L'innovation technique

récents développements en sciences sociales. Vers une nouvelle théorie de l'innovation

par Martine Poulain

Patrice Flichy

Paris : La Découverte, 1995. - 255 p. ; 22 cm. - (Sciences et société). ISBN 2-7071-2464-8 - 149 F

Patrice Flichy propose dans son dernier ouvrage une analyse critique des diverses manières dont les sciences sociales ont tenté de penser les relations entre science et société, en s'intéressant notamment à l'analyse sociale des processus d'innovation scientifique.

La diffusion

Les économistes et sociologues qui se sont intéressés au domaine se sont surtout penchés sur les processus de diffusion de l'innovation, montrant par exemple comment un « producteur transforme son système de production pour l'adapter aux nouvelles machines » ou comment « le milieu d'accueil se transforme pour adopter l'innovation ». D'autres travaux se sont interrogés sur l'origine de l'innovation : est-elle avant tout sociale (l'évolution de la société entraînant les inventions techniques) ou technique (l'invention entraînant des bouleversements sociaux) ? Elizabeth Eisenstein a notamment montré comment les effets de l'invention de l'imprimerie doivent être pensés avec subtilité. Ils ne sont pas uniques, mais variés et contradictoires.

Aux analyses qui privilégient les effets directs de l'innovation sur le changement social, Patrice Flichy préfère celles qui étudient avec patience les effets de contexte, montrant les multiples manières dont les groupes sociaux s'emparent d'une innovation.

Pour une anthropologie de la technique

On a parfois eu recours à l'approche ethnologique pour étudier les relations entre techniques et société, par exemple lors de situation de mutation, de rupture ou de controverse. Certains chercheurs refusent alors de séparer le technique du social, mais cherchent au contraire « le lien social dans la machine » : « Les concepteurs intègrent des usages dans leur machine comme lien social, mais les usages sociaux ne sont présents dans le laboratoire que de façon virtuelle ; les usagers, eux, vivent la machine comme lien social, mais leur créativité d'usagers se fait sous contrainte, celle d'une résistance de la technique qui impose des limites à son fonctionnement, qui n'ouvre qu'un champ de possibles ». Bruno Latour s'est intéressé, avec d'autres, aux modalités de constitution des savoirs scientifiques, qui ne sont pas seulement affaire de génie et de découverte, mais aussi construction de faits, processus de certification par les collègues. Celui qui découvre est aussi le porte-parole d'un ensemble plus vaste, d'une foule d'acteurs ; il est un traducteur. Toute innovation technique met en branle un réseau qu'il s'agit d'identifier et de comprendre.

Mais les faveurs de Patrice Flichy vont nettement à l'approche inspirée de l'ethno-méthodologie et de l'interactionnisme, qui voit les usages comme résultant d'un ensemble de négociations et de compromis entre les apprentissages et savoir-faire des acteurs, les contextes sociaux des usages et les règles imposées par la machine : « L'usager sait ce qu'il peut demander à la machine, l'ajustement entre elle et lui pouvant éventuellement se faire en deçà des performances techniques ».

Histoire et utopie

Patrice Flichy passe également en revue les essais d'histoire des innovations techniques. Contrairement à une vision évolutionniste par trop sommaire, certains estiment que l'histoire technique est caractérisée par l'incertitude, la discontinuité. Qu'est-ce qui provoque, à une époque donnée, une révolution technique ?

L'histoire et les représentations sociales de la technique peuvent aussi se donner à lire dans les discours utopistes ou les romans de science-fiction. Ceux-ci portent les imaginaires sociaux d'une époque. Ainsi bien sûr des écrits de Jules Verne, mais aussi Albert Robida, Villiers de l'Isle-Adam, Emile Zola, Anatole France, Charles Cros par exemple. Les représentations sociales d'une même technique sont souvent contradictoires : « Une réflexion sur les relations entre l'imaginaire technique et l'innovation doit donc intégrer le jeu entre ces différentes représentations », souligne Patrice Flichy.

Certains travaux se situent dans cette lignée, qui analysent le rôle des imaginaires sociaux sur l'innovation technique elle-même. Patrice Flichy, à la suite de Steven Levy, analyse ainsi l'usage de la micro-informatique dans la contre-culture américaine dans les années 70. Il montre que l'innovation technique est fondamentalement sociale, et que « l'imaginaire est bien une composante centrale du développement des techniques ».

Les cadres d'usage

« Une innovation ne devient stable que si les acteurs techniques ont réussi à créer un alliage entre le cadre de fonctionnement et le cadre d'usage » et « le cadre socio-technique n'est pas la somme du cadre de fonctionnement et du cadre d'usage, mais une nouvelle entité », souligne l'auteur. Tous les usages ultérieurement effectifs ne sont pas contenus dans les innovations, loin s'en faut. Les innovations techniques peuvent même devenir des objets-valises ou des objets-frontières, symbolisant à eux seuls les grandes mutations et les grandes interrogations d'une société.

Patrice Flichy a fourni là un bel ensemble de réflexions, qui peuvent être utiles à tous ceux qui, dans et par les bibliothèques par exemple, cherchent à comprendre les formes sociales de la création et de l'appropriation de nos nouvelles machines à communiquer.