L'effet Gutenberg
Fernand Baudin
L'apparition de l'imprimerie en Occident, au milieu du XVe siècle, rompt un équilibre technique, intellectuel et scriptural où l'auteur, le scribe, l'enlumineur et les libraires partageaient « les mêmes critères de qualité visuelle aussi bien que grammaticale ». En quelques décennies, « l'effet Gutenberg » brise cette harmonie séculaire : « En séparant le dessin des caractères et le dessin des imprimés, Gutenberg a provoqué la fragmentation de tous les procédés de production et de reproduction des écritures et de leurs enseignements ». Dorénavant, un fossé se creuse entre les hommes de savoir - en fait, tout producteur de texte - et les milieux techniques qui en assument l'impression. Cela dit, au croisement des contraintes techniques et d'une esthétique, l'imprimerie typographique créera ses propres valeurs d'excellence, toutes de sobriété et de classicisme. Soit une architecture de la mise en texte au service de la lisibilité et de la beauté, au sens plein du terme un art, avec ses maîtres, ses styles et ses évolutions du goût.
La fin de l'effet Gutenberg
L'irruption de l'informatique, la diffusion générale de la publication assistée par ordinateur (PAO) subvertissent les règles et les acquis de l'ordre « gutenbergien ». Pour Fernand Baudin, nous vivons une nouvelle mutation dont les conséquences - positives et négatives - sont sans précédent et constituent un défi permanent, un appel à une réflexion vigilante et créative. La numérisation quasi totale de tout l'héritage typographique porte en elle le chaos, si elle n'établit pas ses propres règles de mise en oeuvre, pour l'essentiel fondées sur une connaissance vivante, critique, du patrimoine graphique ancien et moderne ; sans quoi se multiplieront les massacres assistés par ordinateur : « exécutions capitales » nous dit plaisamment Fernand Baudin. L'effet Gutenberg s'achève sous nos yeux et l'informatique referme la brèche ouverte au XVe siècle entre « ceux qui dessinent les caractères, ceux qui dessinent les imprimés, ceux qui écrivent ». Et l'auteur de multiplier les questions : sur le dessin de l'écriture traditionnelle menacée par une langue informatique à la disposition de tous, fruste, mais suffisante pour exprimer la plupart des besoins ; sur la valeur de la tradition : la page médiévale n'est-elle pas déjà de l'hypertexte avec ses gloses, ses colonnes multiples, ses enluminures enchâssées dans le texte ? Un utilitarisme prosaïque ne va-t-il pas à l'encontre du but recherché, une communication efficace où le beau et le bien ne font qu'un ?
Culture visuelle et civilisation écrite
Si les principes de la typographie et de la culture écrite doivent s'étendre impérativement « à tout ce qui suppose l'intervention d'un système à clavier » et multiplie ainsi signes et textes, la formation des producteurs de textes et celle de leurs lecteurs est capitale. En somme, former le goût afin que le plus grand nombre sache « ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas. Où ? Quand ? Pourquoi et pour qui ? » La qualité des livres et des écrits électroniques (l'hypertexte et le multimédia rendant encore plus crucial le problème) est à ce prix : toute culture - graphique ou non - est une éducation et l'apprentissage d'une « grammaire visuelle » aussi important que celui de la grammaire tout court.
Il faut regarder, apprendre à voir ces textes innombrables pour être capable d'en apprécier la qualité. Pour Fernand Baudin, l'enseignement de l'écriture joue un rôle capital, car l'écriture et la « configuration du texte » sont des éléments fondamentaux de la civilisation que l'informatique et ses procédures ne remplaceront pas. Dans l'esprit de l'auteur, la combinaison harmonieuse des lettres et des espaces, des noirs et des blancs, des marges et des interlignes constitue en dernier ressort une civilité technique respectueuse du lecteur et de la pensée ou des buts de l'auteur. Ne lit-on pas que la belle mise en pages est « une forme de courtoisie » (p. 459) et que la typographie ne doit pas « troubler la surface de lecture » ?
Grands typographes et créateurs de lettres
Pour appuyer ce plaidoyer en faveur d'une création graphique dominant les outils techniques d'aujourd'hui, l'auteur fait appel aux réflexions et aux travaux des grands typographes ou créateurs de lettres : entre autres, pour les anciens, Plantin, Aldo Manuzio, Fournier, Bodoni, Baskerville, et pour les modernes, Thibaudeau, Audin, Stanley Morison, Tschichold ou Zapf. Sous forme de « fragments », l'ouvrage s'achève sur des réflexions de Kandinsky, El Lissitsky, Kurt Schwitters ou Josef Albers. L'essentiel du livre est fait de « démonstrations oculaires », où des pages imprimées sont soigneusement analysées en trois phases : configuration, constellation et commentaire. Chaque exemple est considéré sous l'angle de la mise en pages, de l'utilisation des caractères et replacé dans son contexte technique, intellectuel et historique. Tout cela abonde en vues originales et stimulantes sur l'histoire ancienne et récente de l'art du livre imprimé. L'Effet Gutenberg est aussi un livre d'histoire vivante que devraient lire les historiens de la communication écrite.
Ajoutons enfin que ce livre important est par lui-même une application des principes qu'il défend : composition en un beau caractère romain - le Trinité ; - qui donne un texte dense, mais clair et transparent, mise en pages subtile invitant le lecteur à un cheminement oculaire et intellectuel en compagnie de l'auteur.