L'internet, l'université et l'édition

Annie Le Saux

L'Université Paris 7-Denis Diderot a organisé, le 26 octobre, dans le cadre du Temps des livres, une journée de débats sur le thème « L'Internet, l'université et l'édition ». Animée par Christian Huitema, directeur de recherche à l'Institut national de la recherche en informatique et en automatique à Sofia Antipolis, cette journée a regroupé, autour de plusieurs tables rondes, universitaires, bibliothécaires, éditeurs, juristes et journalistes.

Les interventions étaient complétées par des démonstrations sur Internet et une présentation à la librairie du campus d'une vitrine d'ouvrages sur les réseaux et autres technologies de l'information 1.

Pour les intervenants de la matinée, l'inéluctabilité d'Internet ne faisait aucun doute : millions de sites, millions d'utilisateurs, chiffres qui font figure de preuve, même si l'on élude les millions, tout aussi nombreux, qui n'ont jamais entendu parler d'Internet. Fidèle à tout introducteur de colloque sur ce thème, Christian Huitema a présenté l'historique et les différentes phases du développement de ce réseau des réseaux. Comme si, de lui retracer un passé, avec lieu et date de naissance, lui donnait vie, assurait son existence présente et surtout future.

Internet et les scientifiques

L'enseignement, la recherche et les bibliothèques assistent et participent à un « bouillonnement d'idées en temps réel », dans une espèce d'« assemblée générale permanente », constate Christian Huitema. Chercheurs, étudiants ont pu accéder à des ressources à distance, communiquer localement et mondialement, et surtout publier à l'échelle internationale. L'accélération de la communication, la diffusion immédiate, en une seule saisie et un seul envoi, quel que soit le nombre des destinataires, d'informations formelles ou informelles assurent le succès d'Internet dans le milieu scientifique.

A cet engouement pour le cyberespace s'ajoute le coût croissant des publications scientifiques sur papier, celui, élevé, de la reproduction des graphiques et des illustrations, qui font que nombre de bibliothèques, centres de documentation doivent de plus en plus résilier leurs abonnements - l'INRIA, souligne Christian Huitema, ne peut plus acheter toutes les revues publiées dans ses propres domaines de recherche.

Le multimédia, sur Internet, offre, en revanche, les moyens de publier, à coûts réduits, texte, images, son - la qualité de ce dernier étant, pour l'instant, loin d'être parfaite - et d'assurer une visibilité mondiale aux articles. Interactivité potentielle et immédiateté de la transmission et des réponses sont les moteurs d'une toute nouvelle dynamique des publications. De même que l'abolition des frontières. Ignacio Ramonet a donné l'exemple du Monde diplomatique - premier journal français à avoir été publié sur Internet -, qui, par ce biais, atteint des pays où l'exemplaire papier est interdit de vente.

Internet et les bibliothécaires

Le multimédia, c'est aussi l'utilisation que peut en faire l'enseignement à distance, avec diffusion de matériaux sur supports différents, possibilité de dialogue maître-élève - mais sans la présence physique -, laboratoires de langues à distance...

C'est encore ce que le bibliothécaire se doit d'offrir au public à partir de postes de consultation mis en libre accès, affirme Hervé Le Crosnier, maître de conférences à l'université de Caen, qui voit dans les bibliothèques un des acteurs garantissant ce « mode d’accès démocratique au savoir ». La fonction des bibliothèques numériques consistera, dit-il, outre à constituer des collections de documents électroniques, à analyser ces documents, les indexer, les classer et construire des chemins d'accès dans les langues nationales, à permettre une recherche rétrospective de type bibliographique donnant accès direct au document et aussi à diffuser l'information selon des profils automatiques.

Tâches familières, semble-t-il, et même si le bibliothécaire aura à s'intéresser à une réalité plus mouvante, s'il est soumis à un changement d'échelle géographique et temporelle, son rôle n'en restera pas moins foncièrement le même.

Que les bibliothèques doivent participer à cette évolution ne fait aucun doute. Encore faut-il que le contexte soit favorable, ce qui est le cas à Jussieu, où, rappelle Alexandre Bezsonoff, la bibliothèque interuniversitaire a pu profiter d'un campus câblé, où les bibliothécaires apprennent à « gérer un cadre de contraintes pour laisser jouer au maximum la liberté de chacun ».

L'exemple de la Bibliothèque publique d'information, qui vient de mettre à la disposition de son public trois postes, où il est possible de naviguer librement sur Internet, est intéressant, même si l'expérience est encore trop récente pour en tirer des enseignements 2. On a notamment constaté que, alors que les formations classiques aux catalogues intéressaient essentiellement les étudiants, il semblerait que les formations à Internet - deux fois par semaine - attireraient des personnes de tous âges, de tout niveau, quelquefois même sans aucune notion informatique. La fascination pour l'outil est telle qu'au bout d'un certain temps, remarque Nic Diament, l'objet de la recherche est oublié, ce qui fait qu'« Internet est un bon moyen pour chercher, mais pas pour trouver ».

