Le mois du patrimoine écrit 1994

six catalogues

par Philippe Hoch
Paris : Ministère de la Culture et de la Francophonie (Direction du livre et de la lecture) ; Fédération française de coopération entre bibliothèques, 1994. – (Collection « (Re)découvertes »).

L’édition 1994 du Mois du patrimoine écrit était placée sous le signe des « arts et artistes à travers le patrimoine écrit ». Les six fascicules qui garderont la trace de l’opération concernent le livre illustré (Tours, Marseille et Nancy), le livre d’artiste (Le Havre), la reliure (Angers), et enfin l’affiche (Chaumont).

A l’occasion du cinquième centenaire de la naissance de l’auteur de Gargantua – bien qu’une incertitude subsiste sur sa date de naissance véritable –, la bibliothèque de Tours proposait de découvrir Rabelais dans tous ses états, en exhumant non seulement des éditions anciennes, généralement rarissimes, et d’autres plus modernes, mais également des documents aussi inattendus que les maquettes et photographies du spectacle Rabelais proposé en 1968 par Jean-Louis Barrault. Dans le contexte de l’époque, on y vit, selon les mots de J.-Cl. Lieber, « un vibrant plaidoyer en faveur de la tolérance, de la joie de vivre et de la gaillardise française ». Il connut un vif succès tout en suscitant des polémiques violentes, tant en France qu’à l’étranger.

Les photographies réalisées par Nicolas Treatt et les maquettes de Matias constituent un point d’aboutissement singulier d’une « fortune » de Rabelais qu’évoque Nicole Dinzart et que les pièces exposées mettent en lumière. Relevons, au fil du catalogue, Hippocrate et Galien édités et annotés par Rabelais en 1532 ; les Grandes chroniques, « petit livret qui est à l’origine d’un texte fondateur », Gargantua : le Tiers livre de 1546 ; le Cinquième livre, posthume et peut-être inauthentique ; la première édition des Œuvres par Le Duchat ou encore l’édition illustrée par Gustave Doré, sans oublier les écrits des humanistes qui marquèrent l’écrivain français (Juan Luis Vives, Thomas More…).

La métamorphose du bâtisseur

Les ouvrages de la Renaissance ne sont pas davantage absents des Destinées du livre d’architecture retracées par la bibliothèque de Marseille. De nombreuses raisons militaient, selon Dominique Jacobi, en faveur du choix de ce domaine, qui « occupe un champ original dans l’histoire du livre » et suppose une approche résolument « pluridisciplinaire » des problèmes. Enfin, les traités et autres documents concernant l’architecture, amplement illustrés, reflètent l’évolution des techniques d’illustration.

Dans un article consacré à « l’âge classique », Frédérique Lemerle montre comment à la Renaissance, en particulier à Florence, « le bâtisseur devient peu ou prou un intellectuel au même titre que le philosophe ou le poète ». Dans ce processus de « rationalisation », faisant du maçon un architecte, le travail de traduction, de commentaire et d’illustration effectué sur le prestigieux De Architectura de Vitruve, un « miraculé de l’histoire du livre », est de première importance. Le texte a servi de référence à de nombreux traités, dont l’impact, dit Frédérique Lemerle, ne fut certes pas négligeable sur les constructions réalisées dans toute l’Europe. Pour Denise Bailly-Jasmin, c’est au XIXe siècle, véritable « âge d’or », que le livre d’architecture s’affranchit du modèle de l’Antiquité romaine, « pour s’intéresser à toutes les architectures, y compris extra-européennes », comme en témoignent les cours, les revues spécialisées, mais surtout les récits de voyage entrepris par des artistes et bâtisseurs.

Les maîtres lorrains de l’estampe exposés à Nancy furent eux aussi des adeptes du voyage formateur. Jacques Callot, pour ne citer que le plus illustre d’entre eux, œuvra en Italie comme bien d’autres artistes du duché. Peut-être la célébrité du graveur des Misères de la guerre et le renom des Bellange, Le Clerc ou Claude le Lorrain font-ils oublier que, dès le XVIe siècle, la xylographie, puis la taille-douce furent pratiquées par Gabriel Salmon, Pierre Woeriot, Alexandre Vallée ou encore Appier Hanzelet. Tous mirent leur talent au service du livre, dans le duché et à Metz, ainsi que le souligne l’introduction du catalogue, due à Henri Claude.

Après le « siècle d’or » dominé par Callot, ses successeurs du XVIIIe siècle « tiennent fort convenablement leur rôle dans la glorification des Princes en fixant le souvenir de leur magnificence ». Mais la partie la plus riche du catalogue concerne sans doute le XIXe, marqué par Grandville, et surtout le XXe siècle. Henri Claude brosse un intéressant panorama de l’estampe contemporaine dans cette région et Jacques Hallez, l’un des artistes exposés, propose de stimulantes « Notes sur le livre illustré », qui rendent compte de son travail d’illustration d’un texte de Valéry, L’âme de la danse.

