Mois du patrimoine écrit 1995
Jean-François Foucaud
Roanne organisait les 26 et 27 septembre derniers les sixièmes rencontres du Patrimoine écrit, point fort du mois du même nom, rendez-vous devenu classique dans le petit monde des bibliothèques et des archives. Devant un public peut-être un peu plus clairsemé cette année, mais toujours aussi motivé, les intervenants étaient invités à traiter un thème intéressant, accrocheur même, mais peu aisé malgré les apparences : l'actualité à travers le patrimoine écrit. On a parfois eu l'impression qu'ils n'arrivaient à l'aborder qu'au prix de certaines acrobaties oratoires.
Après les allocutions officielles de rigueur, on entre dans le vif du sujet avec un superbe exposé de Jean-Noël Jeanneney, sur l'Histoire, en forme de réquisitoire, puis de plaidoyer. Après avoir repris Paul Valéry, qui pense que l'Histoire justifie ce que l'on veut (« L'Histoire est le produit le plus dangereux de la chimie de l'intellect »), il aborde et développe le difficile thème de la mémoire collective, qui sera l'objet d'autres débats sur « les » mémoires, sur les notions de communautaire et d'universel. Il s'amuse aux rebonds, aux échos de l'histoire, comparant l'affaire d'Eurotunnel à celle de Panama, et manie avec brio les concepts de linéarité du temps, de rythmes de la durée, et, sans doute pour ne pas trop désorienter le public, conclut après Camille Jullian, sur « ce charme d'impartialité parfaite qui est la chasteté de l'historien ».
La parole passe ensuite à John Gray, directeur depuis 1981 de la Linen Hall Library à Belfast. Cette fondation privée, que l'on doit aux « sans-culottes » irlandais de 1788, s'attache à rassembler la documentation la plus complète possible sur l'histoire de l'Irlande. Elle a notamment été la seule, du fait de son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques, à collecter tous les fonds ayant trait au conflit depuis 1968, et ce malgré les tentatives de censure tant des Anglais que des Irlandais. On retiendra que la forme juridique de la fondation, si elle garantit l'indépendance, donne à son directeur bien des soucis d'ordre financier. John Gray conclut en se référant à l'exposition consacrée cette année à Paul Valéry à Sète, L'intime, l'universel : il faut bien cerner le patrimoine dans ce qu'il a de plus intime pour bien comprendre l'universel.
Traquer l'actualité
L'après-midi est placée sous le signe des problèmes de la collecte et de l'attitude des institutions devant l'événement, l'actualité. Alors, traquer l'actualité, hasard ou nécessité ?
Le premier à répondre à cette question est Joseph Hue, directeur de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), à Nanterre. Pour lui, le hasard n'a aucune part dans ce travail, il s'agit d'une systématisation. Depuis ses débuts en 1917, pour servir aux besoins des militaires, des historiens et du grand public, l'établissement s'attache à la « veille documentaire » dans le domaine géopolitique, à la collecte et à l'analyse des documents sur le plan international.
D'autres institutions sont représentées, chacune avec sa culture propre et ses objectifs.
Le Mémorial de Caen, créé en 1988, vise à l'exhaustivité en ce qui concerne le débarquement et la bataille de Normandie, en les replaçant dans leur contexte. A ce titre, le Centre de documentation collecte les dons, les souvenirs (archives orales), les dépôts (BDIC, Institut d'histoire du temps présent-IHTP, bibliothèque municipale de Caen). Françoise Passerat, sa responsable, insiste sur l'aspect pédagogique de l'entreprise, qui a reçu 100 000 scolaires sur 350 000 visiteurs.
Le Centre de documentation contemporaine de la Fondation des sciences politiques constitue depuis 1945 des dossiers de presse sur les sujets les plus divers. 16 000 dossiers sont disponibles pour les étudiants, les chercheurs, les journalistes, dont 4 500 mis à jour quotidiennement. On aurait aimé que Sylvie Postel-Vinay, responsable de ce service, développe un peu les critères de sélection des sujets retenus. Georges Mouradian dirige les Archives du monde du travail à Roubaix, service extérieur des Archives nationales délocalisé dans une ancienne filature du Nord. Il s'intéresse avant tout à l'« extrême contemporain », qu'il avait déjà abordé dans la Seine-Saint-Denis. On aborde avec lui le délicat sujet des délais et des réserves de communication, de la mise en valeur, de la publication des inventaires, et l'origine privée de la plupart de ces archives semble d'ailleurs une incitation à une politique très dynamique dans ces domaines.
