Québec
congrès sur l'inforoute
Joëlle Pinard
Un périple au long cours a conduit six bibliothécaires drômois à visiter les bibliothèques québécoises et à naviguer sur Internet pendant le congrès de la corporation des bibliothécaires québécois à Rivière-du-loup du 25 au 27 mai 1995. La croisière aux baleines sur le Saint-Laurent ne fut pas le moindre moment d’émotion, mais nous n’évoquerons là que le thème du congrès, l’autoroute de l’information – au Québec on ne met pas au pluriel –, un bel avenir pour les régions, et seulement à travers les ateliers et conférences que nous avons suivis.
Yves Savard, directeur du CRSBP (Centre de ressources et de services pour les bibliothèques publiques) du Bas- Saint-Laurent, présentait les défis à relever. C’était en effet la première fois qu’un congrès se tenait en région, loin des grandes métropoles, mais cela n’avait pas dissuadé les 160 congressistes. Le petit comité d’organisation composé des bibliothécaires professionnels de Rivière-du-Loup et de Rimouski a parfaitement réussi à assurer l’organisation de la vingtaine d’ateliers et conférences. Québec téléphone et Bell Canada ont participé à l’événement en installant quatre accès à Internet.
Craindre le monde d’un seul livre
En conférence d’ouverture, Yves Leclerc, journaliste, a brossé un tableau de l’inforoute marqué par sa sensibilité de Québécois aux questions d’identité culturelle.
A une époque où il se vend plus d’ordinateurs domestiques que de téléviseurs, où quarante millions d’usagers interrogent Internet – dont les données sont à 90 % en anglais –, il s’agit bien d’un phénomène mondial. Mais les intérêts commerciaux laminent les petites cultures, le rouleau compresseur des nouvelles technologies écrase les spécificités régionales : ira-t-on vers un foisonnement des cultures et une interaction ou vers un nivellement de tout ce qui ne correspond pas au modèle américain ? Les choix ne sont pas purement économiques, mais politiques. Fascination à l’égard du foisonnement des usages que le public peut faire des inforoutes, mais inquiétude sur le resserrement des contenus et sur le caractère « antisocial » de ce phénomène qui conduirait vers une « société autiste » : l’individu sera-t-il branché sur son écran sans bouger lorsqu’il accédera à de multiples services à la maison ? Là encore, les réponses ne sont pas économiques, mais sociales. Yves Leclerc veut voir un signe encourageant dans le mouvement de freenet et de libertel qui se développe pour permettre aux différentes communautés de s’exprimer. Ce concept de « communautique » semble très intéressant pour faire profiter une communauté locale ou régionale des moyens de l’autoroute de l’information pour l’élaboration et la diffusion de contenus francophones.
Dans ce contexte, quelle peut être l’évolution de la bibliothèque universelle ? Pour l’instant, c’est encore une bibliothèque traditionnelle, le livre physique existe toujours, l’inforoute ne contient que les catalogues, les index, les services. Le deuxième modèle est celui de l’information sur support électronique : recherche et consultation de manière électronique (cf. le projet Gutenberg : toutes les œuvres de la littérature mondiale numérisées). Les contenus deviennent multimédias, n’offrant plus seulement le livre, mais le son, l’image, la vidéo. La fusion du domaine informatique et télématique dans l’édition entraîne une convergence de toutes les technologies : sur support CD, on peut tout coder, même les odeurs ! L’éditeur de multimédia doit adopter les grammaires propres à chaque technologie (typographie, graphisme, son, cinéma), véritable phénomène d’adaptation culturelle. L’utilisateur des bibliothèques doit aussi s’adapter, la distinction par section ou par support disparaît, l’utilisateur ne voit qu’un seul document dans lequel il circule. La troisième étape, c’est le Web ; on clique sur un mot, sans savoir si on va obtenir un son, une carte, une odeur, sans savoir d’où vient l’information. S’il n’a pas de stratégie de navigation, l’utilisateur se décourage. C’est là qu’intervient le bibliothécaire et son travail de spécialiste de l’information, pour organiser cette énorme masse de données. Il n’y a plus de bibliothèque, mais un gigantesque document à l’échelle mondiale ; mais que serait le monde d’un seul livre ?