Valses joyeuses et pâmées...

L’affiche occupe une place bien particulière dans le domaine de l’estampe. Si elle fait volontiers les délices des collectionneurs, elle souffre en revanche d’un fréquent manque d’intérêt de la part des institutions chargées de la conservation du patrimoine graphique. Tel n’est cependant pas le cas à la Maison du livre et de l’affiche de Chaumont, dont les collections sont exceptionnelles. Elizabeth Chopin rappelle que leur origine réside dans un legs effectué en 1906 par Gustave Dutailly. Parmi les 8 000 affiches qu’il laissa à la ville, 673 étaient l’œuvre de Jules Chéret, « son artiste de prédilection ».

L’exposition de Chaumont (Jules Chéret, la naissance de l’affiche moderne) se proposait de reconstituer les débuts de la carrière de ce maître, du milieu des années 1860 à 1889 quand, avec Le Moulin rouge, il atteint sa « maturité esthétique » et connaît la consécration d’une première rétrospective. Alain Weill suit pas à pas « le cheminement de l’artiste qui, de planches au départ ternes et encombrées, aboutit à l’éclatement de la couleur et à des mises en page dépouillées ». Présenté comme le « père de l’affiche moderne », Chéret fut aussi, pour A. Weill, « le premier à envisager la communication visuelle comme nous l’entendons aujourd’hui ». D’où, sans doute, l’immense succès remporté par des œuvres dans lesquelles un romancier du temps voyait des « valses peintes, valses enivrantes, joyeuses et pâmées ».

Un artiste éloigné de l’univers de Chéret, Jean Dubuffet, était à l’honneur au Havre, sa ville natale. L’originalité de la manifestation que la bibliothèque a voulu lui consacrer résidait dans le parti pris d’« aborder [l’artiste] par ses écrits », s’il est vrai que l’écriture, selon Mathilde Lepage, revêtait une importance particulière dans la vie et dans l’œuvre de Jean Dubuffet, lecteur et lui-même auteur, non seulement d’une quinzaine de textes littéraires, mais aussi d’écrits critiques, théoriques et d’une ample correspondance.

Pied de nez aux bibliophiles

Le catalogue (Jean Dubuffet artiste et écrivain) apporte, sous la plume de Rhida Brini, les indispensables informations biographiques et surtout un copieux dossier bibliographique. Y figurent bien sûr les livres parus sous le nom du peintre, les ouvrages qu’il illustra (œuvres d’André Frénaud, Jean Paulhan, Eugène Guillevic, Raymond Queneau, Pierre-André Benoît…). De même, Jean Dubuffet est abordé sous l’angle de l’art brut, à travers manuscrits, ouvrages, articles et numéros de la revue consacrée à ce mouvement. Sont enfin recensés correspondance, catalogues d’exposition, documents graphiques et audiovisuels. Les notices commentant quelques pièces remarquables rendent fort bien compte de la démarche de Dubuffet qui s’efforça, par exemple dans Ler dla campane (1948), un « texte en jargon autographié sur stencil », de prendre « en tout le contre-pied des rites bibliographiques ». Cet ouvrage, et d’autres de la même série et de la même époque, « étaient tirés très modestement à l’aide de dispositifs dérisoires dans un petit format et sur du papier journal de la plus vulgaire sorte ».

Pour un André Bruel, en revanche, il n’était pas question de tourner en dérision les « canons » de la bibliophilie. Son travail d’auteur, d’éditeur et surtout de relieur s’inscrit dans la tradition du beau livre, destiné à un cercle restreint d’amateurs avertis. Le cabinet qu’il avait formé, fortement orienté vers le domaine angevin, se composait de quelque 3 000 ouvrages. Un demi-millier figure, depuis 1989, dans les collections de la bibliothèque municipale d’Angers. L’établissement se devait de rendre hommage à cette grande figure régionale dont la jolie devise, « Je lis et je relie », inscrite sur son ex-libris, a été retenue comme titre par les auteurs du catalogue. L’ouvrage évoque la personnalité de Bruel, à travers le témoignage d’un proche, René Rabault, puis présente l’artiste, attaché « au courant de la reliure évocatrice ». Le dessein de Bruel n’était certes pas « de raconter une histoire sur la couverture, mais de préparer le bibliophile au plaisir de la lecture » ; il s’agissait pour lui de « s’inspirer du livre, suggérer, évoquer ». La seconde partie du fascicule offre les notices des reliures exposées, l’énumération des livres édités par André Bruel et s’intéresse aux écrits de cet homme qui, par ses activités diverses, joua un rôle de premier plan dans la vie culturelle angevine.

Il convient enfin de complimenter, une fois encore, Ariane Aubert, pour la qualité de la conception graphique de cette nouvelle série de catalogues, qui ne font pas moins honneur à leurs auteurs et éditeurs.