Bibliothèques et réseaux

Martine Poulain

L’Association des bibliothécaires français organisait son congrès 1995 à Saint-Etienne 1, avec l’aide active des bibliothécaires stéphanois réunis par ailleurs dans le réseau BRISE. Bibliothèques et réseaux, tel était d’ailleurs le thème du congrès, qui avait souhaité revenir sur un sujet d’une actualité permanente.

BRISE

BRISE, Bibliothèques en réseau informatisé de Saint-Etienne, est le joli sigle du réseau des catalogues stéphanois. Ses deux principaux artisans, Emmanuel Dousset pour la Bibliothèque municipale et Monique Lenoir pour le Service commun de documentation de l’université en ont rappelé les principales caractéristiques 2.

Le réseau offre la consultation des notices de 368 000 documents, dont 260 000 à la bibliothèque municipale. Au plan administratif, cinq partenaires sont concernés et travaillent ensemble, le nombre de bibliothèques ou centres de documentation effectivement participants s’élevant à une dizaine. Outre la bibliothèque municipale et ses six annexes, outre la bibliothèque universitaire et ses quatre sections, participent huit centres de recherche universitaire, plusieurs écoles d’enseignement supérieur et des établissements municipaux, tels que la Bibliothèque de l’Ecole des beaux-arts, celle du Conservatoire de musique ou du musée d’Art moderne. Chaque établissement conserve ses propres règles de fonctionnement. Par convention, il s’engage à mettre sa documentation à la disposition de chacun. C’est un travail multipartenaires et multigrades, qui fonctionne sous la forme de groupes de travail, s’entendant sur les choix et procédures à mettre en œuvre. La société GEAC a été choisie par tous. Les lecteurs ont une carte unique pour toutes les bibliothèques. Pour la ville de Saint-Etienne, aucun surcoût n’a été induit par ce choix coopératif ; quant aux partenaires, ils ont souvent fait des économies substantielles.

Monique Lenoir a présenté les principaux résultats d’une enquête faite auprès des professionnels et du public. Que pensent les uns et les autres de BRISE ? Du côté du personnel, la plupart estiment que le travail engendré a été parfois complexe, mais que sa qualité en a été améliorée. Ils sont 94 % à penser que le service public rendu est meilleur. Le public semble lui aussi avoir bien réagi : s’ils ne connaissent pas le nom de BRISE, les lecteurs sont assez nombreux à l’utiliser. Cette enquête, distribuée dans toutes les bibliothèques concernées, montre que 60 % du public de l’ensemble des bibliothèques est étudiant, que 54 % fréquentent plusieurs bibliothèques et que 65 % ont déjà eu l’occasion de se déplacer pour consulter dans une autre bibliothèque que la leur un ouvrage dont ils avaient trouvé la référence.

D’autres modèles

Michèle Rouhet et Cécil Guitart ont présenté l’expérience de REDOC à Grenoble, initiée par le pôle européen universitaire et scientifique 3. On sait que, là, l’option choisie a été différente : non pas un catalogue collectif, mais un réseau de catalogues répartis, accessibles sur Renater. Les perspectives sont aujourd’hui de consolider l’offre et de la développer. Consolider, en formant le personnel à l’usage d’Internet et par l’adoption commune d’une « charte de réseau s’assurant de la professionnalité documentaire des institutions qui veulent entrer sur le réseau ». Développer, en faisant participer d’autres bibliothèques, notamment hors de l’université, en élargissant cette coopération à la région Rhône-Alpes, en faisant évaluer le travail mené.

A Besançon, rappellent Hélène Richard et Livia Rapatel, la bibliothèque municipale et la bibliothèque universitaire totalisent à elles deux plus d’un million de documents. Voilà une richesse qui a tout à gagner à être mise en commun, voire à s’additionner à d’autres, ce qu’ont bien l’intention de faire les bibliothécaires bisontins. Le choix ici s’est voulu souple : deux machines interconnectées permettent aux deux systèmes d’évoluer chacun à son rythme. Le système offre donc les deux catalogues des bibliothèques municipales et de la bibliothèque universitaire, un catalogue commun, la consultation d’articles de presse, d’un réseau de CD-Rom et bientôt l’accès à Renater/Internet. Un programme mené tambour battant, puisque, à peine débuté en 1993, il est disponible depuis septembre 1994 à la bibliothèque universitaire et le début de 1995 à la bibliothèque municipale.

