Le livre d'enfance et de jeunesse en France

par Caroline Rives
sous la dir. de Jean Glénisson et Ségolène Le Men. Bordeaux : Société des bibliophiles de Guyenne, 1994. – 332 p. ; 24 cm. ISBN 2-904532-24-2 : 180 F

Tiré à part des numéros 82-83 et 84-85 de la Revue française d’histoire du livre, cet ouvrage témoigne de la curiosité de la Société des bibliophiles de Guyenne envers un domaine de recherche encore relativement neuf en France, et plein de promesses. Il est particulièrement émouvant de le voir préfacé par Marc Soriano, récemment disparu. Ainsi le lien entre les origines et l’avenir est-il affirmé dès les premières pages de l’ouvrage.

Interdisciplinarité

Si on ne manque pas aujourd’hui de chercheurs menant des travaux féconds autour de l’histoire du livre pour enfants, les publications ne sont pas encore très nombreuses, et ce livre en est d’autant plus bienvenu. Ce qui frappe de prime abord, c’est la diversité des approches qui se conjuguent souvent à l’intérieur même des articles : la bibliophilie traditionnelle et contemporaine, les rapports entre littérature enfantine et pédagogie, les aspects idéologiques, l’évolution historique de l’édition, la littérarité du genre, l’importance de l’image, les outils (ou la difficulté d’y avoir accès) de la recherche... Autant de pistes qu’un sommaire riche et diversifié propose à la curiosité du lecteur, en manifestant judicieusement le caractère interdisciplinaire de cet objet d’étude, comme l’avait affirmé le colloque organisé en octobre 1994 pour célébrer les 70 ans de la bibliothèque de l’Heure joyeuse.

Pratiques commerciales

Jean Glénisson situe les conditions d’émergence de la littérature enfantine, en les reliant à la pratique « commerciale » de la distribution de livres de prix dans les établissements privés d’enseignement à partir du XVIIe siècle, qui vise à les distinguer des collèges publics : « Que pouvait-on bien proposer aux élèves en un temps où l’édition réservée à la jeunesse se réduisait de fait, aux ouvrages destinés non à la « récréation », mais à l’étude ? » La réponse à cette question sera donnée par le développement de l’édition enfantine, qui s’épanouira pleinement au XIXe siècle, comme le montrent les minutieuses études de Michel Manson sur l’édition de livres pour la jeunesse à Rouen de 1700 à 1900, et de Pierre Amandry sur la librairie Lefèvre et Guérin, ainsi que le panorama que dresse Marielle Mouranche du paysage de l’édition pour la jeunesse entre fin du XIXe siècle et XXe siècle naissant. Ces articles ont le grand mérite de compléter et de mettre en perspective un corpus de travaux plutôt centrés jusque-là sur des éditeurs mieux connus comme Hetzel et Hachette.

Le terrain de l’éducation

Le rapport à l’institution scolaire structure le projet pédagogique de la littérature enfantine. A partir de l’évolution du frontispice dans les éditions successives des contes de Perrault, Catherine Velay-Vallantin part à la recherche de la place attribuée à la relation entre adulte et enfant dans la situation narrative. Charles Perrault fonde le genre en distinguant ses Contes de ceux, nombreux à son époque, qui constituent des jeux littéraires pour adultes. Dans le même mouvement, face à l’institution scolaire naissante, il propose un autre type d’éducation menée dans la sphère de la famille et qui s’organise dans un rapport plus familier. C’est toute la personne qui est en jeu, et non la seule acquisition des connaissances, comme le montre le texte d’Isabelle et Carl Havelange sur les formes du regard dans la littérature à l’usage des demoiselles au XVIIIe siècle : les yeux baissés, n’ayant le droit ni de voir ni d’être vue, la jeune fille est exclue du siècle des Lumières par la littérature pédagogique. A ce texte répond celui de Jean Perrot sur George Sand, où il montre comment cette héritière des grands éducateurs mêle réflexion sur l’éducation et expression d’une sensibilité liée à la lumière, fut-elle nocturne, et au regard.

