d’universités se montraient favorables à une solution d’éclatement. Inquiets des conséquences d’une telle scission, les directeurs de ces établissements étaient parfois amenés à préférer maintenir un statu quo fragile, plutôt que d’affronter le risque d’une secousse sismique statutaire, en prenant l’initiative d’une convention.
Pluralité des situations
Ces aléas et le climat de méfiance qui s’ensuivit sont à l’origine de la pluralité des situations qu’on peut aujourd’hui observer. Deux cas de figure avaient été envisagés par les textes ; ce ne sont pas moins de cinq types d’organisation que l’on dénombre à l’heure actuelle.Le SICD conserve la gestion complète de l’ensemble des bibliothèques tout en assurant des missions transversales : c’est la situation qui prévalait, il y a encore quelques semaines, à Bordeaux et à Toulouse et qui continue de se maintenir à Montpellier, Clermont-Ferrand et (mais pour combien de temps ?) à Nancy.
Le SICD n’a gardé en propre que quelques missions communes, de dimensions extrêmement variables : c’est la solution vers laquelle se sont orientées les universités d’Aix-Marseille, Lyon, Toulouse et Bordeaux.
Les SCD volent de leurs propres ailes, sans qu’aucune structure interuniversitaire soit mise en place : ainsi à Rennes et à Lille 4.
A Grenoble, deux SICD ont vu le jour, qui se partagent les fonctions transversales : l’un au service du secteur médical et scientifique (Grenoble 1, Institut national polytechnique de Grenoble, ou INPG), l’autre pour les secteurs droit et lettres (Grenoble 2 et Grenoble 3).
La situation de Strasbourg est unique : à la BNUS (Bibliothèque nationale et universitaire) qui a conservé une mission de coopération documentaire, s’ajoutent les SCD relevant de chacune des universités 5. Encore faudrait-il évoquer le cas distinct des bibliothèques interuniversitaires des académies de Paris, Versailles et Créteil, régies par le décret du 27 mars 1991.
Autonomie et séparatisme
Il reste à s’interroger sur la rapidité avec laquelle on a vu s’émietter un système aussi structuré et sur la soudaineté qui aura marqué l’effondrement de quelques grands établissements dont la solidité paraissait certaine.
En premier lieu, le discours sur l’autonomie – un discours un rien démagogique et qui tient trop souvent lieu de pensée unique au sein des universités – provoque des embardées qui conduisent droit au mur du séparatisme. Il constitue inévitablement un obstacle naturel à la coopération entre les universités et fait craindre, dans quelques cas, que l’attachement aux prérogatives singulières ne vienne à l’emporter sur le souci de la qualité du service rendu aux étudiants en particulier et à la communauté universitaire dans son ensemble. A cet égard, le morcellement féodal qui guette les universités (on sait que les francs-alleux s’y multiplient) a pour effet de contribuer à leur discrédit.
Des chercheurs étrangers nous font part de leur désarroi devant le manque de lisibilité de nos structures. Un prix Nobel américain confiait récemment à quel point lui était étrangère la terminologie « Montpellier 1 », « Montpellier 2 », « Montpellier 3 », face à Seattle ou Harvard. Il en faisait même un facteur d’explication du caractère selon lui « clochemerlesque » des luttes intestines qui ravagent parfois les universités... Il est vrai que le nombre des universités au sein d’une même agglomération peut, en certains cas, paraître démesuré.
Comment, dans ces conditions, ne pas souhaiter, ici ou là, une clarification ? Il n’est pas interdit de rêver à des organisations qui verraient la naissance d’un pôle scientifique au sens large (sciences et techniques, médecine, pharmacie, odontologie, etc.) et d’un vaste secteur littéraire (lettres et sciences humaines, droit et sciences économiques, etc.), dotés, bien entendu, des passerelles nécessaires.
C’est ici qu’intervient le rôle ambigu qu’ont joué, dans cette affaire, les pôles universitaires européens. Notamment destinés à fédérer des ressources et des missions communes à plusieurs universités voisines afin de leur conférer une meilleure lisibilité au niveau international, on a pu croire qu’ils doperaient, en quelque sorte, les structures interuniversitaires. Mais la réussite des pôles dépend en grande partie de l’aptitude des présidents d’université à mettre en œuvre une politique concertée. Or, là encore, l’ancrage séparatiste des universités vient contrarier le bon fonctionnement de l’institution.
A la toute relative brièveté du mandat des présidents (cinq ans) s’ajoute, dans le cas des villes interuniversitaires, leur rotation pour ainsi dire accélérée : que l’un d’entre eux vienne à achever son mandat et ce sont toutes les entreprises menées en coopération qui courent le risque d’une brutale remise en cause. Par ailleurs, on aurait pu juger légitime que l’un des présidents d’université (et pourquoi pas celui à qui est confié le rattachement du service interuniversitaire le plus important ?) soit regardé comme un primus inter pares. C’est si peu le cas, que l’on observe assez souvent que, là où le pôle européen fonctionne avec difficulté, la BIU est en proie à quelques vives attaques tout comme le service des sports ou celui de la médecine.