Notre imagination est notre limitation
Georges Corriveau, ministre d’Etat du Nouveau-Brunswick, responsable de l’autoroute électronique de l’information, est enthousiasmé par son mandat spécifique. Si l’autoroute de l’information est une réalité au Nouveau-Brunswick, c’est que le gouvernement a fait le choix de promouvoir cette nouvelle technologie dans le public et dans le privé. Un moyen de faire face à la baisse des ressources gouvernementales, tandis que la population demande plus, et de procurer les services au moindre coût.
L’autoroute de l’information est utilisée d’abord pour la décentralisation des services, avec la création de 900 points de « service unique » représentant soixante services gouvernementaux : achats de permis de chasse, de pêche, renouvellement du permis de conduire, certificats de naissance, copie de l’information lue sur écran.
L’équation « incitation financière à investir dans la technologie = moins de main-d’œuvre = économie globale » est clairement posée. Le gouvernement décentralise à moindre coût, réduisant de 20 % la main-d’œuvre (par exemple, il ferme certains hôpitaux, et propose des soins à domicile ; le personnel se déplace et le public supporte le coût à 90 %).
Les enjeux de la formation
Pour réussir ce pari, une politique de formation doit être engagée. Comme souvent au Canada, le discours est contrasté, qui passe d’un extrême libéralisme avec des stratégies très affirmées de formation de main-d’œuvre strictement adaptée aux besoins de l’entreprise (ce qui aurait réduit le chômage de 2,2 % en six mois), à des positions planifiées, soucieuses du service public, telle la négociation avec le gouvernement fédéral pour obtenir que 20 % de subventions des bibliothèques soient utilisables pour l’autoroute de l’information (1,25 milliard de dollars) ou que toutes les écoles publiques soient raccordées à la fibre optique ; en septembre 1995, écoles et bibliothèques seront sur Internet.
La volonté de donner accès à tous à l’information passe par différents enjeux : développer les programmes de télé-éducation pour adultes – cent stations de formation interactive à distance (pompiers, infirmiers, ambulanciers) ; rendre les écoles publiques accessibles à la population en dehors des heures de cours (les gens pourront se connecter sur le réseau) ; donner aux bibliothèques la possibilité de continuer à jouer leur rôle de réservoir de l’information. Le rôle spécifique de la bibliothèque sera de former le personnel, les bénévoles et le public et d’harmoniser le réseau pour faciliter les accès.
Ministre d’une communauté confrontée au bilinguisme – 300 000 francophones sur 750 000 habitants –, Georges Corriveau ressent l’urgence de coopérer avec d’autres pays francophones et de produire des applications francophones.
Un futur incertain
Comme dans tout congrès, les échanges dans les ateliers firent le point sur l’état de la question : réflexions concernant la démocratisation et l’égalité de l’accès à l’information, l’intérêt de l’inforoute pour les régions ou les gens isolés et l’avenir du tissu social, le contrôle des informations et la pérennité des documents et des données. Si la fourniture d’information est un créneau économique d’avenir avec de gros enjeux financiers, quelle sera la place des bibliothèques qui jusqu’ici fournissent l’information sans coût d’accès ? Comment évoluer avec la technologie qui exige toujours plus, jamais moins, jamais assez, alors que les coupures budgétaires et la disparition de l’Etat providence sont la réalité québécoise ? Comment former les étudiants, les professionnels, alors que les postes se restreignent et que le public est plus exigeant ? Les bibliothécaires seront-ils les facilitateurs de l’accès à l’information, les conseillers du savoir, seront-ils simples navigateurs, experts, certes, mais sans gouvernail ? Ou bien exerceront-ils un conseil pour la conception et la normalisation des outils de navigation, développeront-ils des contenus ? Les bibliothèques sauront-elles prendre le virage pour devenir les bretelles d’accès à l’autoroute – avec le risque de n’être que cela – ou resteront-elles aussi des lieux de détente, de découverte et d’apprentissage à vie, leur seule présence suscitant déjà des envies et des idées ?
Au-delà et en deçà de l’Atlantique, l’état des lieux n’est pas nécessairement identique, mais les interrogations professionnelles sont voisines et nous n’y avons pas perdu le cap.