Mais il faut se garder d’une opposition simpliste. L’étude menée par Dominique Julia sur les relations de voyages pédagogiques à la période révolutionnaire décrit une institution scolaire très tôt investie dans une recherche pédagogique active. Le texte jette un regard passionnant sur les bouillonnements d’une période à la fois propice et perturbée : ouverture de l’école sur l’extérieur, travail sur le terrain, intérêt pour les sciences et techniques dans ce qu’elles ont de plus novateur, prise en compte de l’environnement social.

Le directeur d’école François Rever se présente comme un ancêtre des grands innovateurs pédagogiques du début du XXe siècle, et comme eux, entre en conflit avec l’institution.

Francis Marcoin montre comment la littérature instructive du XIXe siècle s’organise entre apologie catholique de la vertu et émerveillement devant les prodiges de la nature, entre historiettes édifiantes et robinsonnades laïques, pour s’extraire enfin du didactique et accéder au roman littéraire dans L’Ile au trésor : « Partant pour la lecture, l’enfant coupe les amarres, se déploie dans un dispositif qui ne peut retenir qu’une partie du réel et le réaménager. Tout livre est une île qui emmagasine, mais aussi s’épure, se vide, se mange elle-même ». Autre terrain de l’éducation, la transmission idéologique que Christian Amalvi analyse en présentant la façon dont les grands hommes sont choisis et présentés dans les livres de prix catholiques et laïcs. Si, à l’évidence, le corpus n’est pas le même, les auteurs tombent d’accord sur la figure de Jeanne d’Arc, héroïne nationale que chacun accommode à sa sauce pour mieux l’utiliser.

Image et mise en scène

Dernière piste, les parcours de l’image et de la mise en scène du livre. Ségolène Le Men décrit la naissance de l’album, issu de pratiques personnelles et familiales (keepsakes, livres créés pour un enfant particulier et publiés ensuite...), comme émergence d’un genre spécifiquement enfantin, qui s’adresse à lui et le sollicite non seulement dans le texte, mais dans la forme. Annie Renonciat retrace le parcours de l’édition bibliophilique pour la jeunesse depuis le début du XXe siècle, pour évoquer le travail d’artistes ou d’éditeurs à redécouvrir, mais aussi pour s’interroger sur l’ambiguïté du genre. Si la forme même du livre pour enfants se prête à des recherches esthétiques (importance de l’image, liberté dans le choix des formes mêmes du livre), on peut se demander si les objets qui en résultent appartiennent bien au domaine de l’enfance.

Le recueil se clôt sur un article d’Isabelle Nières qui ouvre des pistes à la recherche future en déplorant la difficulté de l’accès aux sources : que rééditer d’un corpus de classiques destinés à l’enfance ? Comment y traiter le problème de la mise en page et de l’illustration ? Quels publics enfin pour ces livres dont la vie éditoriale, souvent longue, s’interrompt mystérieusement, et qui réapparaissent parfois à l’occasion d’heureux hasards qu’il conviendrait certainement d’aider ? La constitution de ce patrimoine intéresse bien sûr en premier lieu l’histoire de la littérature enfantine française, mais aussi plus largement l’histoire de la musique (La Boîte à joujoux, de Claude Debussy, Le Petit elfe ferme l’œil de Florent Schmitt), l’histoire de la peinture (Pierre Bonnard et Léopold Chauveau), celle conjointe de la peinture et de la musique (Joan Miro, Georges Auric, Lise Deharme), l’histoire enfin de ce qu’on appelle « la Littérature ».

Quand aurons-nous sous les yeux l’album de Mademoiselle Lili où figure l’image de cette petite serre dessinée par Frœlich qu’évoque Marcel Proust dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs ? » On ne peut qu’espérer qu’Isabelle Nières soit entendue.