Le Progrès de Lyon, où Marie-Jeanne Dufour est journaliste, est né en 1859 ; c'est aujourd'hui un des grands groupes de presse régionaux, avec 400 000 exemplaires, et plusieurs dizaines d'éditions locales, toutes conservées - on peut regretter que ce ne soit pas toujours le cas chez ses confrères de la PQR (presse quotidienne régionale)... Au hasard de ses tribulations récentes, certaines de ses archives ont malheureusement disparu. Une convention avec la bibliothèque municipale de Lyon est en cours de signature pour un partenariat en matière de microfilmage, de conservation et de communication.
Fonds conservés et collecte
Les Archives ne sont pas les seules à rassembler les sources relatives à l'Histoire de France : la tradition en est forte aussi à la Bibliothèque nationale, et ce depuis le XVIIe siècle. Marie-Renée Morin, conservateur honoraire, se taille un beau succès en racontant, avec une certaine jubilation, un enthousiasme et un humour constants, « sa » révolution de 1968. Officiant alors au service de l'Histoire de France, elle avait organisé, pour autant que ce fut possible, la collecte de tous ces « ephæmera », avec l'aide d'une centaine de collègues, soit quelque 10 % du personnel - alors que son service ne comptait que six personnes ! Elle pouvait compter aussi sur la solidarité des lecteurs, et une grande boîte à l'entrée de la salle de lecture recueillait les dons divers. L'administration restant discrète, l'opération reposait sur le volontariat, l'engagement personnel et non l'organisation. Mais le résultat est là : 20 000 tracts, 300 affiches, 77 périodiques ont rejoint les collections de la BN. Ils y ont été traités, triés, classés, et plus tard, exposés et microfilmés. Pourtant, peu de chercheurs s'y plongent aujourd'hui : les problèmes ont changé, Mai 68 est plutôt la fin d'une époque que le début de la nôtre. Et à revoir ces documents, Marie-Renée Morin confesse une certaine déception : rien sur le papier ne rend l'enthousiasme de l'événement, qui reste d'une certaine façon intraduisible lorsqu'il n'a pas été directement vécu, intransmissible peut-être.
Anne Kupiec, de l'Université de Paris X-Nanterre, enchaîne tout naturellement sur les fonds conservés et les problèmes de leur collecte. Une tradition de collecte de la littérature grise semble exister à l'étranger, mais guère en France. Marie-Renée Morin soulignait elle-même le peu d'intérêt « instinctif » des historiens pour cette collecte, pour l'événement en cours. Anne Kupiec, quant à elle, semble penser que le bibliothécaire est plus sensible à cette nécessité que la bibliothèque en tant qu'institution, elle-même gênée par le statut difficile à cerner de ces documents.
Beaucoup d'émotion enfin en écoutant Manuela Barreto Nunes parler de la Révolution des oeillets - et de la façon dont on peut en retrouver aujourd'hui la trace à travers les collections nationales portugaises. Sa communication apporte un éclairage instructif sur le traitement de la mémoire hors de nos frontières. On sent, là encore, combien le fait d'avoir vécu l'événement modifie la charge affective de la perception et du souvenir - et ce, malgré le jeune âge de notre interlocutrice lors des « événements » de 1974.
Après la projection de L'Histoire commence à 20 heures, en présence de l'un des réalisateurs, Francis Denel, de l'Institut national de l'audiovisuel (INA), Marc Ferro donne une intéressante analyse à chaud du terrorisme arménien des années 70, où l'on voit aussi combien la présentation d'une émission télévisée évolue rapidement. Celle-ci aborde le problème de l'histoire au filtre du journal télévisé, sujet toujours d'actualité.
