L'évolution des métiers
Philippe Pradel de Lamaze
Quels métiers dans quelles bibliothèques ? A ces questions que les évolutions actuelles rendent pressantes, un séminaire, tenu le 2 juin 1995 à l’ENSSIB dans le cadre du CERSI (Centre d’étude et de recherches en sciences de l’information), a tenté d’apporter des éléments de réponses et des éclairages variés dont la confrontation peut être fructueuse. Des études sociologiques, institutionnelles et empiriques, les réflexions issues de professionnels rassemblées et coordonnées dans un ouvrage à paraître, une appréhension historique du métier de conservateur de bibliothèque et de son exercice furent ainsi proposés à la réflexion, dressant de la profession et de ses cadres d’action un tableau qui, pour être vaste, n’en offre pas moins de nombreuses ouvertures.
Premier recensement
L’évolution des bibliothèques est aujourd’hui un constat évident : inflation éditoriale, irruption technologique, afflux de publics aux exigences accrues se sont conjugués pour obliger les bibliothécaires à des pratiques nouvelles, que l’on connaît encore mal, ainsi qu’à une réflexion dont la profession ne peut, incluse qu’elle est dans un contexte pluriel, maîtriser tous les éléments. Pour connaître plus précisément ces métiers et ces compétences renouvelés, et répondre aux besoins de formation que l’évolution des tâches impose, la DISTB (Direction de l’information scientifique et technique et des bibliothèques) a réalisé en 1994-95 sur 75 sites – bibliothèques universitaires mais aussi bibliothèques municipales classées – une enquête sociologique auprès de 250 personnes environ, qui visait à en établir la liste et à en donner les définitions. Anne Kupiec, qui en a été le maître d’œuvre, veut voir dans ce Premier recensement des métiers des bibliothèques * l’outil qu’il peut représenter pour tous les responsables de formation de la profession, dont il faut déplorer le paysage particulièrement éclaté. Les 31 « fiches-métiers » et les 32 « compétences » décrites constituent donc un répertoire, premier du genre, de ces connaissances, spécifiques et générales, mises en œuvre dans le monde des bibliothèques, par-delà bien souvent la rigidité des postes de travail, qu’il serait nécessaire de connaître pour mieux les solliciter, les encourager et les perfectionner. Outre cet aspect instrumental, le rapport, parce qu’il témoigne d’une richesse peut-être inexploitée, peut aussi servir de base à des questions telles que celle de la place des bibliothèques dans la constitution des savoirs et plus généralement celle de la relation que celles-ci entretiennent avec la notion de patrimoine, qu’il n’est pas souhaitable de ne comprendre que dans son acception matérielle.
Multiplicité des tâches
En cours avec le personnel de la Maison du livre, de l’image et du son de Villeurbanne, l’étude intitulée L’analyse des tâches en bibliothèque que nous ont présentée Salah Dalhoumi et les membres de l’équipe qu’il anime au CERSI, confirme cette multiplicité des tâches imparties aux agents des bibliothèques et la polyvalence de ceux-ci. Elle souligne aussi l’importance du travail en équipe et de ses dynamiques, dimension interpersonnelle dont une prise de conscience plus nette de la part de ceux qui ont pour charge de l’organiser serait souhaitable. La spécialisation, qui peut être une nécessité mais parfois aussi une facilité, peut ainsi apparaître comme un outil de gestion du travail parfois décalé par rapport aux réalités de celui-ci. Plus globalement enfin, cette analyse, confortée par une enquête auprès des usagers de la bibliothèque municipale de Fresnes, permet de constater un déplacement de la mission impartie aux bibliothèques et à ses agents, qui conduirait de la notion de service public à celle de services rendus aux publics, avec tout ce qu’une telle ouverture impose de penser et de réaliser.
Avec l’ouvrage Diriger une bibliothèque d’enseignement supérieur, présenté par Jean-Michel Salaün qui en a été l’un des quatre coordonnateurs, une publication rassemblant des contributions franco-canadiennes devrait venir sous peu apporter des éléments de réflexion sur un sujet qui n’avait pas été traité en France jusqu’ici. Sans être tout à fait celle d’un manuel, sa forme – des articles d’origine internationale rassemblés en quatre parties traditionnelles : prévoir, organiser, gérer, contrôler – doit permettre un usage pratique à qui est en charge d’une bibliothèque universitaire par exemple, tout en constituant un point particulièrement bienvenu sur les débats en cours dans la profession et au-delà même de ce cadre.
Certains, qui avaient pu susciter de vives oppositions, se révèlent tranchés ou renouvelés : un accord global, dans l’aire francophone, s’est ainsi fait sur la place que doit tenir la bibliothèque dans l’université : ni émanation, ni outil du pouvoir central, celle-ci doit être avant tout au service de son établissement. Il existe aussi à présent un consensus pour rationaliser, sans systématiser, la délicate question de la répartition entre bibliothèque centrale et bibliothèques d’UFR (unités de formation et de recherche).