L'accès à distance le plus large et le plus démocratique possible faisait partie du cahier des charges de la Bibliothèque nationale de France, qui, depuis trois ans, s'est employée, dans ce but, à sélectionner, selon des critères complexes, les ouvrages devant être numérisés. Une première collection de 1 000 enluminures est déjà accessible sur Internet, le catalogue BN-Opale ne l'étant, pour l'instant, que pour un réseau de quelques bibliothèques.

Outre le problème du choix des ouvrages à numériser, Yannick Maignien a soulevé également celui du droit d'auteur. Va-t-on, sur Internet, reprendre le droit appliqué à l'imprimé, ne pourrait-on pas faire porter le droit non plus sur le livre ou tout autre support, mais sur le texte lui-même ? Autant de questions d'actualité, nées de pratiques encore trop nouvelles pour trouver une réponse immédiate.

Internet et le droit

Bernard Jouanneau, avocat à la cour, s'interroge également sur la démarche à suivre. Faut-il élaborer des outils législatifs supplémentaires ou réfléchir sur ceux qui existent déjà et attendre avant de légiférer ? Bernard Jouanneau serait plutôt partisan de s'appuyer, pour l'instant, sur le droit existant.

La propriété intellectuelle, souligne-t-il, est faite pour que nul ne puisse l'exploiter sans l'autorisation de l'auteur. L'auteur est maître de la destination de son oeuvre, mais comment appréhender le public sur Internet ? Ne sachant pas à qui il s'adresse, l'auteur perd la maîtrise de son oeuvre. Au nom de la liberté de l'information pour tous, ne va-t-on pas vers une absence de protection de l'auteur ? Bernard Jouanneau pense que, dans ce monde où la technique ouvre la voie à toutes les possibilités, donc à toutes les dérives, l'éthique doit avoir sa place.

Croire en un code de bonne conduite n'empêche pas certains de craindre des abus. N'y a-t-il pas en effet danger à ce que l'on puisse s'approprier l'information, la revaloriser et la proposer comme neuve à la communauté internationale ? Dans ce cas, à qui verser des droits d'auteur ?

Outre les questions juridiques, des questions morales ont été abordées au travers des inégalités. Inégalités, remarque Catherine Coquery-Vidrovitch, professeur d'histoire moderne de l'Afrique à Paris 7, entre les pays où l'équipement télématique est développé, comme en Asie et surtout en Amérique latine, et ceux où de bonnes compétences ne pallient pas le manque de téléphones, de fax, de bibliothèques et donc de livres, comme en Afrique noire. Pourquoi, demande Catherine Coquery-Vidrovitch, ne pas sauter une étape et équiper directement les bibliothèques en Internet, sans passer par l'équipement en livres ? Et, continue-t-elle, les coûts de ces installations ne pourraient-ils être pris en charge par les instances de coopération ?

Attention, danger#160;!

Dans ce tableau plutôt optimiste, Philippe Thureau-Dangin, du Courrier international, est venu rappeler que, s'il existait une information sérieuse, contrôlée sur Internet, on ne pouvait cependant nier les points noirs de ce réseau, qui engendre, par un désir de liberté d'expression sans restriction, la propagation d'informations mensongères, extrémistes, dangereuses 3. Il ne faut pas être irréaliste et ne voir dans Internet que la seule utilisation des chercheurs, pour qui, on peut le supposer, une éthique existe. Sans autorégulation, sans validation, sans règles de bonne conduite, tous les excès sont permis.

Dans le domaine de l'édition, une certaine hiérarchie intellectuelle était présente dans les mises en pages des journaux et des revues, où des choix étaient faits par les éditeurs avant la publication de livres. Cette absence de hiérarchie sur Internet peut être dangereuse, surtout pour les jeunes, qui l'utilisent de plus en plus tôt, et pour qui l'absence de barrières, de filtres, de sens des valeurs, de véracité de l'information peut être inquiétante.

Il devient urgent de leur apprendre à faire la différence entre une source d'information valable et une source d'information médiocre. N'est-ce pas là aussi une des fonctions classiques, mais amplifiées et transposées dans un autre environnement, de leurs formateurs ? Internet bien employé ne peut-il devenir un outil innovant, renouvelant entre autres les domaines scientifiques, littéraires, franchissant les frontières d'une discipline en l'élargissant à l'interdisciplinarité ?

Jungle, magie, mythe, auberge espagnole, les métaphores sont nombreuses pour décrire ce monde - le cyberespace - qui produit des nantis de l'information, mais aussi des illettrés électroniques.