Réseau national

Marcelle Beaudiquez exposait l’état de l’art à la Bibliothèque nationale de France (BNF). L’information bibliographique est, on le sait, le résultat d’un catalogage partagé avec 14 bibliothèques universitaires. Les formes de cette collaboration vont évoluer avec le nouveau contexte du Schéma directeur. On passera peut-être d’un travail collectif à un travail de prestataire de services. Des études sont en cours pour aboutir à un référentiel commun avec la DISTB (Direction de l’information scientifique et technique et des bibliothèques) en ce qui concerne les vedettes autorité des périodiques. Le Catalogue collectif de France se concrétisera d’abord sous la forme d’un répertoire des ressources. Outre BN-Opale, il compte déjà 1,3 million de notices issues de la conversion rétrospective des bibliothèques municipales (dont on envisage de produire un CD-Rom). La conversion rétrospective des fonds des bibliothèques universitaires a pris du retard.

Après l’arrêt du serveur bibliographique national, la BNF cherche maintenant à améliorer les CD-Rom de BN-Opale, qui paraîtront six fois par an au lieu de quatre. Les suppléments seront également disponibles sur CD-Rom, et un CD-Rom des nouveautés sera proposé. Autres CD-Rom prévus et devant être commercialisés : les fichiers d’autorité auteurs et matières, le CD-Rom de la conversion rétrospective (4 millions de notices auteurs et périodiques d’avant 1970). Plus tard, devraient être proposés un CD-Rom des acquisitions étrangères, ainsi qu’un CD-Rom des fonds en libre accès dans les deux espaces de la BNF.

L’accès gratuit à BN-Opale sur Internet est proposé à une soixantaine de bibliothèques françaises et à autant de bibliothèques étrangères : une mesure provisoire, destinée à la fois à tester l’usage et à ne pas surcharger le système informatique actuel de la BN qui doit être remplacé. 1996 verra la participation d’une quinzaine de nouveaux pôles associés. On réfléchit aussi au rôle spécifique que devraient avoir les bibliothèques municipales bénéficiaires du dépôt légal, ainsi qu’aux responsabilités particulières des pôles associés en matière d’acquisition et de conservation.

Enfin, Marcelle Beaudiquez a évoqué quelques projets européens ou liés au G7 : le projet de Bibliotheca universalis, qui consiste à mettre en commun des documents numérisés via des réseaux connectables ; le projet Memoria, permettant de naviguer à travers des textes numérisés, le projet de réseau européen de fichiers autorité, etc.

Réseaux humains

Bien sûr, il ne fut pas seulement question de réseaux virtuels au cours de ce congrès. La manière dont les personnes s’essaient à travailler ensemble fut, elle aussi, longuement discutée. Le séminaire tenu à Givors à la veille du congrès en avait fait son thème : lecture publique et politique de la ville. Au cours de la synthèse qu’il en a faite, Christian Massault a rappelé certains des axes forts de ces coopérations : le développement de la citoyenneté, la lutte contre l’exclusion, la restauration du lien social et du lien urbain.

Les actions mises en œuvre sont souvent transversales. Ainsi, dans la vallée du Giers, le projet s’était donné deux objectifs : la lutte contre l’isolement des personnes âgées ou à mobilité réduite, la lutte contre l’échec scolaire. Si la sensibilisation des élus a parfois été difficile, l’intercommunalité a fonctionné au moins entre les bibliothèques et a conduit à certains rapprochements : harmonisation du fonctionnement et des règles d’usage, consultation des catalogues sur minitel, complémentarité dans l’offre, chacune des trois bibliothèques ayant développé qui une discothèque, qui un secteur vidéo, qui un fonds bibliophilique, etc. Nombreuses sont les expériences qui ont été évoquées à Givors, les bibliothèques cherchant à clarifier les mille et une manières dont elles peuvent s’insérer dans tous les dispositifs actuels liés à la politique de la ville.