Enfin, ce qui avait pu se présenter comme une alternative, bibliothèque classique vs bibliothèque virtuelle, s’avère dépassé : l’informatisation, que ce soit celle qui renouvelle l’accès au livre comme celle qui permet l’inscription dans le monde des réseaux, est vécue maintenant comme ce qui renforce et renchérit une même organisation, celle de la bibliothèque, et qui l’ouvre, à partir de ses fonds, à des dimensions nouvelles.
D’autres articles encore illustrent ces avancées : les questions des collections, de l’évaluation et des publics sont ainsi l’occasion d’exposés roboratifs, pour lesquels la confrontation des points de vue est riche d’enseignement. Il est d’autres thèmes, que le repli sur des discours typés et presque caricaturalement divergents signale immanquablement (les Québécois entonnant le discours managérial, les Français répondant par une énumération d’images concrètes), pour lesquels la réflexion s’avère encore balbutiante : planification budgétaire, gestion du personnel, relations de la bibliothèque avec d’autres partenaires, apparaissent comme des questions dont la problématique demeure à définir.
Certains points enfin sont identifiés comme des problèmes à venir, sur lesquels les auteurs, entre inquiétude et enthousiasme, appellent à une réflexion et un discours commun. La question des droits d’auteur et de reproduction se dresse, menaçante, à l’horizon très proche ; le monde Internet, face auquel les bibliothèques ont peine à se situer, suscite toute sorte d’interrogations qui ressortissent bien souvent au genre de l’invocation. Mais c’est la question économique, quand les bibliothèques ont affaire à un marché de l’information dont elles ne peuvent suivre par exemple les coûts, qui suscite le plus lourd des inquiétudes de la profession tout en lui faisant craindre de devoir renoncer à certaines des missions qui lui sont imparties.
Histoire d’une profession
Avec la communication d’Olivier Tacheau, étudiant en DEA (diplôme d’études approfondies) à l’ENSSIB qui entame, sous la direction de Dominique Varry, une étude sur la vie professionnelle des conservateurs de bibliothèques pendant la IIIe République, nous pouvons, grâce à une méthode d’analyse historique qui veut s’affranchir des corporatismes et de leurs effets sur la recherche, voir se constituer et évoluer une profession, appréhender ses débats, comprendre les stratégies qu’elle met en œuvre et les réseaux qui s’y créent, toute la diversité et certains ressorts que l’hagiographie, la commémoration ou bien encore la légende dorée ont quelque peu occultés.
Pour déceler derrière le discours unifiant qui fait du conservateur de 1871 un aimable érudit, quand celui de 1939 apparaît comme un innovateur engagé dans la société civile et volontiers militant de la lecture publique, une réalité et une évolution beaucoup plus diversifiées, la prosopographie doit par son exhaustivité, les faits bruts qu’elle recense, permettre de restituer les biographies individuelles dans un contexte dont les clivages intellectuels mais aussi matériels, les divergences et une dimension notamment politique ne sont pas sans influence sur les orientations que se donnent la profession.
C’est ainsi que la création de l’ABF (Association des bibliothécaires français) en 1906 et celle du Bulletin d’informations de l’ABF, celle du Syndicat des bibliothécaires nationaux de province en 1932, et en 1936 de l’Association de développement de la lecture publique, se révèlent étroitement liées à des contextes politiques. Les débats qui les animent, parfois virulents, obéissent aussi à des effets de génération et à des dissensions géographiques qui sont vivement ressentis par les individus et dont dépendent en grande partie ces liens et ces solidarités qui se créent, bien au-delà d’un sentiment commun de la chose publique par exemple, et aboutissent à telle ou telle position et vision de la bibliothèque dans la cité.
Cette histoire, globalement inconnue et qu’il faudra encore compléter par l’étude du conservateur dans sa ville et notamment dans ses relations avec sa tutelle politique, apparaît donc comme extrêmement instructive : elle promet et apporte aux questions de l’évolution des métiers une dimension humaine dont la mise en évidence paraît constituer l’enseignement principal de chacun des exposés de la journée.
Ces travaux en cours, dont on attend les développements, nous semblent tous en effet témoigner d’une prise de conscience, à toujours affermir, de ces capacités d’adaptation, de création et de réflexion d’une profession qui, entre gestion et érudition, s’efforce d’une part de définir le moyen terme qui réponde justement aux mutations qu’elle connaît, et de l’autre de situer les bibliothèques dont elle a la charge à cette place essentielle qui, au sein d’une économie-monde de l’information, doit et peut seule peut-être permettre d’en retenir, d’en conserver et d’en communiquer les richesses.