Histoires du livre, nouvelles orientations
Lorsqu'en 1958, Henri-Jean Martin publie L'Apparition du livre, ce maître ouvrage voulu et conçu par Lucien Febvre, l'histoire du livre en France n'a guère d'existence qu'au sein d'un étroit cercle de bibliothécaires et d'« érudits locaux », au reste volontiers taxés d'amateurisme, et ne bénéficie d'aucune reconnaissance universitaire.
Cependant, en trois ou quatre décennies, cette discipline encore jeune a conquis de haute lutte ses lettres de noblesse, aussi bien dans l'enseignement supérieur que dans les milieux de la recherche ou de la conservation du patrimoine. L'Histoire de l'édition française, sortie des presses entre 1982 et 1986, a été saluée comme un modèle ; exemple dont se sont inspirées depuis lors plusieurs des entreprises analogues mises en oeuvre en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Achevées ou en cours, ces importantes publications ont confirmé que des méthodes différentes sous bien des rapports étaient à l'honneur dans les principaux pays européens et outre-Atlantique.
État des lieux
Un colloque, qui s'est tenu en 1990 à Göttingen et dont les contributions ont été revues et mises à jour en vue de leur publication cinq années plus tard, a permis non seulement d'esquisser un stimulant « état des lieux », mais surtout de confronter démarches et domaines de recherche de prédilection, exemples à l'appui. Les dix-sept contributions, rédigées en allemand, français, et anglais, ont été divisées par Hans-Erich Bödeker en trois parties, d'inégale importance.
La première, « Traditions de l'histoire du livre », constitue le bilan du développement de l'histoire du livre en France et à l'étranger. Roger Chartier, codirecteur, avec Henri- Jean Martin, de l'Histoire de l'édition française, met l'accent sur les méthodes quantitatives longtemps privilégiées dans l'hexagone et sur la « découverte » tardive de la « bibliographie matérielle ». Celle-ci est en revanche cultivée depuis fort longtemps et avec quel talent, par un Nicolas Barker, un Giles Barber, et tant d'autres chercheurs, comme le rappelle Lotte Hellinga.
Ian Willison entreprend pour sa part un tableau comparatif des développements récents de la discipline de part et d'autre de la Manche. S'agissant des Etats-Unis, David D. Hall présente le projet d'Histoire du livre en cours de publication dans ce pays et Monika Estermann évoque la genèse de l'Histoire de la librairie allemande. Deux contributions, relatives, l'une à l'étude du livre italien au XVIIIe siècle (Renato Pasta), l'autre aux travaux menés de très longue date aux Pays-Bas, enrichie par les soins de Paul Hoftijzer et Otto S. Lankhorst d'une bibliographie de quelque 414 références, complètent la première partie du volume.
Les six « études de cas » de la seconde partie constituent autant d'illustrations représentatives des centres d'intérêt et des voies d'approche menées par des « écoles » qui, trop souvent encore, s'ignorent. La lecture à haute voix et son histoire jusqu'au XVIIIe siècle (Erich Schön) ou la lecture considérée comme « pratique culturelle » étudiée à partir de l'exemple du Cercle de Münster vers 1800 (Hans-Erich Bödeker) ; le livre considéré comme objet de consommation « entre l'économie et la lecture » (Daniel Roche) ; la figure d'un libraire « philosophe » dans l'Allemagne de la fin du XVIIIe siècle (Pamela Selwyn) ; le livre populaire à Avignon au milieu du XIXe siècle (Rudolf Schenda) ; enfin, les rapports entre culture orale et culture écrite en Nouvelle-Zélande au moment de la signature du traité de Waitingi (Donald McKenzie), forment le second volet du triptyque.
Pour une approche internationale
Quant à la troisième partie, elle se veut un plaidoyer à quatre voix pour une « histoire comparative du livre ». John L. Flood désire attirer l'attention sur certains domaines négligés par les historiens du livre (ainsi, les textes que dédaignent traditionnellement les élites intellectuelles, ou encore le commerce international du livre) et met l'accent sur la nécessité d'une approche internationale des problèmes.
Henri-Jean Martin souhaite également que l'on « dépasse les limites nationales et linguistiques », afin de pouvoir « déterminer non seulement ce que le livre imprimé a pu apporter de commun aux différents pays d'Europe, mais de discerner aussi comment il a pu traduire des divergences, voire des oppositions dans les psychologies collectives ». Les pistes de recherche susceptibles d'être poursuivies dans une perspective comparatiste constituent un beau programme de travail pour une discipline qui voudrait avoir « les mêmes ambitions que ce qu'on appelle en France la littérature comparée ». Pour Frédéric Barbier aussi, d'une certaine façon, il n'est point de salut hors du comparatisme, qui « doit nécessairement être à la base de la pensée de l'historien ».
Le mot de la fin appartient à Robert Darnton. L'historien américain, spécialiste des Lumières, énumère, dans une perspective franco-allemande, une quinzaine de thèmes précis, dont l'étude devrait permettre à l'histoire comparée du livre de s'épanouir.