Il n’est pas négligeable non plus de relever que l’organisation même des bibliothèques universitaires en France (et non des seules BIU !) prédispose aux tiraillements et à la dissolution. Le système des sections 6 constitue un cadre prédécoupé si bien que la tentation est forte, chez certains, de s’emparer d’une paire de ciseaux et de suivre les pointillés. On souhaite que les directeurs de services communs de documentation prolongent cette réflexion...
Pour ou contre
Examinons, pour finir, les arguments des uns et des autres. Les adversaires de l’interuniversitaire ne manquent pas de stigmatiser les lourdeurs de gestion dont souffrent ces établissements, selon eux hypertrophiés.
Il est vrai, par exemple (tout directeur de BIU le sait), que le vote du budget donne lieu à un parcours épineux qui ne nécessite pas moins de trois ou quatre réunions de conseils, parfois davantage. Il est également vrai que l’échelonnement des niveaux de décision peut se révéler une contrainte pesante qui amène parfois à déployer une énergie considérable pour actionner un levier. Il est encore vrai que, dans ces établissements souvent historiques, la pyramide des emplois n’est pas toujours adéquate et qu’elle pâtit, en particulier, d’une inflation de la catégorie A.
Toutefois, ces travers indiquent davantage la nécessité d’un toilettage que celle d’une condamnation sans appel. Autres griefs : les BIU seraient des superstructures inefficaces, dévoreuses de crédits et de personnels. États dans l’État, elles oseraient se mesurer aux universités, entravant leur volonté d’autonomie ; s’arrogeant la gestion du personnel, elles donneraient aux présidents le sentiment d’une dépossession indue...
Plus sérieusement, il semble bien que l’attachement très français à une conception généraliste du métier de bibliothécaire aille à l’encontre des services spécialisés et pointus qui font la spécificité des BIU. Les tenants de l’interuniversitaire ne cessent de rappeler l’évidente nécessité des économies d’échelle qu’autorise une gestion centralisée des personnels et des crédits 7. Ils mettent en avant la qualité d’intervention des services centraux qu’ils gèrent, que ce soit dans le domaine des études et des recherches, dans celui de la formation professionnelle, du patrimoine, ou encore de l’informatique et des réseaux. Ils insistent sur l’intérêt scientifique d’une harmonisation de la politique documentaire et sur le caractère impérieux d’une cohérence en matière de choix informatiques. Ils se félicitent que l’interuniversitaire facilite la mobilité interne des personnels, ce qui, dans les académies attractives, est un atout précieux.
Enfin, et peut-être surtout, l’importance exceptionnelle des fonds documentaires que concentrent ces établissements leur confère de facto, et sans qu’ils aient à le revendiquer, une influence régionale, voire nationale et internationale, dont témoignent l’étendue et la diversité de leurs missions, le nombre et la variété de leurs usagers, le recours qu’ils constituent pour les centres documentaires plus modestes 8.
Mais cette lapalissade n’a pas l’heur de faire l’unanimité. Aussi est-il inquiétant d’avoir vu ternie l’image de quelques grandes bibliothèques qui, pour les raisons qu’on vient d’énoncer, entretenaient des liens étroits tant avec les collectivités territoriales et les diverses autorités administratives qu’avec de grandes universités étrangères. Il reste à espérer que les présidents d’université apprennent, en travaillant en commun, à identifier les missions transversales qui méritent d’être déléguées.
Une crise paradoxale
On conclura donc que la tourmente que viennent de traverser les BIU est bien le produit d’une crise des universités ; qu’à terme elle risque fort de retentir sur le statut des services communs de documentation, selon un scénario bien connu, et de les fragiliser. On ajoutera qu’il s’agit d’une crise paradoxale. Au moment même où, dans le langage de l’information, les notions de réseaux et de partage sont devenues des lieux communs, on assiste à la dispersion des structures porteuses les plus aptes à les mettre en œuvre ; au moment même où, dans le secteur de la lecture publique, tente de se mettre en place un puissant réseau de bibliothèques municipales à vocation régionale (BMVR), c’est un processus d’atomisation que l’on observe dans les bibliothèques de l’Enseignement supérieur. Car, à bien y regarder, l’implantation des BIU dessinait, peu ou prou, la carte des grandes capitales documentaires du réseau des universités.
Mais, je le dis cum grano salis et parce qu’il faut résolument demeurer optimiste, la politique pendulaire qui, depuis près de deux siècles, caractérise notre vie nationale, peut faire espérer à certains et redouter à d’autres qu’un retour de balancier ne vienne, un jour ou l’autre, renverser la situation actuelle. Il n’est pas impossible que l’on soit à nouveau sensible à la sagesse qui inspirait la lettre d’envoi de l’instruction générale relative au service des bibliothèques universitaires du 4 mai 1878 : « Le système des bibliothèques distinctes est onéreux pour l’État... Il présente en outre le grave inconvénient d’accuser une séparation inacceptable entre des établissements qui ne doivent avoir entre eux qu’un même intérêt et un même esprit » 9.
Janvier 1996