Le pouvoir de l'archiviste
Ce matin-là, la parole est aux Archives de France. Paule René-Bazin, qui dirige la section du XXe siècle, nous fait toucher du doigt le pouvoir de l'archiviste, pouvoir de vie et de mort sur le document : « L'archiviste, c'est l'homme qui sait détruire », disait Robert-Henri Bautier. Elle analyse avec finesse et précision la loi de 1979 sur les Archives, qui entraîne de telles complications, de telles lourdeurs dans certains cas, qu'on en vient à se demander s'il faut toujours réclamer avec tant d'insistance une loi sur les bibliothèques...
Les fameuses dérogations, source inépuisable de tracas pour nos amis archivistes, sont d'ailleurs contestées par Henri Rousso, directeur de l'IHTP en tant qu'historien utilisateur des documents. A propos des sources de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, il démontre avec brio que l'ouverture des archives, tant réclamée depuis tant d'années, n'apportera pas grand chose de neuf à notre connaissance : tout n'est pas dans les archives, loin s'en faut. Le document d'archives n'est qu'un élément parmi d'autres, même s'il fait preuve. Robert Paxton n'est même pas allé aux Archives nationales, persuadé qu'on ne lui donnerait pas accès aux documents qui l'intéresseraient ; et cette autocensure a développé son inventivité dans la recherche d'autres sources, au point qu'il est à son tour devenu un lieu de mémoire sur la dernière guerre.
Plus controversée, l'intervention de Marie Kühlmann porte sur la censure dans les bibliothèques. Le poids du corporatisme est tel pour elle, qu'elle n'a pas osé publier les résultats de ses recherches sur la fameuse « liste Otto », et la façon dont elle avait été reçue dans la France de Vichy. La « mémoire collective » de la profession ne serait pas prête à l'accepter. L'assistance, composée surtout de bibliothécaires, se sent directement accusée et réagit vivement. Une discussion des plus animées se poursuivra plus tard. Au demeurant, la notion même de mémoire collective est battue en brèche, notamment par Henri Rousso.
Yves Lacoste, le géographe qui aime l'histoire, situe la géopolitique non comme une science, mais comme l'expression des rivalités de pouvoirs sur des territoires ; d'où l'importance de la carte, objet patrimonial par excellence. Il insiste sur la subjectivité de la cartographie, l'importance de confronter les cartes ; et sa brillante démonstration sur les enjeux dans les Balkans, et notamment au Kosovo, laisse planer une ombre de malaise sur l'assistance.
Patrimoine écrit et création littéraire
Qu'en est-il enfin des rapports entre le patrimoine écrit et la création littéraire ? Julien Gracq pense qu'un beau sujet se situe à la frontière de l'histoire, de la géographie et de la poésie. Bernard Chambaz semble s'être inspiré de cette formule dans ses écrits, il en retrace le cheminement documentaire et ses difficultés. Concasser par l'imaginaire le document brut et tamiser l'ensemble de la documentation, telle est sa démarche tant dans son ouvrage sur le fils du conventionnel Couthon que dans L'Orgue de barbarie, son dernier livre, sur la guerre d'Algérie. Un autre auteur est là, pour un autre aspect de l'utilisation des documents à des fins littéraires : c'est Nicolas Saudray, qui a travaillé - et écrit - sur Malte au XVIIIe siècle. Il évoque l'émotion du chercheur qui ouvre pour la première fois un dossier couvert de poussière, un livre non coupé, émotion qui s'apparente à la joie du pionnier.
Le difficile exercice de la synthèse à chaud échoit à Anne-Marie Bertrand, qui commence en citant Marc Bloch : « Le bon historien ressemble à l'ogre de la légende : là où il flaire la chair humaine, il sait qu'il trouve son gibier ». Elle revient sur la mémoire, ses difficultés, ses contradictions, et ses conservatoires, archives et bibliothèques. La bibliothèque est un savoir organisé, pas un amoncellement de documentation ; elle se réclame de la laïcité et de la neutralité, ce qui ne signifie pas l'objectivité, mais l'indifférence aux groupes de pression. Anne-Marie Bertrand finit sur un point qui aurait sans doute mérité plus de développements, de discussions : le communautaire et l'universel. La mémoire nationale n'est pas la somme des mémoires spécifiques, elle est une construction collective.
Et c'est à Pascal Sanz que revient de clore les débats, sur une parodie bien enlevée d'un journal télévisé, en annonçant le thème du mois du Patrimoine écrit, et donc des rencontres de Roanne en 1996, Itinéraires et voyages.