Les bibliothèques départementales de prêt n’étaient pas absentes de la réflexion et Bernard Voltzenlogel 4 a proposé une typologie des services qu’elles rendent. Les BDP sont à la fois : des réseaux de ravitaillement (elles stockent des documents) ; des réseaux de flux documentaires (lorsqu’elles privilégient la circulation des documents) ; des réseaux de services (lorsqu’elles agissent comme centre de ressources et favorisent l’implantation d’équipements inter-communaux) ; des réseaux d’information (lorsqu’elles proposent des bulletins et services d’information, lorsqu’elles sont elles-mêmes en lien avec l’ensemble de la profession). Révolution technologique, nouvel aménagement du territoire et modification profonde des publics à desservir confrontent les BDP à des enjeux d’une importance considérable.

L’universalité et la proximité

A Michel Melot revenait le rôle, qui lui est désormais traditionnel, de la synthèse. Mais c’est beaucoup plus que proposa le président du Conseil supérieur des bibliothèques.

Les bibliothèques doivent concilier l’exigence d’universalité du savoir et la nécessité de services de proximité. Il est illusoire de penser que chacune des 10 000 bibliothèques existant en France pourrait être une bibliothèque à part entière. Ce serait une « logique folle ». La réponse est bien entendu dans la mise en place de réseaux. Michel Melot pointe des dangers et souligne des espoirs. Il ne faut pas que les bibliothécaires se sentent propriétaires de l’information ; il ne faut pas que les réseaux accroissent les frontières habituelles, entre types de bibliothèques, entre types de publics ou entre ensembles géographiques. Il ne faut pas non plus que le droit serve à restreindre les usages : ainsi, lorsque la BNF se voit contrainte de ne proposer l’accès à ses documents numérisés qu’à son seul public, il y a là non seulement une absurdité, mais un abus, évidemment contraire à la nécessité du partage, véritable « injure au progrès technologique », estime le président du Conseil supérieur des bibliothèques.

Les espoirs sont dans l’apprentissage de la maîtrise de ces réseaux et dans leurs possibles. Ils sont dans la nouvelle et formidable envergure des services aujourd’hui rendus par les bibliothèques. Celles-ci ne sont plus en rien de seuls services locaux. Alors, estime Michel Melot, si les bibliothèques sont en réseau, leurs budgets devraient l’être aussi ! Il faut par exemple donner un contenu effectif à la notion de bibliothèque municipale à vocation régionale et aux pôles associés. Les outils collectifs dont nous disposons en France sont encore trop peu nombreux, leur réalisation pèche par lenteur, confusion et cherté : « Le verre des tours de la BNF aura coûté vingt fois plus que ce qui est donné au Catalogue collectif de France » a encore constaté le président du CSB.

Il ne faut pas que les bibliothèques soient condamnées à la localité. Il faut de nouveaux réseaux, mais sans nouvelles frontières et sans nouvelles hiérarchies. Ainsi seulement pourra-t-on concilier l’universel et la proximité, le réseau et l’humanité.

Un congrès riche, dont nous ne donnons ici qu’une vue partielle, qui accueillit aussi bien sûr les propositions et interventions des administrations centrales. S’il fallait n’en garder qu’une image, qui se doit d’être obsédante, ce serait celle de notre collègue de Sarajevo, Edina Vlasic, accompagnée de Suada Tozo-Waldmann, de l’Association pour la renaissance de la Bibliothèque nationale de Sarajevo5. Edina Vlasic a fait la douloureuse liste de la destruction des bibliothèques et des fonds documentaires en Bosnie-Herzégovine. Description terrible, inacceptable, qui concerne chacun d’entre nous. D’autant que les besoins de lecture sont, eux, immenses : lire contre la terreur, lire pour résister à la guerre, lire pour continuer à vivre6. Et, souligne Edina Vlasic, si les bibliothèques sont détruites, le nombre de lecteurs qui veulent les fréquenter, lui, augmente.